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Lecture textanalytique d’un récit coréen: Le Paratonnerre de KIM Young-ha

Avant de présenter cette nouvelle due à un jeune romancier contemporain pour la soumettre à une lecture textanalytique,  je vais d’abord la résumer afin qu’on ait dans l’esprit le mouvement global du texte.

 

C’est l’histoire d’une jeune femme à qui une de ses amies, documentaliste et qui passe son temps sur Internet, déclare un jour avoir découvert par hasard l’existence d’une association bizarre appelée Adad1 regroupant des gens qui ont été frappés par la foudre et qui non seulement ont survécu mais sont devenus addicts au foudroiement. Notre héroïne et narratrice se rappelle alors un épisode oublié de son adolescence : alors qu’elle campait avec ses parents au bord d’une rivière, elle-même a été foudroyée ; elle en a réchappé, ayant seulement mouillé son slip, puis est retournée sous la tente se recroqueviller entre ses parents. Elle a vite oublié l’épisode au milieu des problèmes quotidiens ou familiaux : mort de sa mère, remariage de son père, études, petites aventures sentimentales, etc.

 

Troublée par cette réminiscence soudaine, elle décide malgré une certaine résistance d’aller voir de plus près cette fameuse association. On lui explique tout ce qu’il faut savoir du phénomène électrique en cause et on l’accepte comme membre officiel à la fin de sa troisième participation aux réunions, après qu’elle a donné des assurances solides quant à son expérience de la foudre. Finalement, on l’invite un jour à participer comme observatrice à une expédition en quête de foudroiement. Son mentor est un jeune homme qu’elle nomme J.2, un jeune érudit qui lui raconte l’histoire de Zeus et Sémélé3. Elle éprouve pour lui une grande admiration, d’autant plus que, vétéran dans ce domaine, il prête attention à la débutante qu’elle est. Sous un bel orage, donc, voilà les membres aguerris munis de chaussures à crampons métalliques et d’un paratonnerre individuel. à trois mètres de notre héroïne, J. connaît l’immense plaisir d’être foudroyé. Le voyant évanoui et en train de vider sa vessie, elle l’embrasse sur la bouche et reçoit une légère secousse d’électricité résiduelle qui éveille en elle une multitude de sensations intenses, avec bien sûr une petite émotion côté vessie.

Un lecteur attentif peut deviner que le charme de cette nouvelle tient à la dimension érotique que lui a donnée l’auteur ; mais cet érotisme de surface semble conduire les lecteurs à soupçonner des fantasmes inconscients, qui se tisseront au cours de notre lecture. Trois scènes en gros semblent essentielles à noter pour reconstruire le mouvement de notre écoute : d’abord, la scène du foudroiement vécu par l’adolescente, où l’on dirait qu’il est fait allusion à une expérience de viol ; ensuite, la scène où J. lui raconte le mythe de la naissance de Dionysos, dieu des plaisirs et de la fécondité, mythe qu’elle résume en une histoire de jalousie entre deux femmes ; enfin, la dernière scène qui présente, durant l’expédition en quête de foudroiement, le climax du récit, c’est-à-dire le moment où J. subit son cinquième foudroiement et où, par son intermédiaire, l’héroïne reçoit symboliquement une petite décharge d’électricité céleste. Notre lecture essayera de dégager les éléments fantasmatiques de base en partant des composants narratifs assez nettement érotiques que l’auteur a semés tout au long de son récit depuis la première scène. Nous aurons à recueillir et à interpréter un grand nombre de détails en apparence anodins.

Notre héroïne, qui avait alors quatorze-quinze ans, met beaucoup de temps à se remémorer toutes les circonstances de l’expérience « terrifiante » qu’elle croyait avoir oubliée. Si elle a préféré l’oublier, c’est d’abord, dit-elle, parce qu’elle a ressenti « un sentiment de culpabilité difficile à expliquer », comme si c’était sa faute si elle avait été foudroyée. Puis à sa « honte » s’est ajouté un sentiment de doute : personne n’allait la croire. C’est pourquoi elle a laissé ce souvenir s’effacer « derrière le voile de [son] enfance, tout comme le souvenir du jour où elle a eu ses premières règles » — expérience surprenante et embarrassante que toutes les petites filles éprouvent en devenant femmes. Il nous est ainsi suggéré d’emblée que cette aventure est liée à la sexualité féminine.

L’émergence soudaine du passé est fortement enracinée dans la réalité de la perception. C’est son corps qui « en avait gardé le souvenir ». En écoutant son amie parler de l’association des anciens foudroyés, elle éprouve des troubles physiques extrêmement pénibles qui lui rappellent cet instant vécu il y a des années, puis elle retrouve vite son état normal, quoique avec une impression ambiguë : elle se sent « épuisée » et pourtant elle « respire plus librement […] C’était comme si je venais de sortir d’une maladie » dit-elle. Cette presque mort, agréable tout autant qu’affreuse, évoque la libération orgastique d’une énergie qui retombe à zéro. Entre le moment où cela s’est passé et celui de la réminiscence, elle a fait des rêves à répétition incompréhensibles où elle éprouvait des émotions analogues à celle du passé : « un éclair bleu traverse l’atmosphère et [lui] transperce le corps » et chaque fois, comme à ce fameux instant, « une envie folle de faire pipi » conclut le rêve et la réveille. Cette envie irrésistible et la proximité anatomique du pipi et du sexe nous incitent à soupçonner dans le foudroiement une métaphore de la jouissance sexuelle.

