Poésies

Une idylle à l’envers – Lecture croisée

& Andrès Arboleda-Toro

Do-Kil se fait mordre, Do-Gil mordido por un perro.

 

DO-KIL SE FAIT MORDRE
 
Une jeune fille de Okjungkol, Im-Seon
Et un jeune homme de l’extérieur de la porte ouest, Park Do-Kil, sont tombés amoureux.
Sur la colline de chez Im-Seon
Au sommet, à l’endroit du tombeau
Il y a une petite fosse.
Do-Kil embrasse brusquement Im-Sun
Le chien qui a suivi
Croyant que sa maitresse est brutalisée
Mord Do-Kil avec fureur.
 
Do-Kil, sa blessure à la cuisse ayant cicatrisé,
La montre avec fierté
C’est là
C’est là
Ma blessure d’amour
C’est là.
 
Mais Im-Seon
Suivant la volonté paternelle
Se marie chez le maire du canton de Hoehyun
Et Do-Kil
Prend pour femme une grosse fille de Hongnamdong à Kunsan
Qu’il bat souvent.

Deux jeunes gens amoureux se rencontrent en secret. Ils s’aiment, ils sont ensemble, ils sont heureux.  La scène est idyllique. Bien que l’époque à laquelle se déroule l’histoire ne soit pas mentionnée, tout porte à croire qu’il s’agit d’un temps passé, peut-être la fin de Joseon ou l’occupation japonaise ; ou peut-être même les temps modernes, dans ces campagnes reculées qui donnent parfois l’impression que le temps s’est arrêté. Ce n’est pas facile pour nos deux personnages de se retrouver et de passer du temps ensemble, à l’image de ces demoiselles qui attendaient des heures pour un regard et une lettre de leur bien-aimé.

Le jeune Do-gil a parcouru de la route pour rejoindre Im-Seon, qui l’attend avec impatience. Mais l’amour donne des ailes dit-on. Le lieu de rendez-vous est simple, chez elle, mais pas banal : nos deux tourtereaux s’enlacent sur la sépulture des ancêtres de la famille d’Im-Seon. C’est alors que l’amour s’éclaire, ou s’assombrit selon le point de vue. Interdit, il requiert de la prudence et des sacrifices. Il devient nécessaire de s’isoler, de se cacher, comme pour se construire en secret un monde auquel personne n’aura jamais accès. Et à en juger par la tradition confucéenne très présente par le passé, nul doute que cet amour a aussi quelque chose de rebelle. Rébellion contre la solitude quand on cherche un autre pour se confier et partager de l’affection ; rébellion contre une tradition séculaire jugée trop exigeante. Voilà ce qui se cache sous les caresses de deux adolescents amoureux. Le lieu n’est pas neutre non plus : les ancêtres deviennent témoins du désir de liberté de la jeunesse. Morts, ils ne peuvent qu’assister au spectacle (de décadence ?) qui se déroule face à leur tumulus.

C’est alors que Do-gil se lance : il s’approche furtivement et vole un baiser à sa bien-aimée. Poussé par une pulsion indomptable, il s’est senti attiré. Et sans doute était-ce à lui de prendre les devants. Confucius ne disait-il pas que l’homme est le ciel et que la femme est la terre ? Ne disait-il pas, comme tout le monde le sait, que le ciel est au-dessus de la terre ? Quand leurs lèvres se rencontrent, l’interdit est franchi. Mais au fond, que veut dire ce baiser ? Jeu d’adolescent ? Geste coquin ? Ou faut-il y voir une promesse et une demande, une volonté d’union charnelle et maritale, où le baiser « volé » ne laisse pas tant le choix quant à la réponse ?

Mais, c’était sans compter le chien qui, pour ainsi dire, s’oppose à cette union à pleines dents ! Et dans un élan protecteur envers sa maitresse, il se jette sur Do-gil et le mord. La réaction n’est pas si étonnante. Déjà, un homme était entré sur le territoire dont lui, le chien, avait la garde et était responsable. Et voilà qu’il s’était approché d’Im-seon et que, négligeant de façon outrancière sa sphère privée, s’était permis un contact physique. Vraiment, c’en était trop. Sans doute le chien était-il plein de bonnes intentions en se méfiant de cet étranger qui venait de pénétrer dans le domicile familial. Incapable de saisir les pensées d’Im-seon et de comprendre son amour pour Do-gil, la meilleure défense reste l’attaque. En jouant son rôle de gardien, bienfaisant ou non envers Im-seon, le chien se transforme peu à peu en une image paternelle. C’est lui le maitre des terres, le maitre des lieux ; celui qui protège sa fille tout en lui faisant du mal de façon indirecte ; celui qui fait en sorte de toujours avoir le dernier mot. Loin des paroles et des pensées, il faut perpétrer la tradition.

