Dans l’avant-propos d’Arts & cultures du lieu [Atelier des Cahiers, Séoul, 2007], nous écrivions que la poésie nous semblait l’expression privilégiée de ce que pouvait être un lieu. Au travers du langage, le poète nous apparaissait comme le médiateur par excellence des liens qui se tissent entre les choses et leurs conceptions et/ou représentations. Pour la bonne raison sans doute que le poète ne fige rien, que, quoiqu’en permanence soucieux de leurs inscriptions dans l’écrit, il est toujours porté par le mouvement d’une parole incarnée.

Cependant, dans Arts & cultures du lieu nous avions quelque peu écarté la question de l’horizon pour nous concentrer sur différentes facettes d’appropriation d’un lieu, sur la manière dont ces différentes façons d’habiter ou d’aménager un espace donné font qu’il y a lieu, font qu’un lieu advient et perdure concrètement et/ou symboliquement.

Nous savons le paysage profondément culturel. Lorsque l’homme pense sa relation à la nature c’est l’expérience du paysage1 qui est le plus souvent privilégiée. Mais il est nécessaire de se demander si le paysage ne serait pas qu’une modalité de notre expérience de la nature, celle qui correspondrait précisément à la nécessité de concevoir un horizon, au moment d’une prise de distance ? La nature n’est-elle pas avant tout milieu, ne se vit-elle pas essentiellement comme relation d’implication plutôt que relation distante ?

Dans un premier temps nous serions donc tentés de dresser l’un contre l’autre le souci de l’horizon et celui du milieu.

Il semblerait en effet que plus une civilisation tend vers une dichotomie entre nature et culture plus elle privilégie l’horizon comme figure voire comme structure mentale ; horizon à partir duquel la notion même de paysage est née avec l’invention de la perspective. L’horizon se déclinant aussi bien, par la suite, sous les figures par exemple de la frontière (mythe américain) que de l’idée de progrès.

À l’inverse, plus une civilisation privilégie une relation étroite avec la nature, plus elle aura tendance à penser en terme de milieu, de globalité environnante. À ce titre, les exemples de la peinture de la Renaissance et celle de la tradition chinoise sont plus qu’éclairants. La peinture chinoise traditionnelle apparaît comme une peinture sans horizon ou du moins, s’il existe, il n’est pas ce qui va orienter la composition, c’est un horizon flottant, une ligne vague, atmosphérique. Dans cette peinture on ne parle d’ailleurs pas d’horizon mais de distance2. C’est un horizon subjectif et non géométrique, un espace de la suggestion des forces à la fois antagonistes et complémentaires qui régissent l’univers. Nous sommes donc loin de ce point de fuite unique qui conditionne le regard, loin de cette rationalisation du rapport à l’espace.

Quoi qu’il en soit, la confrontation des représentations européennes et extrême-orientales du paysage nous fait comprendre le degré de convention de ces dernières.

Il serait naïf en effet de ne pas voir que milieu et horizon coexistent en permanence quoiqu’ils aient des poids différents. Il faut les considérer en tant que tendance où l’une sera toujours prédominante par rapport à l’autre. Distinction modale et non opposition absolue. De plus, rien n’interdit le fait que cette même tendance au sein d’une civilisation puisse s’inverser : exemple de la Chine actuelle.

En résumé, si la première tentation serait de distinguer sinon d’opposer un Orient tourné vers une expérience du milieu et un Occident davantage tourné vers la figure de l’horizon et son expression, c’est à un jeu combinatoire entre ces deux éléments que nous avons affaire : parce qu’il y a sans cesse retour de l’expression sur l’expérience et donc démultiplication de cette dernière par l’expression qui, en retour, fait que la sensibilité au milieu s’affine dans le même temps que son expression. Tel semble être ce dont témoigne la poésie attachée à l’expression du paysage.

Reste qu’il demeure des degrés aussi bien dans l’intensité de l’expression que dans celle de l’expérience. Ces différences d’intensité ne sont nullement négligeables, au contraire, elles font qu’il y a une pluralité fondamentale correspondant en quelque sorte à l’individuation de chaque expérience-expression ; termes qui chez le poète semblent particulièrement rapprochés, pour ne pas dire qu’ils tendent à ne faire qu’un. Ce que G. M. Hopkins, dans sa vision inspirée de Duns Scot, exprimait à sa manière sous le terme d’Inscape, à savoir la qualité unique propre à chaque être révélée par la poésie.

Il n’y a donc pas de différence absolue mais deux modalités distinctes d’un même rapport s’inscrivant dans une médiation de type paysagère qui fait que : « La ligne d’horizon figure pour le poète ce passage du sens de l’espace à l’espace du sens, le pli qui convertit les lignes du paysage en lignes d’écriture, le saut du visible à l’invisible, qui est aussi le sceau qui scelle leur union.3 »

Sur la ligne d’horizon que le poète dresse dans l’élaboration même du poème, dans le poème en train de s’écrire (le poème étant en lui-même une sorte d’horizon possible du langage4), son corps le ramène au sol et à ce qui l’environne. Aussi, nul mot n’est détaché des choses quand bien même leur combinaison appartient en dernière instance à l’art du poète. Au final la distribution du sens se fait dans les deux directions, du corps vers l’horizon et de l’horizon vers le corps.