Le souvenir une fois resurgi — « Le sortilège une fois déchaîné » —, il lui semble que « rien ne peut plus l’arrêter » : elle est condamnée à se souvenir sans cesse de ce qui s’est « enfoui dans les profondeurs de [son] inconscient », selon ses propres mots. Évidemment on ne doit pas entendre cet « inconscient » au sens freudien ; cependant, il faut considérer que ce terme signale le retour d’un refoulé, car si « le sortilège » rendu libre s’obstine à faire réapparaître la scène, c’est parce qu’il y a là une secrète poussée de désir, véritablement inconsciente, qui cherche à se frayer un chemin à travers ce ressouvenir répétitif. Et de fait, dès qu’elle a entendu parler de l’association en question, elle a été saisie d’un sentiment de « bonne surprise » mêlé à un certain « malaise », elle a senti « de légers frissons le long de [sa] colonne vertébrale » qu’elle a comparés aux « dernières secousses d’un tremblement de terre », elle a eu « l’impression que les bases de [sa] vie se mettaient peu à peu à vaciller. » Elle est consciente que le désir masqué par cette crise suscite en elle « un désordre affectif où la douleur et le plaisir s’entremêlent complètement. » Car la hantise de la jouissance a du mal à se manifester chez elle franchement : culpabilité, honte, terreur, affolement, tous ces sentiments envahissants expliquent que nous ayons besoin de reconstruire les fantasmes inconscients constitutifs de l’histoire de son foudroiement pour mieux goûter le récit.

 

 

 


1- En Corée on ne connaît pas le mot dada signifiant « cheval », mais les Coréens cultivés sont capables de reconnaître dans ce sigle l’anagramme inversée du nom du fameux mouvement lancé par Tristan Tzara. Autrement dit, le nom même de cette association peut évoquer une tendance à la destruction, la recherche de dimensions autres que celles du quotidien.

2 – Précisons tout de suite, pour éviter au lecteur de rêver, qu’en coréen cette initiale n’a aucun rapport avec l’équivalent du pronom « je ».

3 – Pour mémoire : cette mortelle engrossée par Zeus rendit Héra jalouse ; celle-ci lui suggéra de voir le roi des dieux dans toute sa splendeur et les foudres divines la foudroyèrent ; éploré, il retira alors l’enfant de son ventre et se l’implanta dans la cuisse. Ainsi naquit Dionysos, qu’on nomme aussi Bacchus.

 

C’est en effet dans une grande incertitude qu’elle raconte en tâtonnant ce qui s’est passé ce soir-là. Il est difficile de croire qu’un souvenir aussi incertain et aussi lointain ne soit pas déformé par des composantes inconscientes. La scène mérite d’être regardée de près. Le père est saoul à cause de l’alcool qu’il a pris au dîner en mangeant le produit de sa pêche. Dehors, il a commencé à pleuvoir et sous la tente il règne un air étouffant. Chaleur et atmosphère oppressante préparent une explosion d’énergie. Ayant envie d’aller aux toilettes dans la nature, elle quitte la tente et s’en va du côté de la rivière. Une fois arrivée sur la berge, il lui semble dans le noir « qu’il y avait quelqu’un d’autre », mais peut-être pas : elle ne s’en souvient pas avec netteté. C’est alors qu’elle est frappée par la foudre :

juste à ce moment, une lumière intense a pénétré en moi, je me suis sentie gonfler, mon corps est devenu énorme, des milliers de voix rugissaient là-dedans… Puis un bruit épouvantable produit par une déchirure du ciel m’a écrasé les tympans, comme la détonation d’un canon.

Plus tard lorsqu’elle racontera cette expérience pour être admise comme membre officiel de l’association, alors que tout le monde l’écoutera avec beaucoup d’attention et de compassion, elle se sentira toujours pleine de confusion, comme si, dit-elle, elle était devenue « une victime de violences sexuelles […] appelée à témoigner devant un procureur ». Clairement, donc, un fantasme inconscient de séduction accompagné d’un sentiment de culpabilité. En effet, pourquoi serait-elle allée uriner justement « du côté de la berge » si son père ne l’avait pas secrètement appelée là-bas, où il avait passé toute la journée à brandir sa canne à pêche comme un objet phallique ? Elle précise elle-même, tout en se contredisant à cause du flou de son souvenir, avoir ressenti un sentiment d’étrangeté inquiétante parce qu’il semblait y avoir auprès d’elle quelqu’un dont elle ne peut rien dire. Que l’héroïne ait eu ce sentiment sur place ou que la narratrice le ressente après coup en s’en souvenant, cela ne change rien au fait que cette présence douteuse qu’elle a pressentie doive être celle de son père inconsciemment imaginée. Par ailleurs la foudre, comme attaque surprise terrorisante, est bien propre à représenter un viol : les images de « déchirure » et de « détonation », la sensation brusque d’être « pénétrée » et envahie par un corps étranger, fût-ce un courant électrique, tout cela est assez significatif, bien que le récit ait soin de donner un alibi au père — il semble être resté sous la tente puisqu’il « se retourne » bruyamment quand elle y revient. Et puis, surtout, la multitude de « voix qui rugissaient » dans son corps ne seraient-elles pas en réalité chargées de cacher et montrer du doigt un seul être, multiplié par le fantasme ?