Mordu au sang par le chien, Do-gil est blessé et meurtri : physiquement, comme le lui le rappellera sa cicatrice, mais aussi moralement, puisqu’on vient de s’opposer à son amour et de le forcer à prendre la fuite. Cette blessure est ambivalente : fierté de Do-gil qui la considère comme marque éternelle de son amour à jamais lisible sur sa cicatrice, elle n’en est pas moins une marque d’échec : échec de son amour et de sa demande, rejet de la famille d’Im-seon à travers le personnage du chien qui semble ici incarner le père. Peut-être cette blessure est-elle aussi un présage symbolique des dernières lignes du poème. Face à toute cette souffrance, que reste-t-il, sinon le romantisme ? Do-gil montre sa blessure d’amour, il aime, et sans doute rêve-t-il de voir Im-seon fuir dans ses bras, ignorant la sentence du pater familias… Mais, ce n’est qu’un rêve, et bientôt Im-seon se retrouve mariée à un homme choisi par son père. Envolées les promesses d’amour de Do-gil, emmurées dans les bas-fonds de sa mémoire. Im-seon obéit. Les sentiments tous neufs ne font pas le poids face à la tradition. Et nul doute qu’Im-seon sera une épouse modèle.

Puis vient le tour de Do-gil, qui se marie lui aussi. Choix parental ou choix personnel, on ne le sait pas. Mais pas un choix amoureux, c’est sûr. Malgré la cicatrice de la blessure d’amour, indélébile, l’amour n’a pas sa place dans les décisions matrimoniales. Son épouse est une inconnue. Elle nous est présentée par sa seule fonction, comme si c’était là sa seule qualité. Le choix de l’anonymat renforce le manque d’intérêt apparent de Do-gil envers son épouse.

Fougueux destin qui sépare ceux qui s’aiment… et pervertit les âmes pures. Telle est l’image donnée par ce court poème narratif. La jeunesse a des rêves plein la tête, elle est amoureuse, insouciante. Tout semble parfait jusqu’à ce que le rideau tombe et que réapparaissent la société et les hommes. Jadis jeune, rebelle et amoureux, qui aurait été prêt à tout pour sa dulcinée, Do-gil n’est plus qu’un mari qui bat sa femme. Retournement de situation : l’homme mordu devient le prédateur, comme si l’animal d’autrefois lui avait transmis une sorte de rage, comme si les coups étaient la seule façon de laisser la rancœur s’échapper. Jadis réfractaire aux coutumes imposées par ses pairs, Do-gil devient lui-même acteur du conservatisme culturel. Le cercle vicieux se referme. Et que dire de la femme, qui doit renoncer à l’amour et être esclave des hommes : de son père et de son choix, de son mari et de ses coups. Difficile de trouver la protection de l’homme, pourtant censée être naturelle dans le schéma de pensée confucéen. La tradition est un fardeau mais il est impossible d’échapper au destin. La vie est cyclique, comme le poème : tout ce qui nait doit mourir, et tout ce qui disparait doit renaitre. Fataliste poème.

Lucie Angheben

DO-GIL MORDIDO POR UN PERRO
 
Im-sun, una muchacha del valle de Okchong,
Y el joven Park Do-gil de las afueras del puente del oeste,
Se enamoraron y quisieron acariciarse.
En el nicho de una tumba,
En lo alto del cementerio de la familia de la chica,
Do-gil abrazo bruscamente a Im-sun.
El perro que venía con Im-sun,
Confundió la intención del muchacho
Y en defensa de su dueña mordió a Do-gil con furia.
 
Cuando sanaron la heridas de Do-gil,
El muchacho presumía:
“Mira aquí,
Observa aquí
La huellas de tu amor,
Mira aquí!”
 
Sin embargo, Im-sun,
Obedeciendo a su padre,
Se casó con el hijo del jefe
Del ayuntamiento de Hoihyon.
Mientras tanto, Do-gil
Desposo a una robusta chica de Gunsan.
 
La novia robusta era azotada por Do-gil con frecuencia.
 

UNE IDYLLE A L’ENVERS

Un malheur encore plus fort que tous ceux qui empêchent l’épanouissement de l’amour des deux protagonistes dans les tragédies est celui qui est décrit dans le poème Do-gil mordido por un perro (Do-Kil se fait mordre), l’avant-dernier poème de la traduction espagnole de Dix-mille vies. Dans ce petit drame, Do-kil, le héros romantique devient à la fin un mâle tyrannique.

