Romans

Ici comme ailleurs

Ici comme ailleurs, de LEE Seung-u - Editions Zulma 2012

L’histoire d’abord : un cadre d’entreprise M. Yu est muté dans une succursale de province. Au moment de partir, sa femme lui annonce qu’elle part retrouver son ancien amant, en phase terminale d’une maladie. Yu se rend donc dans un village à l’ouest du pays, Sori, dans lequel il n’a nulle envie d’aller, et dans lequel ni la succursale ni le directeur qu’il doit remplacer ne semblent exister. Pour le décor, on imagine très bien. Qui a visité une zone industrielle de la France des années 70 peut aisément comprendre le paysage présenté, sorte de no man’s land d’où surgissent des bureaux neufs mais vides et des personnages qui semblent ne rien savoir de ce qu’il s’y passe. Des plaques de cuivre annoncent des entreprises qui n’existent pas, des téléphones sonnent dans le vide, les personnels ne vont jamais à leur bureau.

Dans sa quête, mésaventures et déconvenues vont rapprocher Yu de personnages étranges, autant que d’expériences mystiques. Agressions physiques, vol de portefeuille, rencontres imprévues et dénouement pathétique, Yu va faire l’apprentissage de l’abandon progressif de sa volonté de maîtriser les évènements pour se retrouver  à l’aube d’une renaissance possible.

Pour le personnage principal, le roman commence donc par une double défaite : son entreprise le mute en province, sans raison crédible et sa femme part au chevet de son ancien amant. Cette dernière trahison intervient au moment où Yu, se perd en conjectures sur les raisons de son éviction du siège central de son entreprise et sur les réelles motivations de sa femme. Les deux fils principaux qui relient l’existence de ce personnage, le travail, dont on sait qu’il occupe une place exagérée en Corée et la famille, objet de recomposition sans fin, dans ce même pays, se distendent au point de se briser. Dès lors qu’il constatera que la filiale dans laquelle il est muté est une filiale fantôme, dans un village qui l’est tout autant, il flottera, délié du territoire, de son couple, de son entreprise et semblera comme en suspension au-dessus d’évènements qu’il ne comprend pas. Les conditions deviennent suffisantes à une catharsis possible, à une quête probable, suivie ou non de rédemption.

Sori, village perché à l’ouest du pays incarne l’occident extériorisé (tandis que l’Est incarne la nature contemplative, dans la cosmogonie chinoise) ; il incarne donc la marque des infinies potentialités. Il ne peut y avoir renaissance que dans un lieu qui le permet, certes ici ou ailleurs, mais surtout ici, dans cette Corée, âpre, fantasmagorique, peuplée d’être sournois et violents, (il y a du « Pain et Chocolat », film de Franco Brusati, 1974, dans ce roman). Un décor erratique (on imagine une zone d’entreprises dans une bande de terre gagnée sur la mer, à l’ouest de Damyang, dans la province du Jeollado) et des gens du peuple, autrefois paysans, reconvertis dans les franges du business, là où les pauvres n’ont rien à y gagner.

Ici comme ailleurs aurait pu être un roman kafkaïen, les ingrédients y sont réunis : un sujet qui perd le contrôle de la situation face à une bureaucratie qu’il ne comprend pas, car trop éloignée des normes sociales qu’il est supposé accepter, des lieux désolés, la violence des gens du village, la sourde hostilité dont il est l’objet, aurait fait de Ici comme ailleurs une symétrie au roman de Kafka Le château, et M. Yu, un alter ego de K. Dans cet univers hostile, toutes les forces invisibles s’opposent à la volonté du personnage, jusqu’à provoquer son isolement complet, jusqu’à le pousser à une métamorphose imprévue. S’arrête sans doute là l’univers kafkaïen de l’auteur ; car de cette hostilité généralisée, le personnage va tirer la force nécessaire à une déconstruction propice au retour à l’état initial ; la reconquête de sa raison un moment malmenée va passer par un travail de désapprentissage et au cours de cet abandon progressif, l’inévitable question de Dieu (et de son absence) va se poser. Ici, Dieu n’est pas le retour à la religion. La redécouverte du Christ n’amène pas à la réémergence du sentiment religieux. Nous sommes bien plus proches du Souvenir de la maison des morts, de Dostoievski, que de  La Métamorphose, de Kafka. A l’égal du prisonnier enfermé dans le camp sibérien, M. Yu n’a d’autre solution que d’aller chercher chez les autres et dans les autres, la possibilité de survivre.

Pour Yu, la nécessité d’oublier se fait pressante : oublier ce lieu maudit, ces rencontres absurdes, le danger permanent qui le guette. Mais il est surtout urgent d’oublier que sa femme l’oublie, que son directeur l’oublie aussi et qu’avec ces deux oublis conjugués, ce sont  les piliers de la socialisation qui s’effondrent. Quant au troisième pilier, l’Etat, il a aussi lâché prise en abandonnant ce village dans cette zone déserte, où chacun installe sa propre règle.