Les poètes doivent donc tenir les deux « extrêmes » en même temps et tenter d’être à leur point d’intersection. Ce qui ne veut pas dire forcément au centre, le curseur pouvant se déplacer davantage vers un côté que vers l’autre, mais aucun d’eux ne peut être oublié. La ligne du sens restant une ligne de flottaison.

C’est en cela que la poésie nous aide à comprendre la contemporanéité de nos enjeux. Car le paysage est en effet emblématique des rapports hybrides que nous entretenons constamment avec le monde, il est à la fois nature et culture, milieu et horizon, expérience et expression. Les échanges permanents que nous entretenons avec lui sont avant tout le résultat de lignes d’interprétation ou construction de sens ; autant d’horizons provisoires couplés à autant de ligne de résonance (issues du milieu) sur lesquelles les signes du paysage s’agrègent.

Il convient dès lors de s’interroger sur ce qui motive une telle attitude, dans quels faisceaux d’éléments disparates elle s’autogénère.

Pratique du paysage

Il ne faut nullement s’étonner de la résurgence de la question du paysage ces dernières années. Elle est symptomatique du besoin qui est le nôtre de sortir de nos dualités modernes5. Cette modernité disjonctive pourrait s’entendre comme un excès d’horizon, comme l’indice selon lequel est privilégié l’ailleurs aux dépens de l’ici, le futur aux dépens du présent.

En d’autres termes, c’est parce que l’on commença à prendre en compte les objets hybrides et à comprendre qu’eux seuls constituaient notre quotidien, que le paysage, pour ne parler que de lui, revint se placer dans et comme un entre-deux significatif entre milieu et horizon.

Ce fait correspondrait à la mise en lumière d’une nouvelle attitude : non seulement le paysage de lieu de contemplation est devenu lieu de pratique(s) mais il semble être devenu également le lieu où se pense la pratique, atteignant ainsi une dimension performative. Au-delà de la représentation, il devient – parce qu’il oblige à prendre une position – la condition où nos réalités s’éprouvent et se mesurent.

Il est donc toujours bon de rappeler que la poésie, quant à elle, entretient une pratique paysagère et non une pratique du paysage qui correspondrait à une attitude à la fois volontariste et distante sur ou à propos du paysage. Ce qu’il faut entendre par attitude paysagère, c’est ce qu’Augustin Berque s’attache à définir et que nous évoquions avec la médiation paysagère6. La médiation paysagère est cetemps de la « raison trajective [qui est] dans la pulsation existentielle [et] qui, par la technique, déploie notre corps en monde sur la terre, et qui simultanément, par le symbole, déploie le monde en notre chair.7 »

Le poète, nous dit la définition antique, est celui qui fait apparaître les choses, autrement dit celui qui fait en sorte qu’elles existent, qu’elles entrent dans le temps de l’expérience humaine. Dès lors, la poésie peut se concevoir tout autant comme une pratique que comme un art. Mieux : ce que l’on entend par poésie en tant que création ou production (poièsis) doit se penser non tant en termes d’art (tecknè) que de pratique (praxis). C’est là l’unique manière de sortir de nos catégories (nature / culture ; sujet / prédicat) si ce n’est de nos genres (la littérature) et de rendre justice tant à l’expérience poétique qu’aux poètes eux-mêmes.

Le paysage, où cette pratique prend place, n’est en rien un décor, un arrière-plan mais bien au contraire, la source de motivations multiples génératrices de relations ouvertes. Quelle autre définition possible pour la poésie ?

Pour cela, les notions de pli et de corps évoquées dans ce recueil sont décisives. La poésie est l’exercice d’un déploiement. Il y aurait bien, en termes philosophiques, une immanence propre au dépliement de soi en un milieu donné et une transcendance de l’horizon, mais la ligne du pli étant là où et quand s’individualise le percept et où, au final, se rapporte l’expression, la poésie est bien à la fois la preuve de notre implication continuelle en des milieux (successifs et complémentaires) et l’acte par lequel ces milieux se disent.

Entre l’intérieur et l’extérieur et donc n’étant ni l’un ni l’autre, le pli équivaut à la ligne d’horizon du milieu dont le corps est le lieu. L’horizon est sans doute la ligne de pli que nous formons avec le milieu mais le milieu n’est pas un. Il est non seulement mobile mais multiple ; il est coextensif aux déploiements pratico-expressifs, c’est-à-dire performatifs dans lesquels nous sommes impliqués en tant que créateurs de nous-mêmes et qui font que nous pouvons jouir d’horizons pluriels dans un monde commun.


NOTES

1 – Précisons d’emblée que nous n’entendons pas ici par paysage une « belle nature » mais l’attention portée à ce qui nous environne que cela soit, et à valeur égale, de nature rurale, urbaine voire exotique.

2 – La classification d’abord élaborée par Kuo Hsi (1000-1090) comportait trois termes puis fut portées à six distances (san-en) par Han Cho (1095-1125).

3 – Michel Collot, La poésie moderne et la structure d’horizon, P.U.F, 2005, pp. 214-215.

4 – Ajoutons qu’il en est de même pour le lecteur, l’acte de lecture.

5 – Voir Augustin Berque, Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Belin, 2000.

6 – Augustin Berque, La pensée paysagère, Archibooks, 2008.

7 – Augustin Berque, Ecoumène, op. cit., p. 244.

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