En tout cas, depuis ce moment de terreur, la peur est devenue « une partie de [sa] vie », il faut regarder en quoi et jusqu’à quel point :

Les pas d’un homme qui marche derrière moi la nuit, une main qui se glisse dans mon chemisier ou sous ma jupe, mon père complètement saoul, ma belle-mère en pleine crise d’hystérie et les garçons qui vendent des chewing-gums dans les bus ; c’est à cause de la peur que je suis encore vierge, que je suscite l’irritation de mes amis masculins et que je suis atteinte d’une légère névrose — même si ces peurs ne m’ont pas causé un grave déséquilibre.

Quand on examine ce catalogue des objets hétérogènes qui causent un blocage dans sa vie sexuelle, comment négliger la mention du père déjà ivre ce fameux soir et celle de la belle-mère agressive (par jalousie ?) et comment ne pas songer au fantasme originaire de Séduction tel que l’œdipe le vit au féminin ?

Or, dit Freud, c’est « dans la phase phallique que se réalisent d’intenses motions de désir actives contre la mère. L’activité sexuelle de cette époque culmine dans la masturbation clitoridienne »4 qui aboutit souvent à une pollution urinaire — d’où l’envie de faire pipi de notre héroïne dans ses rêves5. Le fait que le père apparaisse comme séducteur dans le fantasme de la fille expliquerait que la vie sexuelle de la fille, engagée dans la phase phallique à l’occasion des soins de propreté donnés par la mère, se détourne de celle-ci et mette la responsabilité de son excitation au compte du père œdipien — même si comme toujours la séduction sexuelle venant de la mère que l’enfant a dû subir passivement dans les contacts physiques avec elle reste le prototype du fantasme de Séduction.

Ce soir-là, quand elle est allée vers la berge de la rivière, notre héroïne n’avait-elle pas déjà une envie urgente à un endroit tout proche de son sexe ? Il n’y a guère de doute que le fantasme de séduction se double d’un désir inconscient de la fille pour son père ; toutefois, sa position de désir pose un problème concernant son identité sexuelle. Regardons-là au moment où la foudre est sur le point de transpercer son corps : elle sent « tous [ses] poils hérissés », son corps conditionné par son désir se trouve en état d’érection à l’instant même où elle pressent un danger imminent. Ensuite, se rendant compte qu’elle s’est fait foudroyer, elle sent une envie irrésistible d’uriner et mouille « un peu » son slip. Dans ce contexte, éjecter de l’eau chaude de son corps ressemble fort à éjaculer. Car contrairement à l’intensité de l’envie d’évacuer, la quantité de liquide évacuée est toute petite, cela est souligné pour les rêves répétitifs (« lorsque je me réveille, on dirait que ma vessie est sur le point d’éclater, mais si je vais réellement aux toilettes, je ne fais que très peu. »). L’envie qui ressemble trop à une douleur sert de prétexte pour se réveiller de son rêve comme si c’était un cauchemar. Ne dirait-on pas qu’elle réprime toute jouissance vive et spontanée ?

En sens inverse, si uriner équivaut dans ce contexte fantasmatique à jouir à la façon des hommes, l’insuffisance de l’évacuation devient une sorte d’incapacité à éjaculer et alors insiste peut-être sur son identité sexuelle féminine. Car l’évocation d’une possible identité sexuelle masculine coïncide avec le moment où a été fantasmatiquement reconnue la vigueur paternelle à l’occasion du fantasme de Séduction, sinon de viol. Bref, il semble bien que notre héroïne hésite entre les deux sexuations et que c’est de là que provient le mal-être qui l’oblige à rester vierge. En tout cas, l’image inconsciente qui se construit au cours de notre lecture a l’air de rester fixée juste sur le seuil du passage de la mère au père quant au choix de l’objet du désir au cours de l’évolution de l’œdipe.

 

 


4 – Voir « Sur la sexualité féminine » in La Vie sexuelle, Puf, 1969, p. 150-151.

5-  Citons ici le rêve — le deuxième dans le texte — qu’elle fait juste après avoir affronté son souvenir : « Pendant que le temps s’écoulait ainsi, je continuais à faire des rêves. Je me vois trembler de peur sous une pluie violente, coincée dans une faille d’énormes rochers au bord d’une rivière ; il souffle un vent humide ; le ciel noircit tout d’un coup. Il n’y a personne aux alentours, seul un vieil arbre gigantesque me regarde. Dans certains rêves, à la place du vieil arbre, il y a un énorme paratonnerre. Parfois éclatent des coups de tonnerre qui font trembler le monde entier. Il arrive aussi qu’il pleuve des centaines, des milliers de cailloux pointus, comme des grêlons. Le tonnerre retentit dans tous les sens et moi j’ai envie de faire pipi. Une envie folle de faire pipi. » Inutile de gloser cette scène bourrée de libido.

