Critiques Littéraires

LE COMMENCEMENT DE TOUT

Jo_Kyung-ranJe trouve intéressant tout ce qui est constitutif de l’homme et le fait fonctionner bien que de façon invisible. On peut mettre dans cette catégorie, l’odorat, la volonté ou le pancréas. Personnellement je m’intéresse beaucoup au pancréas. Parce que cet organisme intervient dans l’absorption des protéines, et secrète le suc pancréatique qui s’écoule sans interruption.

C’est dans ce sens-là que je m’intéresse aux langues. Comment nous sommes amenés à parler une langue, à comprendre les langues des uns des autres, quelle a été la première langue parlée par l’homme?

Celui qui a essayé de trouver la première langue est, nous dit-on, le pharaon d’Egypte Psammétique 1er. Persuadé qu’une première langue avait existé quelque part, mais que, à cause de conditions diverses, cette langue avait évolué en plusieurs autres, il a enfermé deux bébés dans une hutte dans la montagne. Il envoyait de temps à autre un berger pour leur apporter à manger et se vêtir, mais il lui interdisait de leur parler. Il croyait que les sons et les mots qui sortiraient de leur bouche, pure de tout commerce avec les langues humaines existantes, seraient ceux-là même de la première langue parlée par l’humanité. Selon Hérodote, l’historien grec, le premier mot énoncé par ces bébés aurait été « bekos ».

J’avais déjà vingt-six ans quand je suis entrée à l’université, alors que généralement, en Corée on y va à l’âge de dix-neuf ou vingt ans, à la sortie du lycée. Dans le système de sélection qui prévaut dans ce pays, j’avais raté l’examen d’entrée, et comme je n’avais pas de savoir-faire particulier, je n’arrivais pas à trouver de métier. Le plus grave est que je ne savais pas ce que je voulais, ce que je souhaitais devenir. J’aurais aimé trouver dans le monde ce qui pourrait me donner une réponse. De vingt à vingt-cinq ans, j’ai passé ma vie plongée dans les livres, enfermée dans ma chambre, toute seule. S’il y a une chose qui n’a pas changé depuis cette période, c’est que je crois toujours qu’un bon livre peut changer la vie d’une personne. J’en suis certaine. Ce que j’ai rencontré d’abord en quittant les bancs de l’école, ce sont des livres. C’est le livre qui m’a ouverte au monde. Il m’a montré ce que je suis. Il m’a chuchoté ce que je voulais faire, ce que je devais devenir. Ainsi cinq ans ont passé. Je me suis alors armée de courage pour tenter l’accès à une faculté d’écriture créative. Par chance, j’ai été admise et suis sortie diplômée. Aussitôt, j’ai pu faire mon entrée en littérature. Et cela, quand j’ai eu vingt-huit ans.

Depuis, seize ans ont passé, et je me trouve aujourd’hui à la Bibliothèque municipale d’Aix-en-Provence. Une bibliothèque, c’est un des endroits que j’aime le mieux après mon atelier tout exigu qu’il soit. Parce que c’est un espace rare, plein de livres et d’amoureux des livres.

Entre temps, j’ai publié douze livres, dont des romans et des recueils de nouvelles : le dernier est une oeuvre non romanesque qui sortira dans une semaine. Mise en bouche est un roman qui a été publié en Corée en 2007 : il parle de l’univers de l’art culinaire, du palais, et puis d’un amour fatal, même si je ne lui ai pas prêté cette intention au départ. C’est un roman que j’ai voulu écrire dès mes débuts littéraires. C’était une période où je m’adonnais au monde des sens et à la recherche du beau. J’ai voulu observer ce monde avec beaucoup de sérieux. Mais au lieu d’écrire ce roman, j’étais aussi très occupée à faire cuire du pain. Je fréquentais même un institut pour apprendre à faire du pain. J’ai écrit alors un texte Le temps de cuire du pain qui est devenu mon premier roman. Je décris la relation ou l’absence de communication entre les personnages à travers le pain qui est à la fois un symbole et un medium. Une dizaine d’années plus tard, j’ai écrit Mise en bouche, que je crois avoir préparé dès mon premier roman.

