Critiques Littéraires

TRADUIRE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

photo_JBNCet intitulé a un parfum de théorie qui me semble déplacé dans le contexte de ce colloque ; d’autant plus qu’il ne s’agirait dans ce cas que d’un essai de théorisation de plus dans un domaine où l’on en a déjà lu et entendu beaucoup depuis très longtemps. Je voudrais donc simplement essayer de vous faire partager une expérience. Une expérience qui s’est élaborée peu à peu et qui a désormais trouvé son allure de croisière. Une expérience qui est celle de la cotraduction.

Pour le dire en deux mots, ce que je vais vous raconter décompose en un certain nombre d’étapes un travail que je connais bien et que d’ordinaire j’effectue en une seule opération. La traduction, je la pratique depuis ma jeunesse ; cela a commencé entre dix et vingt ans par le corps-à-corps avec les grandes œuvres de l’antiquité latine et grecque, et ensuite, une fois en retraite, lorsque je me suis mis à traduire de l’allemand. Le fait de collaborer avec une cotraductrice nous a obligés tous les deux, elle et moi, à établir une série d’échanges successifs que je voudrais décrire. Pour que la description de ce va-et-vient ait un intérêt véritable, il faut que j’arrive à mettre en relief certaines données propres au cas de la Corée qui m’ont paru dignes d’être soulignées. Tel que je vais le décrire, ce dispositif de coopération va sans doute apparaître très lourd, mais c’est le fruit de l’expérience.
Je dois également préciser avant de commencer que ma connaissance du coréen est plus que rudimentaire. Quand je m’y suis intéressé, au début de ce siècle, je me sentais déjà trop vieux pour faire l’effort d’un apprentissage systématique et approfondi. Du coréen je ne connais guère que quelques indispensables formules de politesse et le minimum à savoir pour survivre à Séoul — par exemple pouvoir commander mekju hana ou soju han byeong — ainsi que les caractéristiques de la grammaire d’une langue pour moi inhabituelle. Puisque j’allais m’occuper de la traduction d’œuvres littéraires, il me fallait avoir une idée de la dynamique interne et du phrasé de cette langue dite « agglutinante », très différente des langues indo-européennes auxquelles j’ai été habitué depuis toujours. Une langue économique, concise, qui exige beaucoup plus d’intuition que nos langues européennes analytiques, plus bavardes, où tout est toujours précisé même ce qui souvent paraît ne servir à rien. Le coréen est pour moi une langue, par exemple, où la brièveté est la norme tandis que chez nous elle est un effet de style ; où les trois lignes qui correspondent à mon usage moyen de la phrase française sont presque ressenties comme une monstruosité. Pour traduire du coréen, c’était toute une stylistique qu’il me fallait connaître et adapter.[1- ébauche francisée] Cela précisé, il est inutile que je m’attarde sur la première phase de la traduction : elle incombe en totalité à celle qui a choisi le texte, un texte, dont au départ j’ignore tout. c’est donc celle que j’appelle la traductrice-en-chef qui met l’affaire en marche. Elle jette d’abord rapidement sur le papier ce qu’on pourrait appeler un brouillon pour me donner une idée du contenu du récit. Elle m’envoie ainsi une vingtaine de pages de « mot-à-mot » respectant la syntaxe et la ponctuation d’origine.
Mon travail à moi commence quand je reçois ces pages par mél. J’effectue alors un travail de grammairien, c’est-à-dire que je cherche à mettre en phrases françaises un texte qui, si j’ose dire, n’appartient pas encore à la littérature mais qui doit déjà appartenir à la langue française. Car très vite on voit se profiler le principal problème posé par les langues agglutinantes : nous, occidentaux, nous pensons et écrivons avec un nombre toujours important de propositions subordonnées, plus ou moins librement liées à une principale, comportant un entassement de relatives, de participiales, de circonstancielles parfois incorporées les unes dans les autres avec des liaisons explicites. Comme le grec et le latin, nous adorons les hiérarchies et les inclusions, ce qu’on appelle couramment depuis que l’on commente Bossuet des « périodes », c’est-à-dire que nous soulignons volontiers les marques d’enchaînement en ajoutant aux points de ponctuation tout un luxe de virgules, points-virgules et deux-points. Or, dans ce que je lis d’abord, j’ai affaire la plupart du temps à des propositions juxtaposées séparées par un point.
Je fais donc en sorte de substituer à ce premier survol des phrases de français standard, c’est-à-dire comportant une configuration syntaxique minimale, et je réexpédie cette transposition cursive pour qu’il soit confirmé que j’ai bien compris de quoi il était question.