 

Regardons plus en détail ce rêve déjà évoqué que notre héroïne fait à répétition tant qu’elle refuse d’affronter son passé :

Un éclair bleu traverse l’atmosphère noire et me transperce le corps ; du coup, l’obscurité et la lumière tout comme l’air et la terre ne font plus qu’un à l’intérieur de moi, si bien que je suis le théâtre d’un désordre affectif où la douleur et le plaisir s’entremêlent complètement.

Ce rêve, dans lequel elle est censée revivre sans le savoir ce qu’elle a éprouvé le fameux soir, indique la façon dont son expérience peut être interprétée. Être traversée d’un éclair, lancé par Zeus, nous est déjà apparu comme une métaphore de la pénétration par un détenteur du pénis paternel. Mais comme les deux éléments cosmiques opposés, terre et ciel (Gaïa et Ouranos) constituent l’environnement par excellence de notre existence, on est tenté de penser que leur union foudroyante à laquelle la jeune fille assiste dans son rêve représente une scène originaire.

 

Rappelons aussi ce que le texte précise à propos de la décharge d’électricité :

D’abord il se produit dans les nuages un premier éclair, qui dès son atterrissage en bas lance un éclair de retour, mais ça se passe tellement vite qu’à nos yeux on dirait que la foudre a lieu en un seul coup.

Puisque la terre et le ciel sont également capables de lancer un éclair, il est difficile de croire que la foudre est un phénomène attaché seulement aux pouvoirs du ciel où règne le dieu de la foudre : l’égale aptitude de la terre-mère à décharger de l’énergie sur le mode phallique neutralise la différence entre les deux géniteurs. Et n’oublions pas que c’est à l’intérieur du corps de la narratrice que se réalise cette union cosmique : en d’autres termes, face à la rencontre des deux représentants parentaux, son corps à elle apprend le secret de la jouissance et de la reproduction. Devant les deux corps combinés dans un coup de foudre (pourquoi éviter ici ce jeu de mots ?), l’héroïne souhaite jouir de tous les deux en même temps. Résultat, elle se sent coupable d’avoir désiré être soumise au père en position de femme — son fantasme de Séduction nous en a prévenus. Mais si la honte d’avoir mouillé son slip révèle qu’elle a déjà accepté son identité sexuelle féminine, il reste vrai que par sa façon métaphorique de jouir avec un phallus, elle avoue aussi avoir désiré la mère — son premier objet d’amour qui l’a conduite à découvrir l’excitation sexuelle de type phallique avant de comprendre la différence des sexes.

Comment au sein de cette contradiction réagit-elle à son envie inexplicable d’uriner ? Lorsqu’elle tente d’expliquer comment elle a commis la « bêtise » de mouiller son slip, elle déclare ceci :

Naturellement, j’ai pensé : Je suis morte ! Mais quelle bêtise d’avoir eu une telle envie de faire pipi juste à ce moment-là ! Il ne m’est pas du tout venu à l’esprit que c’était contradictoire d’avoir envie de faire pipi et d’être morte. Je n’avais qu’une idée en tête, faire pipi, alors qu’en général au moment de mourir on voit défiler les visages de sa famille et les jours de sa vie à toute vitesse, « comme le paysage regardé sur un cheval au galop » selon la formule consacrée. Allongée sur le ventre dans le champ de cailloux, je crois que j’ai un peu mouillé mon slip. J’en ai eu honte, au point que je me suis dit que ce n’était pas plus mal d’être morte là, comme ça.

La dernière phrase exprime une réaction disproportionnée à l’égard de cette petite faute, qui est pourtant tout à fait naturelle dans cette situation extrême.

Que signifient toutes ces contradictions au niveau fantasmatique ? Voir au seuil de sa mort défiler les jours de sa vie et les visages de sa famille (c’est-à-dire de ses parents car elle ne parle jamais d’un frère ou d’une sœur), cela veut dire se souvenir en un instant de sa naissance  — scène originaire — et de sa mort — l’instant de la jouissance. Or, pour parler d’une chose qui n’a pas eu lieu, l’inconscient, dont la grammaire ne dispose pas de la négation, est obligé d’abord de l’affirmer puis de l’effacer: la narratrice a beau dire que le défilé des visages de ses parents n’a pas eu lieu, l’inconscient qui travaille dans le texte a bel et bien son stock d’images. Aussi la formule toute faite, « un paysage regardé sur un cheval au galop » nous inspire-t-elle une vision extraordinaire : la narratrice emportée sur une monture affolée, entraînée par un élan de désir sans retenue, regarderait un paysage semblable à ceci : un ciel plombé, zébré par la fulguration due à l’union de la terre et du ciel aboutissant à une décharge électrique orgastique qui lui transperce le corps. Pas besoin de beaucoup d’efforts pour imaginer un tel paysage, sur lequel viennent se superposer les visages des géniteurs, impossible d’éviter un fantasme inconscient de scène originaire.

Prêtons maintenant attention à l’idée de la mort qui insiste dans cette double scène de jouissance, incestueuse et parentale. On se souvient que la mère de l’adolescente 

est morte trois mois après qu’on soit allés à la pêche ; elle a été emportée par une sorte de consomption qu’on n’a jamais vraiment identifiée6. J’étais à l’époque en quatrième au collège, et je crois que j’ai pensé qu’elle était décédée parce que j’avais été foudroyée. Je me figurais sans doute qu’elle était morte à ma place puisque je n’étais pas morte alors que j’aurais dû.

