Manhwa & Webcomics

La ruée vers le webtoon

la-ruée-vers-le-webtoonC’est en effet sur ces derniers que l’offre s’est dans un premier temps développée, installant de façon pérenne le webtoon dans les habitudes de lecture des coréens. Mais une piqûre de rappel s’impose : un webtoon est une bande dessinée numérique, conçue sur ordinateur et diffusée sur internet (parfois transposée sur papier), consultable à l’aide du scrolling vertical du navigateur web. Devenu en peu de temps le standard de la BD en ligne coréenne, le webtoon n’a pas tardé à connaître un vif succès hors de ses frontières. En France, son influence touche autant les éditeurs traditionnels, intéressés à l’idée d’imprimer des manhwas nativement numériques, que les jeunes bédéistes s’illustrant sur la toile.

De l’écran au papier

La déclinaison papier de webtoon n’est pas une pratique éditoriale nouvelle. En 2004, Casterman publiait déjà Appartement de  Kangfull (de son vrai nom Kang Do-Yeong), manhwaka habitué à poster ses planches sur son site internet (aujourd’hui fermé). Deux autres albums viendront par la suite compléter la collection Hanguk de l’éditeur belge: L’idiot en 2005 et Timing en 2006. L’intérêt que suscitent les créations digitales peut aisément se comprendre. Librement consultables sur des portails d’hébergement (à l’image de Naver, Daum ou webtoonlive), ou sur des blogs personnels, les éditeurs étrangers peuvent à tout moment consulter les commentaires et les « coups de cœur » des lecteurs, et ainsi identifier les potentiels futurs « hits ». Les classements établis sur certaines plateformes, sur la base des opinions des internautes, facilitent encore davantage ce travail de repérage. Par ailleurs, la traduction anglaise de nombreux webtoons permet de recueillir l’avis du public occidental, de sélectionner des fictions supposées conformes aux goûts du lecteur européen.

Ci-dessus la version papier de Timing, manhwa initialement paru sur le site de Kangfull.

Plus récemment, les éditions Kwari et Clair de Lune ont également jeté leur dévolu sur le Webtoon. Installé dans le paysage bédéique français depuis 2012, Kwari assume pleinement cette initiative éditoriale, n’hésite pas à l’utiliser comme argument de vente sur son compte Facebook : « Notre version papier de Ce que j’ai à te dire  est l’unique dans le monde car ce titre sous forme de webtoon n’est pas sorti en album même en Corée, dans son pays d’origine ». Rien d’étonnant donc à ce que la qualité de ces « webtoons imprimés » (grand format, papier glacé, impression couleur) tranche aussi nettement avec le papier bas de gamme utilisé dans le reste du catalogue, et de manière plus générale dans de nombreuses licences mainstream disponibles en France. Paradoxalement, la provenance numérique de l’œuvre est valorisée par les caractéristiques physiques de l’objet-livre. Enfin, aux côtés des ouvrages posthumes de Ahn-Soo Gil (Tigre, Histoire de tigres) et des manhwas culinaires Geonbae (Young-Bin Kim et Dong-Kee Hong) et Kitchen (Jo Joo Hee), les éditions Clair de Lune placent aussi quelques jetons sur les auteurs « originaires » du net, en particulier Johan et Zhena (Dix-huit et vingt ans). A l’heure actuelle, il apparaît clairement que la publication de webtoon reste l’apanage d’une minorité d’éditeurs spécialisés dans le manhwa (ou tout du moins qui consacrent une grande partie de leur ligne éditoriale à la BD coréenne). La question est donc permise : le webtoon en France, simple effet de mode ou tendance promise à un avenir radieux ? Sur Internet en tout cas, la réponse est déjà toute trouvée.

