Nouvelles

Tel père, tel fils?

KIM Ae-ran - écrivain

Cours, papa cours ! de KIM Ae-ran

Qu’il soit celui de la guerre, de la division de la nation ou de la dictature.  Les réflexions qui ont investi le champ littéraire dans les années 60 et qui se sont poursuivies jusqu’à l’orée des années 2000, ont approfondi le thème de l’altérité  et la recherche d’une identité profonde d’une Corée  précipitée dans la modernité, et dont l’héritage confucéen fournit aujourd’hui encore les soubassements institutionnels et sociaux.

La place dominante du père, issue de la tradition confucianiste, et dont Freud, nous a démontré les ressorts dans le processus d’identification aux idéaux collectifs (la société) auxquels le père lui-même est identifié, se trouve aujourd’hui prise à partie par une génération de  jeunes écrivains, Kim Ae-ran  en tête, dont le recueil de nouvelles Cours papa, cours !  vaudra la consécration de la critique à son auteur. L’écrivain inaugure en cinq courts récits une variation sur le thème du père dont la représentation en un personnage « plus pathétique que méchant », et parfois cocasse, aura vite fait de faire descendre du socle. Ce défi teinté d’humour lancé à l’endroit de la figure paternelle, pivot de la famille et garant du bien vivre ensemble, peut participer du  pointage d’une société jugée trop paternaliste et rigide par la jeune génération ,en même temps que le souhait de s’adresser à l’Autre de la société, le plus souvent  économiquement déchu et seul, là ou les générations précédentes d’écrivains  interrogés plus souvent  l’Autre de la nation désunie.

En déliant son écriture d’une composante historique  et politique forte, Kim Ae-ran bouleverse la thématique familiale portée jusqu’ici par la littérature réaliste, et donne l’opportunité à la jeune narratrice de Cours papa, cours  de se relever d’une blessure jusqu’alors faille originelle et obstacle insurmontable dans la constitution du Sujet : la perte du père. Les premières lignes de la nouvelle agitent  le manifeste d’une vie dans laquelle l’inconsistance de la figure paternelle  sera oubliée dans une blessure autrement plus grande et prototype de toutes les autres, le traumatisme de  la naissance et l’échec primordial de l’individu dans sa première confrontation au réel. « Je ne me souviens pas où était mon père lorsque je naquis […] ainsi lâchée dans le monde, je n’entendis plus les battements du cœur de maman et, dans le silence qui suivit, je me crus devenue sourde […] un temps où, privée du langage, je n’avais ni passé ni futur ». Ainsi lancée dans la vie , la jeune fille trouvera dans  la grande perte qu’est l’Autre moins l’occasion d’un débat collectif sur la place, le devoir ou les manquements du père  envers l’enfant et la société,  que la conviction d’avoir à appréhender de manière toute personnelle (ou individuelle) les événements  qui égraineront son existence. « Une fois maman endormie, je me sentais seule […] je compris que s’aimer, ce n’était sans doute pas rire ensemble  mais rire aux dépens de l’autre […] à défaut de poches où y fourrer mes mains, je serrais les poings ».

En grandissant, elle apprendra  avec la distance de l’humour, de la dérision ou de l’imaginaire enfantin, à porter un regard lucide et attendri sur ce père qui lui manque : « Ma mère m’a élevé en plaisantant […] parfois son humour était sacrement vulgaire, surtout lorsque je l’interrogeais à propos de mon père. Parler du père n’était ni un sujet tabou ni un sujet capital, de sorte que nous l’évoquions rarement entre nous. […]  Je n’ai pas de père. Plus précisément, il n’est pas là, auprès de moi. Il court. Je le vois en bermuda fluo […] J’ignorais pour quelle raison celui qui m’a délaissé court obstinément, pas plus que je ne sais m’y résigner ».

 En faisant s’entrecroiser l’expression d’une réalité parfois difficile et le travail d’imagination de ses protagonistes, Kim Ae-ran trouve un moyen original de sauver, et le père accablé par des événements qui le dépassent, et l’enfant qui construit son identité non pas contre cette figure tutélaire et d’autorité qui lui manque, mais au contraire en accueillant  son absence ou son incompétence avec bienveillance, tout cela grâce la fable loufoque de ce papa qui court.

Des enfants qui étaient pourtant en droit légitime de penser «  Qu’il revenait à papa  de régler tous les problèmes, nous n’avions nous, qu’à nous amuser et à lui tenir tête de temps à autre », voient tomber sur eux les afflictions causées  par l’inconséquence d’un père qui boit  trop et se révèle incapable de porter un regard lucide sur l’éducation de ses fils. Ce qui fera dire à l’ainé de la fratrie dans la nouvelle le bâton sauteur « A  partir d’aujourd’hui, nous nous débrouillerons tout seuls […] tu ne peux compter que sur moi ». Père et fils, tous deux enfants d’un 21ème siècle où l’éclatement de la famille et les profondes mutations de la société perturbent le rôle que  chacun avait  à jouer jusqu’alors, sont désormais pris dans une vie quotidienne dont les événements échappent à l’attention  de tous et  figent peu à peu les années « le soleil se couchait et le vent soufflait. A l’insu de tous des événements surgissaient […] nous avions encore l’allure d’enfants et notre père buvait toujours autant ». Une litanie des jours qui finit par ôter de manière aussi indolente qu’un changement de saison,   le ressentiment que chacun aurait pu ressentir dans la situation où la mauvaise fortune, ou le père, l’a plongé. « Il pleuvait et le vent soufflait toujours. Le mémorable et le négligeable passaient », « Quand je compris enfin qu’être nul était aussi difficile qu’être brillant, j’abandonnai l’idée de me venger de mon père »

A chaque fois, sous la description décalée de la relation parent-enfant, Kim Ae-ran observe de manière plus sérieuse et avec acuité les mutations qui s’opèrent au sein de la société coréenne, l’ébranlement de la  famille et  des idéaux qui s’y rattachent. L’originalité de son écriture réside  dans le renouvellement stylistique qu’elle apporte à la trame romanesque classique dont elle retient cependant l’expression ; tout en ne cessant d’affirmer  la « présence absente » du père, elle préserve ses personnages d’une trop forte douleur morale en leur assignant un important travail d’imagination.

Un mécanisme  psychologique qui laisse  par endroits entrevoir ses limites. Lorsque  «  soudain une pensée me traversa l’esprit, n’ai-je pas construit cette image de lui  parce que je n’arrivais pas à lui  pardonner ? Si je le voulais toujours en train de courir, n’était ce pas parce que j’aurais pu lui sauter dessus et le tuer s’il s’était arrêté ? Je résolus de m’endormir avant que le chagrin qui  m’envahissait ne m’étouffât. » Il faudra y regarder de plus près et voir si  l’imaginaire, la dérision ou la cocasserie des enfants constituaient la preuve  d’un détachement serein et définitif au père ou   le masque d’une douleur refoulée. Attendons pour cela l’action à  venir  et suivons  l’évolution de ces personnages  au travers de l’œuvre de Kim Ae-ran  dont l’écriture, si  elle veut faire ressortir autant de mois individuels, reste à la recherche d’une belle solidarité avec les autres. Ce qui a pu inspirer ces propos à l’écrivain Kim Young-ha «  La force de Kim Ae-ran nous permet d’accepter et de dépasser nos peines, dans un agréable mélange d’humour, de sentiment, et plonge soudainement les lecteurs dans une expérience transcendantale, sa magie transforme la lumière  sombre d’un lampadaire en un somptueux feu d’artifice. Tout cela donne du plaisir à lire son roman. »

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