Voilà bien un sentiment de culpabilité à l’égard de sa mère. Mais la mère est-elle morte vraiment parce que la fille a été foudroyée ? Ne serait-ce pas en fait parce que la fille s’est identifiée à elle dans son fantasme de Scène originaire accompagné du désir œdipien pour le père ? Et si — pensons à la surdétermination — la mère est morte à la place de la fille, ne serait-ce pas, au fond, parce que c’est finalement la mère et non la fille qui a reçu la décharge électrique émise par le père dans ce décor fantasmatique ? Autrement dit, le sentiment de culpabilité inconsciente suggèrerait aussi que la fille est en train de reconnaître la mère comme partenaire normale du père — le chiffre trois des « trois mois » ne semble pas gratuit — et du coup la même mère deviendrait sa rivale. à faire disparaître !

 

 


6 – Là aussi il y a une identification de la fille à la mère. Rappelons le passage que nous avons cité tout au début de notre lecture : « comme si je venais de sortir d’une maladie ». Alors la maladie en question qui reste énigme ne serait-elle pas la jouissance sexuelle ?

 

 

 

Sur quoi elle développe à propos de sa mère morte des considérations pleines de mépris accompagnées de conjectures insultantes :

Maintenant, il me reste très peu de souvenirs d’elle. Elle avait un visage pâle et elle était très peureuse : rien qu’à la vue d’un rat elle frôlait la crise de nerfs, et parfois même s’évanouissait. Je ne suis pas très sûre qu’elle ait eu de bons rapports avec Papa. En plus, vu qu’il s’est remarié tout de suite après, j’ai imaginé qu’il attendait peut-être qu’elle meure. Elle était toujours malade, et lui en était chaque fois agacé.

Après la première femme peureuse, donc négligeable, qui ne paraissait guère satisfaire son mari, une seconde vient la remplacer,  hystérique et jalouse, bref : plus forte, et qui ne cède pas facilement la place. La fille va donc trouver dans le refoulement une issue à cette situation triangulaire qui ne lui est pas très favorable :

Au moment où j’ai réalisé que j’étais toujours vivante, c’est ridicule mais la première chose que j’ai faite a été de regarder ma montre. Une montre de marque Guess que mon père m’avait rapportée d’un voyage à Hongkong. Mais je ne pouvais pas lire le cadran. Me dirigeant à tâtons de façon approximative, j’ai regagné la tente en chancelant. À ce moment-là, Papa s’est retourné en faisant un peu de bruit et je me suis glissée à quatre pattes pour aller me recroqueviller entre Maman et lui. Depuis ce moment-là, ma montre ne marche plus : elle est arrêtée sur 22 heures 32 minutes 24 secondes. Elle me tombe sous les yeux de temps à autre et chaque fois ça me donne envie de faire pipi.

la montre, énigmatique comme le suggère son nom (Guess = Devine !), cadeau du Papa chéri, sa montre s’est donc arrêtée, et elle peut échapper à son désir œdipien comme elle échappe au temps, en régressant, c’est-à-dire ici en laissant en suspens le choix de son objet de désir.

Depuis, elle s’est adonnée à la peinture. Il ne reste dans sa mémoire que le souvenir de ses tableaux représentant par exemple « le Mont Inwang » — nom signifiant “roi vertueux” —, ou « le Palais Kyeongbok-goung », résidence royale. Apparemment, elle était une adolescente comme une autre qui adorait son père ; mais dans son vieux cahier de dessins, il y en a aussi qu’elle avait complètement oubliés montrant « une petite fille accroupie, se bouchant les oreilles avec les mains, tellement petite qu’elle avait l’air d’une larve. » Une fillette victime de la peur qui préfère rester coincée dans sa régression et refuser de devenir adulte. Le refoulé a quand même fait retour, on le sait maintenant, dès le moment où elle a découvert cette fameuse association et en particulier le personnage nommé J. qui y occupe une place éminente.

 

Ce mystérieux J. représente deux éléments fantasmatiques par rapport à notre héroïne. D’abord, en tant que celui qui exerce une grande autorité sur les membres de l’association, il occupe une place représentant l’autorité paternelle. De plus, étant donné que les Coréens ne distinguent pas les deux sons “j” et “z”, ce nom, prononcé “Djé-i” à l’anglaise se rapproche par association phonique de Zeus, prononcé  “Djé-ous”, mais on ne reconnaît pas tout de suite cette affinité à cause des écritures différentes (l’un est écrit avec une lettre occidentale, l’autre en alphabet coréen). Nous ne saurons qu’à la fin quelle place il peut occuper, en tant que représentant du père, dans la jouissance de la jeune femme coincée dans son triangle œdipien. Pour le moment, ce sont ses remarques techniques et mythologiques qui vont nous retenir.