La nouvelle J’avais acheté des ballons fait partie de mon cinquième recueil de nouvelles sorti en 2008. C’est une oeuvre écrite après des séjours, parfois prolongés, à Berlin. Peut-être peut-on le deviner à travers le ton et l’ambiance qui en émanent. À l’origine, j’avais prévu un récit de 500 à 600 pages de manuscrit coréen, ce qui équivaut à 80 à 100 pages au format A4. C’est un roman auquel j’ai pensé pendant une dizaine d’années après mes débuts littéraires. Si je m’étais beaucoup préoccupée de la recherche du beau au début, maintenant je travaille beaucoup sur la relation et la communication. Vous ressentirez peut-être un écart entre Mise en Bouche et J’avais acheté des ballons, ce sont des traces de mon passé, des traces de ma vie et de mon écriture. Ce sont des choses sorties de moi après une longue réflexion sur l’écriture, la littérature, le monde et sur moi-même.

Lorsqu’on parle du caractère de quelqu’un, on recourt à des critères fondés sur son attitude à l’égard du monde pour distinguer ceux qui sont introvertis et ceux qui sont extravertis. Les introvertis sont des gens qui sont plus inclinés à se laisser absorber par leurs sentiments propres que par le monde extérieur ; les extravertis, très actifs, apprécient la compagnie des autres. Il est très probable que ces derniers portent leur attention sur le monde extérieur, les introvertis, non. Les extravertis sont plus aptes à en tirer des réflexions positives, tandis, les introvertis, beaucoup moins. Selon ce critère, je fais certainement partie du groupe des introvertis. Je suis habituée à la solitude ; très peu sociable, je ne sens pas de gêne à rester loin des autres. Les plaisirs que les autres ressentent très facilement me restent étrangers.

Je me trouve aujourd’hui très loin du moment où je me condamnais, persuadée que j’étais un être inutile. Peut-être suis-je devenue une autre personne. Pourtant mon caractère et mon penchant pour les livres n’ont pas changé. C’est pourquoi je m’intéresse beaucoup à ce thème en ces temps où l’on accuse l’absence de communication entre les êtres humains. Si j’ai passé une jeunesse plongée dans les livres, c’est parce qu’il n’y avait que les livres pour m’emporter ailleurs quelles que soient les pages que j’ouvrais. Ce qui constitue cet objet rectangulaire, c’est le langage. Si je me suis tant intéressé aux langages, c’est à cause de cette ‘infinité discontinue’ qui vient en tête immédiatement quand on y pense. ‘Bekos’, le premier mot énoncé par les bébés, serait le pain dans la langue phrygienne. Le pain. Vous me direz si j’ai tort de considérer ce mot comme un objet sans lequel on ne peut vivre. Quelque chose d’indispensable comme l’eau, la respiration ou le langage.

Pour moi, cela me paraît essentiel comme les larmes, le rire que nous avons de naissance, ces mots me semblent constituer une structure en double hélice d’ADN, imbriquée et indissociable. Il y a des moments parfois où je sens que mon corps et le monde sont comme le réticulum endoplasmique. L’intérieur du réticulum est pareil à un grand ballon qui comporte un autre petit ballon. C’est une molécule qui semble dire que l’intérieur de l’intérieur est l’extérieur. La partie intérieure et extérieure de moi est constituée du langage. J’ai mis beaucoup de temps à le comprendre, toutefois cela m’a permis de ne pas perdre ma détermination à continuer d’écrire uniquement avec passion même si je n’avais pas de talent. Pour moi, écrire c’est comme si je montais une dune de sable à pieds nus. Quand j’avance d’un pas, je glisse d’un demi pas. Pourtant c’est la seule vie possible dont je rêvais pour m’approcher de moi.

La douleur et la communication, ce sont deux thèmes très chers à mon écriture. C’est aussi à cause d’eux que je ressens le plus de difficulté. Mon introspection est comme une ruelle étroite qui serpente, mais ouverte sur l’extérieur. Il n’y a peut-être que le langage qui reste toujours ouvert chez moi. Je n’ai jamais rêvé de devenir quelqu’un qui sache bien écrire. Je n’ai jamais aspiré non plus à devenir un tireur habile qui manie le langage comme un arc et qui puisse se sentir protégé même dans une plaine grand ouverte. Ne devrais-je écrire qu’un seul livre, il faut l’écrire bien. Je réfléchis et j’en rêve tous les jours. Puis je me mets devant ma table. Je reprends mon souffle et j’écris. J’écris de ces choses qui m’écrasent. De la tristesse, la beauté, la peur et la mort. De toutes les autres choses de la vie aussi. Avant toutes ces choses, toujours, il y a d’abord le langage.

AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DU KOREAN LITERATURE  TRANSLATION INSTITUTE

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