Lorsqu’il se promène avec Im-Seon, sa bien-aimée, il essaie de la caresser avec fureur amoureuse. Le chien qui était avec Im-Seon confond les intentions du jeune homme et le mord violemment. A la fin, le père d’Im-Seon organise le mariage de sa fille avec un homme différent à Do-Kil tandis que celui-ci finit par se marier avec une jeune fille qu’il bat constamment.

Le chien est ici une extension de l’autorité du père et de ce sur quoi cette autorité est fondée : les valeurs du confucianisme. Le scénario du poème a aussi une charge symbolique qui est liée aux valeurs patriarcales de cette religion :

Im-sun, una muchacha del valle de Okchong,
Y el joven Park Do-gil de las afueras del puente del oeste,
Se enamoraron y quisieron acariciarse.
En el nicho de una tumba,
En lo alto del cementerio de la familia de la chica,
Do-gil abrazo bruscamente a la chica.
 
(Im-Seon, une jeune fille de la vallée de Okjungkol,
Et Park Do-Kil, un jeune homme de l’extérieur du pont ouest,
sont tombés amoureux et ont voulu se caresser.
Dans la niche d’un tombeau,
Au sommet d’une colline où était le cimetière de la famille de la jeune fille,
Do-Kil embrasse brusquement Im-Seon)
 

Le cimetière, endroit de recueillement familial où sont enterrés les ancêtres et les proches d’Im-Seon, peut être interprété comme la tradition et la famille, valeurs gardées avec zèle par le chien. Lorsque Do-Kil essaie de traverser le pont afin de pouvoir devenir un membre de la famille d’Im-Séon en épousant cette fille, le chien l’arrête et l’attaque au début de ses intentions. Le geste de Do-Kil, dont la violence est motivée par la passion amoureuse et non par un désir de faire du mal, est considéré par le chien comme dangereux pour la fille et pour la famille, comme attentatoire à un ordre établi. Ainsi, pendant que Do-Kil embrassait Im-Seon, il commettait un acte de rébellion, dont l’origine était l’amour, l’affection pour quelqu’un, ce qui est un grave délit dans les sociétés organisées par des normes strictes. Do-Kil, qui agit en héros romantique, autrement dit, qui essaie de faire seulement ce qu’il tient à faire et non ce qu’il doit faire, est puni en conséquence par un chien gardien de la tradition patriarcale dans laquelle les enfants doivent suivre aveuglement la volonté du père, même malgré leur propre volonté.

Après les blessures guérissent. Do-Kil se complaît à montrer les traces à la jeune fille en les interprétant comme les appréciables conséquences d’un amour risqué.

“Cuando sanaron las heridas de Do-gil,
El muchacho presumía
“Mira aquí,
Observa aquí
Las huellas de tu amor…”             
 
(Une fois que les blessures de Do-Kil ont guéri,
Le jeune homme se vantait en disant :
Les voici,
Regarde ici
Les traces de ton amour…)
 

Le traces de l’amour : Do-Kil y croit toujours, fier et confiant. Mais les choses tournent mal pour lui car Im-Seon « obedeciendo a su padre » (suivant la volonté de son père) se marie avec le fils du maire du canton de Hoehyun. C’est à partir d’ici qui s’opère la transformation chez Do-Kil. Le mâle tyrannique et violent –dont l’existence est justifiée dans une société machiste et strictement hiérarchisée– prend la place du héros romantique. Do-Kil, l’amant passionné devient un mari autoritaire qui arrive jusqu’à l’extrême de battre sa femme.

Do-gil desposo a una robusta chica de Gunsan.
La novia robusta era azotada por Do-gil con frecuencia.
 
(Do-gil s’est marié avec une fille robuste de Gunsan.
La fiancée robuste se faisait constamment battre par Do-gil.)

Il bat sa femme comme un maître bat son chien. Dans ce petit drame, curieusement il n’y a que deux victimes : le même Do-Kil, le héros romantique, violemment mordu par un chien gardien des lois et l’épouse de Do-Kil, symbole de la femme complètement inerme dans une société où le mâle est tout-puissant. Le chien, agent du pouvoir, incarne véritablement le maître qui contrôle et puni. Mais le chien est aussi l’immédiate victime d’un maître autoritaire et impitoyable. En définitive, Do-kil reste dans une situation ambigüe car il est la première personne qui est brutalisée et au même temps il brutalise. Il est le chien battu et le maître qui bat son chien.

« Do-Kil se fait mordre », idylle à l’envers, précisément décrit de façon ironique et amère l’autre côté d’une idylle dans une société qui n’est pas idyllique. Une idylle à l’envers, enfin, qui pourrait bien dénoncer l’aliénation de la femme et de la volonté dans la Corée confucéenne.

 

Andrés Arboleda-Toro

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