 

Le discours de J. concernant la foudre est toujours très sérieux, bourré de termes scientifiques avec parfois même des prolongements métaphysiques, contrairement à la narratrice qui manifeste une tendance à interpréter ce phénomène de la nature en fonction de son problème psychique à elle. par exemple, J. compare sa quête du foudroiement à une recherche d’artiste visant un moment rare de jouissance comme on en connaît « à peine une ou deux fois dans sa vie », où « l’Être se transcendera » :

 

 

Pour ce qui est de la foudre elle-même, là aussi rien n’est sûr. Un jour, inopinément, il y en a une vraie qui vous rend visite. À cette seconde-là, durant un très bref instant, vous voyez un autre monde, avec un autre moi. Vous devenez maître de votre corps, de l’air et de la terre.

 

 

Ses recherches sur la foudre donnent l’impression d’être une sublimation de ses problèmes de libido. Son désir de se transcender pour réaliser en lui l’Être sublime ne revient-il pas à se métamorphoser lui-même en phallus imaginaire, un phallus inscrit dans l’imaginaire à défaut de pouvoir se trouver dans le réel ? D’autre part, comment ne pas reconnaître là un désir de toute-puissance né de la nostalgie du temps où il ne connaissait pas encore la loi de la castration ?

 

Or, si son désir fabuleux consiste à revivre en pleine conscience, dans des conditions préparées par lui-même, le bref instant qui marque le seuil entre vie et mort, il se réalise à travers le projet de décharger une énergie qui n’a pas été libérée sur-le-champ, qui s’est manifestée après-coup en lui après s’être accumulée sous forme d’angoisse. Lisons ce bref dialogue :

 

 

« Cette expérience imprime dans notre corps une trace plus intense que nous l’imaginons. Nous avons beau l’oublier un moment, elle ne tarde pas à ressurgir. Notre corps n’oublie pas ce qui l’a traversé juste avant la peur.

 

– Alors, qu’est-ce qu’on doit faire ?

 

– Faire coïncider la peur et la décharge électrique. À ce moment-là, on devient soi-même tout entier foudre, décharge électrique à la fois vers le ciel et vers le sol. On devient maître de l’air et de la terre ainsi que de son corps. »

 

 

 

J. est victime d’une puissance diabolique qui ne cesse de revenir en une répétition compulsive. Chez lui, la peur est une énergie qui fait retour, qui exerce une séduction et dont la décharge doit le mener à l’état de nirvana au seuil de la mort en lui offrant une joie sublime. J. nous découvre une véritable jouissance inconsciente, située dans son imaginaire.

 

Cette décharge fantasmatique prend un sens érotique grâce à l’écho que lui renvoie l’héroïne. Comme toujours chez elle, c’est le corps qui parle en premier et qui éprouve l’excitation :

 

 

Ma tête ne comprenait pas ce qu’il disait mais dans mon corps coulait déjà quelque chose ; et cette chose inconnue, on aurait dit qu’elle appelait le courant électrique de la terre et du ciel. Mon corps, qui était sorti de son profond sommeil, me le disait, les liquides organiques qu’il sécrète me le chuchotaient.

 

 

En somme, la voix de J. déclenche en elle le retour de ce qu’elle refoule — et cela, notons-le au passage, est emblématique de notre travail actuel : le désir inconscient objet de notre écoute est révélé par l’évocation de l’excitation physique exhibée à la surface de notre texte. La narratrice, toujours isolée de son désir, ne se rend pas compte de ce que toute cette aventure signifie jusqu’à ce que J. énonce le secret du fantasme inconscient correspondant à ce qui la hante : tel est le but du récit des amours entre Sémélé et Zeus qui ont donné naissance à Dionysos-la-Jouissance.

 

Rappelons le tout début du récit :

 

 

Comment expliquer ce que j’ai éprouvé quand j’ai entendu parler de cette association pour la première fois ? ça a été comme si on apprenait qu’on a un jumeau alors qu’on est déjà une grande personne : le sentiment d’une bonne surprise et en même temps quelque part une sorte de malaise, l’impression que les bases de votre vie se mettent peu à peu à vaciller.

 

 

J’ai souligné le mot « jumeau » pour qu’on se demande si J. n’est pas le double masculin qui reste enfoui dans l’inconscient de l’héroïne et narratrice. L’apparition de ce personnage marque le moment où en elle ressurgit une émotion jusque là énigmatique : un appel et une envie de fuir mêlés. Surtout si l’on mentionne un détail important : la foudre, lors de son passage dans le corps des foudroyés, parce qu’elle « dilate les vaisseaux capillaires le long de son parcours » (comme l’érection ?), imprime sur la peau de certains une « veinure de foudre rouge » en forme d’éclair ; cette tache marque une voie que la foudre s’est frayée lors de son premier passage, voie qui reste ouverte (comme la femme après la rupture de l’hymen ?) et qui permet aux éclairs suivants de traverser le corps sans lui faire mal (et même en lui procurant du plaisir ?). Cette veinure n’a en principe rien à voir avec la différence des sexes, et la trace existe chez nos deux personnages ; toutefois, chez l’une elle court « sur le ventre depuis les seins jusqu’en bas » (en pleine féminité) et chez l’autre, sur le dos, elle suit la colonne vertébrale, là où se transfuse le désir et se diffuse le plaisir. Le texte marque bien une non-identité mais c’est clairement pour dénier (nier et maintenir) la réalité de la différence. On ne s’étonnera pas que J. essaie de neutraliser cette différence en insistant sur la nécessité chez les deux sexes d’évacuer un peu de liquide, pour limiter la surchauffe électrique, explique-t-il. Cela ne voudrait-il pas dire que dans la jouissance la différence anatomique compte peu, du fait que la satisfaction inconsciente que l’on éprouve alors est identique ?