[2- vérification et intentions de l’auteur] C’est à cette seconde étape que Choe Ae-young corrige les inévitables, en tout cas fréquentes erreurs d’interprétation traduisant chez moi une mauvaise compréhension dudit brouillon. Nous restons longtemps à ce stade pour accumuler les pages : jusqu’à la fin de chaque récit quand il s’agit de nouvelles, ou jusqu’à ce que je déclare avoir compris non plus seulement la signification, mais le sens des énoncés constituant le mouvement général, la trajectoire ou le schéma d’un long roman. J’appelle signification ce qui relève strictement du dictionnaire et de la grammaire et qu’on rend en français par la locution « ça veut dire » ; je parle de sens quand on prend en compte le « il veut dire » de l’écrivain : son intention plus ou moins apparente lorsqu’il écrit ceci plutôt qu’autre chose qui, pour un regard rapide, « reviendrait au même ». Par exemple, pour être clair, si je dis à mon voisin : « as-tu des cigarettes ? », la signification manifeste est une question, le sens caché mais réel est une suggestion : « Offre-moi une cigarette ». Dans un cas on constate un fait, dans l’autre on demande un acte et on présuppose un état d’esprit. Il faut toujours soupçonner que l’auteur a une ou plusieurs arrière-pensées et en tenir compte.
[3- réécriture] C’est lorsque j’ai entre les mains la totalité ainsi vérifiée du récit que commence le moment où je travaille vraiment, avec l’impression d’effectuer un travail créateur. Moment pour moi passionnant, où je joue à être l’écrivain. Je fais comme si j’étais l’inventeur de cette histoire, je m’efforce de raconter la suite des actions et des réflexions dans ma langue personnelle. Dès ce premier parcours, il faut y insister, j’évite le plus possible les répétitions, très fréquentes en coréen et que notre langue déteste, ou parfois même proscrit, aussi bien dans le lexique que dans les tournures ou les sonorités. Nous aimons la variété, jusqu’au futile : à quoi bon dire toujours « mais » quand on dispose de l’arsenal des quasi-synonymes « cependant, pourtant, toutefois, néanmoins, en revanche » etc. ? Je me mets à la place de l’auteur en tant que locuteur français et j’essaie de dire ce que je pense qu’il a cherché à dire. Je refais complètement les phrases. Cela m’oblige souvent à prendre des risques.
[4- approbation de la réécriture] Lorsque ma cotraductrice lit cette version, elle oscille en permanence entre l’adhésion spontanée et un affolement récalcitrant. Elle me fait part — sur notre texte même, grâce aux jeux de couleurs que permettent les traitements de texte modernes — de ses réactions négatives ou simplement de ce qui la gêne. C’est aussi le moment où elle me fait affiner le ton de la narration — familier, parodique, solennel, lyrique, etc.— ton qui ne m’avait pas toujours été sensible jusqu’alors. C’est au cours de ce troisième parcours qu’elle confronte son sentiment du texte coréen avec la perception globale que j’en ai. Car dans un premier temps, ma perception est de part en part occidentale, en ce sens qu’il y a un certain nombre d’exigences culturelles que je n’ai pas respectées : ce qui concerne l’histoire de la Corée, la société ancienne ou actuelle, les habitudes de la vie quotidienne, les usages funéraires, les faits de religion ou de folklore, etc. Il y a nombre de détails que j’ignore — alors je pose des questions — ou, plus grave, des traits spécifiques dont je n’ai même pas soupçonné la portée. En outre, il y a des cas où ma perception du texte est erronée si j’ose dire d’un point de vue « franco-français » : je dois trouver le bon niveau de langue, faire parler les personnages conformément à leur classe sociale, à leur état psychologique, presque à leur vision du monde.
[5- respect de la littérarité] Quand cette troisième élaboration me revient dûment rectifiée, on peut considérer que le travail est en gros terminé : cela se lit comme si c’était un récit français écrit de nos jours.
Une petite parenthèse s’impose sur ce dernier point : nous avons décidé une fois pour toutes de pratiquer la langue française telle qu’elle se parle actuellement. Et par exemple, de proscrire l’emploi du passé simple, qui n’est plus en usage actif depuis des décennies, même si les locuteurs francophones l’ont appris pour lire et en prenant connaissance des œuvres du 19ème et du 20ème siècles, et même si certains romanciers actuels y ont recours parce qu’ils écrivent comme écrivaient ceux auprès de qui ils ont appris à écrire. J’ai lu dans la presse récemment que l’on se mettait en France à multiplier les nouvelles traductions des grands textes étrangers, et l’exemple donné était celui-ci : dans un texte américain que j’ai oublié, ce qui était traduit par « Misérable ! » il y a cinquante ans était devenu « Pauvre connard ! » il y a trente ans et « Enfoiré ! » cette année. Belle leçon, à méditer !