Ce progressif glissement vers l’anomie (perte des repères dus à une désagrégation des normes qui règlent l’ordre social) est la condition nécessaire et suffisante à l’ouverture d’un possible changement de paradigme pour Yu. A la nuance près que ce nouveau paradigme est à puiser, chez Lee Seung-u du côté  de l’Histoire Sainte. Oubli et perte, mis en synergie pour avancer, malgré la somme des souvenirs, des blessures, des joies, des tentatives de délestage, certaines réussies et d’autres échouées. Et quand oubli et perte sont impossibles, l’eau et le feu omniprésents dans ce roman serviront de purificateurs et de pacificateurs qui permettront au personnage de survivre dans ce lieu désolé. Ce processus de dissolution est un préalable à la renaissance possible. Car nul doute qu’Ici comme ailleurs n’est justement pas ici ou ailleurs. C’est ici et bien ici que se déroule cette lente descente (ou remontée) vers le ventre matriciel, ce retour à l’élément liquide, propice à la sécurité dans ce monde qui joue avec le feu, et où paradoxalement, sur les cendres encore chaudes, un nouveau départ est possible. Car la société que décrit Lee Seung-u est une société moribonde dans laquelle la désagrégation est au centre de tout mouvement. L’amour, l’estime, l’amitié, la confiance, le sentiment religieux ont déjà éclaté et ne nous offrent plus que les déchets produits par cette déflagration. Nous sommes désormais dans l’Arche que Noé tente de soustraire au déluge ou dans la maison d’Esaïe, construite dans le désert. Esaïe fustige la déliquescence des mœurs qui attise la colère de Dieu, ce dieu d’Israël dont il se dit qu’il a été remplacé par les dieux babyloniens.

La recherche d’un monde perdu (celui antérieur à l’Exil) est à l’œuvre dans ce roman où la mère, terriblement présente, incarne le fantasme d’une mort sexualisée. Mais cette l’influence gidienne s’estompe rapidement, car nul plaisir n’est à la clé pour les personnages de ce roman. Nul plaisir pour qui n’essaie pas de s’opposer. Nulle révolte chez Yu, dont les capacités d’analyse semblent  désactivées par une perception du monde coincée entre les évènements de sa vie personnelle et l’absurde situation professionnelle dans laquelle il est plongé.

On le ressent quand le personnage central Yu affirme que sa vie est moins marquée par la résistance que par l’endurance. On retrouve ici le terrible dilemme de l’engagement ou du retrait, cher à Lee Seung-u. Personne n’ira à son secours et seule la possibilité d’un retour à la faute initiale (sur la faute initiale) permettra la rédemption, le rachat par un acte imprévu, indépendant de la volonté personnelle.

C’est le roman de la renaissance, du retour à la mère, du retour à une identité affirmée (et non à la quête d’identité). Partir dans ce bled n’est pas se perdre mais se retrouver, à l’origine. Confirmation, quand le personnage se décrit lui-même s’endormant dans la position fœtale. C’est le roman de la recherche de la terre perdue, un monde protégé de l’horreur, le retour au ventre maternel, la montagne qui porte le souffle divin, zébrée de temps à autre d’éclairs vifs, et la pluie qui lave sur son passage de tous les péchés.

L’inexplicable lumière qui surgit de temps à autre de la montagne de Sobong éclaire les âmes en perdition ; ceux qui la guettent, guettent aussi l’espoir d’un monde meilleur. La montagne et la lumière se sont associées autrefois dans les mythes fondateurs des royaumes de Goguryeo et de Silla, et ici, cette montagne qui n’appartient qu’à celui qui la regarde, est le lieu idéal de la stabilité fondatrice. Elle s’élève vers la dimension sacrée, elle s’oppose à l’impermanence de l’eau et contient en son sein la possibilité du recommencement.

Noé fonda l’Arche pour permettre le re-commencement dans un monde où depuis Adam l’être humain est devenu mauvais. Cette lumière intermittente fonctionne comme un Dieu absent, sa manifestation sporadique est aussi le symbole d’un jaillissement mystérieux d’une virilité éteinte. Dans la Bible, la montagne est le lieu où sera annoncé un monde nouveau un monde sauvé du naufrage, pour ne pas dire du déluge.

Max Weber, l’un des fondateurs de la sociologie compréhensive, a mis en évidence le fait que le recul du Sacré avait favorisé la rationalisation des activités humaines. Dans Ici comme ailleurs, les activités rationalisées, travail, amour, volonté de poursuivre la mission jusqu’à l’absurde, volent lentement en éclat ; à la première partie du roman qui décrit les réactions de M. Yu à sa mutation et au départ de sa femme, dans une forme inhabituellement didactique (tandis que sa femme oppose à l‘analyse rationnelle de son mari, le sentiment amoureux), succède la partie qui nous semble contenir la clé du roman, le désir de sacré dans un monde rationalisé jusqu’à l’abstraction et la dispartion de soi permettant la re-fondation.

René Girard a mis en évidence la question du désir mimétique en lisant, entre autre, Dostoievski. Le désir n’est jamais le désir de l’objet mais le désir de l’Autre possédant l’objet. Tout désir est imitation du désir de l’Autre, considéré comme médiateur. Seule l’imitation du Christ peut permettre d’élever l’homme et de ne point sombrer dans la violence. Ici encore Dostoievski est convoqué où Dieu réunit les deux conditions de l’être parfait : la persécution et la crucifixion. Et c’est d’ailleurs en imitant le Christ lavant les pieds des Apôtres la veille de sa mort que Y, procédant à la toilette de l’amant mourant se place dans les dispositions sacrificielles. Comme dans le chroniqueur du roman Les démons, Yu ne sait rien de ce qui se passe, ne comprend rien de ce qui se produit. Il erre à mi-chemin entre les éclairs de lumière et les limbes ténébreuses, accompagné d’un chien, symétrie de l’araignée dans Les démons (Dostoievski). Ce chien psychopompe, chargé de faire voyager l’âme des morts, accompagne ici les allers-retours entre vie et mort, entre péché et rédemption. Il faudra s’habituer à ce roman tortueux et torturé où puisque tout nous précède, on ne peut donc rien modifier.


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DE LEE SEUNG-U
Traduit du coréen par CHOI Mikyung et Jean-Noël JUTTET
Zulma, 307 pages, 21 €.

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