 

Dans le mythe qu’il raconte, deux fantasmes originaires sont condensés : le fantasme de scène originaire, puisque cette histoire relate le coït des parents, Sémélé et Zeus, associé à un foudroiement, et le fantasme de castration, puisque Dionysos est né parce que son père l’a arraché au ventre maternel. En un sens, Sémélé a servi de paratonnerre, autrement dit de phallus, à l’enfant qu’elle portait en obtenant la preuve absolue (mortifère) de l’amour de Zeus. Et lorsque J. insiste sur l’importance de devenir un sujet autonome disposant d’un phallus pour pouvoir jouir en expliquant comment est né Dionysos, il précise que ce dernier est « le dieu du vin, de la jouissance et de la fécondité » : certes, l’acte de procréation ne va généralement pas sans une certaine ivresse des sens et l’on comprend bien pourquoi les anciens représentaient le dieu couronné de grappes de raisin et pourquoi les modernes l’ont préposé à l’ébriété alcoolique. Mais l’accent mis sur le vin7 prend ici une autre portée. Car J. met l’accent sur l’importance d’uriner chez tous les foudroyés afin de ne pas mourir carbonisés par le courant électrique, signifiant sans doute par là que « l’évacuation » — c’est son mot — permet de jouir du climax érotique sans succomber à la violence mortelle de la fusion amoureuse (terre-ciel). L’évacuation, heureuse issue pour la jouissance, souligne le fait que celle-ci a pour condition la peur de la mort-castration liée au renoncement au désir œdipien. Or, cet épanchement est comme la trace d’une pollution urinaire nocturne étroitement liée à l’excitation sexuelle infantile en même temps qu’au malaise causé par l’excitation. Selon J., il ne faut pas avoir honte d’uriner, mais il faut au contraire en apprécier l’utilité pour notre survie. Par là, ne nous propose-t-il pas retourner dans le rêve infantile où se passait quelque chose d’interdit ? La quête du foudroiement ne serait-elle pas un voyage vers ce monde fantasmatique infantile ?

 

Quant à la narratrice, lorsqu’il a fini l’histoire de Dionysos, elle est dans « une humeur sombre » qu’elle résume ainsi : « Il y avait là deux femmes et un homme. Il y avait de la jalousie, un homme trop fort et puis la foudre. » Puis elle dit à J. : « C’est une histoire triste. J’aimerais en tirer un dessin, un de ces jours. » Cette histoire, qui signifie pour J. la naissance d’un sujet capable de jouir, est pour elle plutôt une histoire triste d’amour déçu et de jalousie mortelle. Au fond, l’histoire reproduit la structure fantasmatique de la sienne : la mère, Sémélé, meurt comme la sienne frappée par la foudre (« à ma place », rappelons-nous) tandis que la jalouse Héra survit comme sa belle-mère, épouse légitime. Comment interpréter ce sentiment de tristesse ? Prêtons attention à la différence de statut entre ces trois personnages du mythe : Zeus et Héra sont des dieux, tandis que Sémélé n’est qu’une humaine — différence qui remplace celle des générations. Du coup l’élue peut jouir de ce dieu tout-puissant pourvu qu’il soit déguisé en humain. Finalement, Sémélé ne peut jouir que dans le fantasme ; sa mort signifie une double perte, celle de son objet d’amour interdit et celle de l’enfant qui est le représentant de ce phallus interdit. On pourrait dire que l’histoire de Sémélé raconte le destin de la fille œdipienne qui désire en son père « un homme trop fort » pour elle. On devine dans le sentiment triste de notre héroïne qu’elle se sent identifiée à Sémélé.

 

 


7- Qui, en plus, n’appartient pas plus à la civilisation coréenne que le coca-cola à celle des Français.

 

 

 

Cependant, cette interprétation ne semble pas contradictoire avec la position de J. Car ce destin de la fille œdipienne permet qu’elle renaisse en tant que véritable sujet du désir. Significativement, c’est J., à la fois double de la narratrice et substitut du père, qui la mène vers les lieux de la jouissance. Comme si l’apparition de ce double masculin avait déclenché en elle le retour d’un trauma refoulé et restauré plus libre le désir découvert lors des masturbations à la phase phallique, tout en jouant le rôle du représentant paternel qui lui assure une vraie jouissance de femme.

