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Geonbae !

Geonbae, Manwha de KIM Young-bin & HONG Dong-kee, éditions Clair de Lune - Keulmadang
Geonbae, Manwha de KIM Young-bin & HONG Dong-kee, éditions Clair de Lune - Keulmadang
Geonbae
Manwha de KIM Young-bin & HONG Dong-kee
éditions Clair de Lune

Serait-ce parce que, pour beaucoup d’entre nous, la production asiatique en alcool se limite au verre de saké pris dans le restaurant chinois du coin (qui, très souvent, est en réalité un restaurant vietnamien) ? Ou encore, ne faut-il pas y voir le résultat des difficultés que rencontre la culture coréenne à s’installer en France, prise en tenaille entre l’intérêt que nourrit la jeunesse pour le Japon (manga, jeu vidéo, etc.) et la place toujours plus grande de la Chine ? Il y a certainement un peu de tout ça dans notre ignorance (et sans doute bien d’autres facteurs). Dans un tel contexte, voir débarquer un manhwa culinaire peut laisser totalement indifférent, ou au contraire faire naître chez le lecteur une curiosité salutaire. Cela posé, on pourrait croire que sortir un album sur les alcools coréens constitue une audace éditoriale, voire une prise de risque. Mais est-ce vraiment le cas ? A y regarder de plus près, les BD culinaires, notamment celles en provenance du Japon, ont su trouver sans mal leur public. On pense bien sûr, en premier lieu, au manga Les gouttes de dieu, entièrement consacré au monde du vin (et très apprécié comme on le sait, des coréens), ou encore à des œuvres plus contemplatives et intimistes, par exemple Le gourmet solitaire de Taniguchi. Ainsi, bien que le lecteur français n’ait jamais entendu parler de Soju ou des nombreuses variétés du Makgeolli,  il n’est cependant pas réfractaire aux œuvres décrivant l’art du manger et du boire. Les éditions Clair de Lune publient donc Geonbae (littéralement santé !) dans un contexte à la fois incertain et favorable: incertain, car l’implantation timide de la culture coréenne et la mainmise du manga sur le marché de la BD sont des obstacles potentiels à son succès ; favorable enfin, car la thématique même de l’œuvre est susceptible d’intéresser un certain lectorat.

On aurait bien tort, comme le suggère la phrase inscrite sur la couverture, de considérer ce manhwa comme un simple « panorama réjouissant des alcools traditionnels coréens ». Car Geonbae est bien plus. Les auteurs, en effet, ne se contentent pas de décrire avec minutie les alcools présentés (leur préparation et composition, mais aussi les sensations olfactives et gustatives qu’ils procurent) ; ils traitent aussi sous un angle original un aspect de la société coréenne bien connu des occidentaux, à savoir la proximité très forte entre tradition et modernité. C’est donc à travers les yeux de Tae-Geyong, une jeune journaliste chargée de faire un documentaire sur l’alcool, que le lecteur découvrira, petit à petit, que sous l’apparente simplicité du sujet se cache une réflexion sur l’équilibre curieux que la Corée a su trouver entre son passé et son ancrage dans le monde actuel. La fabrication des précieux breuvages, en particulier le Makgeolli, devient ainsi le lieu d’une opposition entre la nostalgie des fabricants, attachés aux anciennes méthodes de production, et les nouvelles exigences des consommateurs (ajout de sucre, utilisation de riz importé etc.). Cette dualité, que l’on pourrait croire insoluble, se résout tout naturellement de deux manières. Par la répétition, pour commencer, du proverbe « faire du neuf avec du vieux » (proverbe qui donne d’ailleurs son titre au chapitre 5),  transformant la dualité de départ en une complémentarité fructueuse, une sorte d’ouverture vers des possibles encore inexplorés. Ensuite, au niveau figuratif, à travers le personnage de Gang Dong-il, un jeune homme d’une trentaine d’années quelque peu nonchalant, facilement reconnaissable par sa casquette où est inscrit en gros SUPERMAN et sa cigarette au bec.

Véritable encyclopédie vivante sur l’histoire des alcools coréens, connaissant et maîtrisant les procédés de fermentation de jadis, Gang Dong-il apparaît comme l’union harmonieuse, et incarnée, des deux tendances susdites : à la fois bien ancré dans son époque, les deux pieds sur terre, mais aussi en phase avec l’héritage de ses aïeux.

Ainsi, Kim Young-bin et Hong Dong-kee n’ont pas choisi de traiter la dichotomie tradition/modernité dans une perspective moralisatrice. Au contraire, les deux auteurs font preuve d’une certaine amoralité, ne délivrent aucun jugement de valeur susceptible d’orienter notre lecture. Cette dualité va simplement disparaître sous l’action conjuguée du verbal et de l’image, comme si les deux registres étaient discrètement et subtilement utilisés pour dépasser une vision simplificatrice de la réalité.

Notons enfin que les deux auteurs s’adressent directement au lecteur à chaque fin de chapitre. Ces interventions, qui ne s’étalent que sur une page recto-verso, revêtent des rôles divers : donner des informations sur l’élaboration du scénario, ou encore clôturer le chapitre en apportant quelques précisions supplémentaires sur son contenu, agrémentées de quelques photographies (ce qui coupe assez brutalement avec les dessins de Hong Dong-kee, par ailleurs magnifiques, tout en dotant l’œuvre d’une dimension polygraphique bienvenue). Ainsi, la fiche achevant le chapitre 3 explique brièvement l’organisation des clubs de dégustation nocturne, autrement dit des réunions entre amis ou voisins où la consommation d’alcool devient un puissant facteur de proximité sociale et d’entente cordiale.

On l’aura donc compris, Geonbae n’est pas qu’un banal référencement d’alcools exotiques ; c’est surtout le reflet d’une société où s’intriquent l’ancien et l’actuel, où la relation à l’alcool est avant tout une expérience corporelle, presque extatique, qui s’exprime et se déploie avec autrui.

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