À ce stade, j’insiste sur le mérite de ma cotraductrice qui seule peut dire devant ce que j’ai élaboré que c’est exactement ce qu’elle avait compris et senti en lisant l’original. Il faut donc qu’elle ait un très grand sens du français écrit et parlé, car bien sûr la plupart des cas litigieux se rencontrent dans les dialogues où interviennent des personnages que l’auteur fait parler comme il pense qu’ils parleraient dans la vie réelle. Toutefois, les descriptions comportent aussi leur lot de difficultés : d’une part avec les clichés et les métaphores, d’autre part avec les onomatopées. Là, il est souvent obligatoire de transposer. Le coq en france fait « cocorico », en Allemagne « kikériki », en Espagne et en Italie « kikiriki », au Japon « kokekokku » et en Corée, il semble que ce soit « kko-kki-o » : questions d’oreille et de préférences phonétiques qui aboutissent à des bizarreries. Quant à la rhétorique des figures, dire que dans la rue « il n’y a pas un rat » ne pose pas de problème, il nous suffit de recourir à notre cliché habituel : « il n’y a pas un chat ». Mais les comparaisons sont plus souvent une manière de voir les choses du monde qu’une façon plus pittoresque de les faire voir, et nous devons alors au coup par coup choisir entre laisser au nom de l’authenticité ce qui sonne baroque ou adapter l’image à ce que connaît le lecteur occidental. Là où un Coréen est bleu de terreur, un Français est vert de peur. Cet exemple simple donne une idée de ce à quoi nous pouvons être confrontés dans les cas plus subtils.
[6- touche finale : le « gueuloir »] En fait, à ce niveau, nous sommes déjà engagés dans la dernière opération, qui est la plus délicate. Elle a l’air de reposer sur les épaules de « celui qui donne la dernière touche du français », mais elle s’appuie en réalité sur une réflexion préalable exigeant que nous soyons tous les deux d’accord. Il s’agit en gros de deux choses : de la tonalité générale et du rythme. La première relève d’une analyse critique du texte, analyse qui reste orale quand il s’agit par exemple de l’écriture réaliste des nouvelles de Jung Young-moon, de Kim Young-ha ou de Lim Chul-woo, mais qui exige parfois d’être argumentée, peut-être même rédigée, quand il s’agit de textes difficiles, poético-philosophiques, comme ceux de Yi In-seong. Ainsi nous a-t-il fallu du temps pour saisir que dans Interdit de folie chaque voix — je, tu, il, on — avait son style propre, et pour faire en sorte d’accentuer les effets de telle sorte que l’une parle avec vivacité à la façon de Voltaire, l’autre avec une élégance toute gidienne, la troisième en longues périodes complexes à la Proust, la dernière avec la neutralité des dictons…
Nouvelle petite parenthèse : traduire un texte littéraire, c’est rendre un énoncé (signification) et des effets recherchés (sens), mais à ce dernier niveau, il y a un danger à éviter, celui de surinterpréter. Certes, il faut, par un travail de critique, avoir essayé de percevoir tout ce qu’un texte peut suggérer, et pourtant nous estimons que nous ne devons pas imposer notre vision du sens comme d’un sens, autrement dit que nous devons savoir laisser à notre version une part du « mystère » qui fait le charme et le prix de l’original. Ce qui est véritablement « écrit » peut — voilà à mon sens une définition possible de l’écriture — bénéficier d’un éventail de virtualités de sens là où le « discours ordinaire » cherche à être autant que possible transparent et donc univoque. L’écrivain est celui qui ne sait pas complètement ce qu’il écrit parce que ce qu’il cherche à exprimer est inouï, inédit, presque impensable et à la limite indicible. Il est de notre devoir de tout faire pour respecter cette multivocité.
Au total, nous ne lâchons jamais un texte sans que je l’aie lu lentement à haute voix devant Choe Ae-young, épreuve que nous appelons « du gueuloir » en référence à Flaubert relisant ses propres écrits en les déclamant. C’est au cours de cet ultime contact que nous percevons vraiment la musique, le rythme du récit (j’en profite pour remanier une dernière fois la ponctuation) et que nous essayons de mettre au meilleur d’elle-même la qualité littéraire de l’ouvrage.Tous ceux qui se sont livrés corps et âme à cette exigeante tâche de traduire connaissent ce que je n’ai pas dit des peines, des hésitations, des remords, des aveux d’impuissance parfois, qui sont le lot quotidien de ce travail. Ils ont éprouvé aussi les moments heureux, la trouvaille soudaine, la mise au point laborieuse mais finalement réussie, la joie de la difficulté vaincue et de l’équivalence rendue. Et puis, c’est un plaisir inégalé d’explorer sans cesse plus à fond les possibilités de sa propre langue, pour ma cotraductrice comme pour moi. Avec pour elle un avantage non négligeable : elle parachève peu à peu l’inachevable maîtrise de sa seconde langue.
En son nom comme au mien, j’ai plaisir à remercier ici les écrivains coréens de nous donner de si beaux textes à traduire, les éditeurs français de publier notre travail et KLTI de nous permettre généreusement de faire mieux connaître une littérature qui mérite d’être explorée et dégustée.
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DU KOREAN LITERATURE  TRANSLATION INSTITUTE

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