 

Ayant établi ces éléments fantasmatiques, il ne nous reste plus qu’à goûter les derniers passages du texte qui mettent en scène la grande jouissance par foudroiement. Déjà, dans les lieux où ils sont venus attendre la foudre, « l’odeur de l’eau de javel » devient de plus en plus forte dans la mesure où l’air commence à se charger d’électricité : cette odeur d’ozone, qui ressemble à celle du sperme, crée une certaine ambiance. J. interdit à sa jeune assistante de s’éloigner de plus de trois mètres si elle ne veut pas être foudroyée, car équipé d’un paratonnerre, il sera son paratonnerre à elle. En l’entendant se désigner comme son paratonnerre, elle se sent soudain « toute triste », comme tout à l’heure en écoutant l’histoire de Dionysos. Et dans les yeux de J. elle se revoit « à quinze ans en train de ramper à quatre pattes entre Maman et Papa. » Enfin, au bout d’un déferlement d’énergie monstrueuse, tout à la fin, J. réussit à recevoir une extraordinaire décharge électrique. À la suite de cette explosion d’énergie, elle voit son corps s’affaisser lentement, pris de convulsions. Au même instant,

 

 

les sucs que sécrètent tous les recoins profonds de mon corps se sont libérés brutalement. Je me suis écroulée, à genoux puis assise sur mes talons et j’ai fait pipi. L’atmosphère épaisse et humide était gonflée d’une puissante odeur de javel.

 

 

L’automatisme joue devant la scène même qu’elle avait vécue jadis. J. se tortille « comme un ver », comme elle dans son rêve répétitif — mais il n’est pas pour autant « la larve » de ses dessins qui refuse de devenir adulte… Continuons à écouter son témoignage :

 

 

J’ai étendu mon corps sur le sien. Il était chaud comme une assiette qu’on vient de sortir du micro-ondes. J’ai palpé son corps çà et là, partout, comme si j’étais sa femme. Lui aussi, un liquide chaud lui sortait en abondance de l’intérieur du corps. Mon corps percevait le sien avec émotion. J’ai regardé le ciel. Comme si rien ne s’était passé, les nuages étaient en train de s’éloigner. J’ai relevé la tête en arrière et j’ai fixé son visage. De tout son corps montait de la vapeur. Au bout d’un long moment, j’ai embrassé sa bouche brûlante. Une petite quantité d’électricité qui subsistait dans son corps est passée dans le mien, provoquant des picotements sur ma langue et la transformant en un commutateur qui a allumé d’un seul coup toutes les sources d’électricité de mon corps.

 

 

Dans la puissante odeur de javel répandue autour d’eux, le liquide chaud qui sort du corps de J. en abondance fait contraste avec la petite quantité, chez la narratrice, de ce qui ne s’appelle plus l’urine. Cette ambiguïté nous permet d’imaginer qu’il s’agit d’une véritable « évacuation » voluptueuse.

 

On peut reconstitue la scène comme suit. Le paratonnerre dans la main de J. représente pour lui la mère phallique, dangereuse autant que protectrice. Sa réception de la décharge électrique évoque un fantasme d’inceste homosexuel avec le père, mais, en tant que double de l’héroïne-narratrice, à la fois il se met à la place de la mère-paratonnerre qui l’empêche, elle, d’entrer en contact directement avec le corps du père (céleste), et il joue le rôle de l’intermédiaire qui lui permet malgré tout de recevoir sur le mode fantasmatique cette décharge paternelle. Elle n’hésite plus à embrasser “Djé-i” « comme si elle était sa femme » et avec délice elle reçoit symboliquement une petite quantité de l’électricité émanant de “Djé-ous”. Enfin s’est réalisé le plaisir de l’amour incestueux avec le père. L’orage peut s’arrêter, le vent disperser les nuages, tout retrouve sa sérénité « comme si  rien ne s’était passé » —, comme si tout s’était passé dans un rêve.

 

C’est ainsi que se termine sa première expédition en quête d’un coup de foudre. Au moment de prendre congé, comme elle l’a souhaité après avoir écouté l’histoire de Dionysos, elle est

 

 

en train de faire un tableau à la peinture acrylique, songeant avec nostalgie à ce voyage, à cette odeur de javel, à ces courants électriques humides et à ces paratonnerres érigés.

 

 

Le mot coréen traduit par « érigés » indique clairement l’état du pénis en érection. Le ton heureux de la narratrice concluant son histoire suggère qu’elle a finalement réussi à se sortir de sa névrose et à désirer un homme d’une façon dite normale. Mais déjà un peu auparavant, en prenant pour « un feu d’artifice » les éclats terrifiants de décharges électriques produites entre les nuages d’orage et en attendant un vrai coup de tonnerre, tout en étant saisie d’une peur violente elle disait qu’elle avait « compris ceux qui rendaient un culte à la foudre et au tonnerre. » Désormais, elle semble prête à repartir en quête de foudroiements, comme J. pour qui être exposé au risque de mort est une question de transcendance esthétique ou métaphysique, bien que cette quête tende à retrouver le réel d’une jouissance inconsciente que nous avons peut-être tous perdue à jamais.

 

En la quittant, nous nous demandons si sa nostalgie ne porte pas sur les paratonnerres, les ciels d’orage et la forte odeur de javel des décharges électriques plutôt que sur le corps de J…. Qu’elle soit guérie de sa névrose au prix d’être devenue à son tour addicte au foudroiement, du moment qu’elle est aussi capable de désirer un homme, n’est-ce pas une promesse de bonheur ?

 

 

Choe Ae-Young, Séoul (Corée du Sud)

 

NDLR : Cet article a été publié une première fois dans La Lecture Littéraire N° 9-2007. Nous le publions à nouveau, avec l’aimable accord de La Lecture Littéraire.