Le webtoon : une source d’inspiration

Ce qui caractérise le webtoon, c’est bien entendu son processus de lecture, résumable en un seul mot : scroller. Autrement dit, l’internaute se contente de défiler les vignettes via l’ascenseur vertical de son navigateur web. Parfaitement adapté à la lecture sur écran, puisqu’il reprend le mode de consultation d’une page Internet classique, le webtoon offre également des possibilités nouvelles en termes de narration graphique. Ainsi, l’artiste Horang, connu pour ses intrigues horrifiques publiées sur la plateforme Naver, agrémente volontiers ses créations d’effets 3D (Ok-Su station Ghost) ou de séquences animées (Bongcheon-Dong Ghost), dans le but de surprendre l’internaute. A la fois simple et prometteur, facile à consulter et riche de potentialités encore inexplorées, le webtoon a toutes les qualités pour plaire tant aux manhwakas qu’à leurs lecteurs. Aussi n’est-il guère étonnant de trouver à l’étranger des auteurs fortement attachés au modèle coréen. A preuve, le portail français Delitoon, néologisme dont on reconnaîtra sans mal l’origine du suffixe, revendique clairement sa principale source d’inspiration : « Novateur et inédit en France, Delitoon propose aux créateurs de BD comme aux lecteurs un espace de rencontre et de partage, inspiré d’un modèle coréen : le webtoon qui a prouvé qu’il est possible de « faire de la BD » sur Internet en adaptant les créations au média ». Ou encore : « Le projet Delitoon est né d’un choc culturel, d’une rencontre avec le webtoon, bande dessinée numérique qui connaît un vif succès en Corée. Didier Borg, éditeur, directeur du label KSTR (Casterman) depuis 2006 l’a importé et adapté en France »[1]. Parmi les avantages avancés par l’équipe du site, on retiendra sans surprise  un confort de lecture optimal, que l’on soit sur smartphone, tablette ou ordinateur, et la mise en place de séries diffusées sur le mode feuilletonesque, générant ainsi une logique de rendez-vous[2]. L’accès gratuit et les outils habituels du Web 2.0 (commentaires, liens de partage etc.) contribuent également à fidéliser un lectorat, à « assouplir » la ligne de démarcation entre auteur et lecteur.

Du côté américain enfin, l’influence du webtoon est toute aussi évidente. Ouvert depuis peu, l’espace Tapastic.com se réclame fièrement de l’héritage coréen. Pour s’en convaincre, le lecteur curieux n’aura qu’à fouiller dans les archives du blog Tapastic, à la recherche d’un billet en date du 17 juin 2012, intitulé Our inspiration : Korean Webtoon. Ce titre parle de lui-même et n’appelle à priori aucune précision supplémentaire. Nous noterons néanmoins que certaines séries mises en ligne sur Tapastic se singularisent par leurs propriétés visuelles et formelles. Citons par exemple le style graphique volontairement minimaliste, donnant l’impression d’une œuvre restée à l’état d’esquisse ou de brouillon, qu’emploie le dessinateur Toiim dans son webtoon Robots. Autre exemple : dans Psycho, histoire d’épouvante imaginée par Ruki, toute séparation explicite entre les vignettes tend à s’effacer. Résultat : le lecteur déroule un ruban non découpé, quasiment continu. On ne passe plus d’une case à l’autre ; on se contente de « glisser » sur un « papyrus virtuel », à la linéarité ininterrompue. On le voit bien, le webtoon n’est pas seulement récupéré et bêtement appliqué. Les auteurs l’interrogent, l’expérimentent, le mettent à l’épreuve. De fait, tout porte à croire que le champ des possibles ouvert par le webtoon est des plus vastes ; un champ que nous commençons à peine, et peut-être trop timidement, à débroussailler. Gageons cependant que l’installation du webtoon dans diverses cultures, aux sensibilités et aux traditions artistiques parfois différentes, ne peut que donner une impulsion favorable à ce travail de défrichage.

Pour conclure, provisoirement…

A l’issue de notre bref tour d’horizon, le marché du manhwa nous apparaît à la fois vacillant et plein de promesses. La situation, pourtant, n’est pas à proprement parler paradoxale, mais s’inscrit simplement dans une époque où la bande dessinée, et plus globalement le monde du livre, entre de plain-pied dans la révolution numérique. Le succès du webtoon, non seulement auprès des lecteurs mais aussi des auteurs étrangers, incite les éditeurs à lorgner du côté de la production digitale, à réviser leur ligne éditoriale. Ces initiatives, que l’on ne peut que saluer, gagneraient à être appuyées par une offre indépendante plus généreuse. Car le manhwa a incontestablement une carte à jouer : le renouvellement nécessaire des usages de diffusion, de production et de réception à l’heure de la BD en ligne, secteur où les coréens se sont brillamment illustrés, constitue un contexte favorable à son développement. Ainsi, malgré l’absence frappante de la BD coréenne dans les milieux académiques (combien d’articles sur son histoire, ses rapports avec le modèle nippon, son extension digitale etc. ?), celle-ci nous semble bel et bien représenter « un vivier de création sur lequel on peut compter » (Fresnault-Deruelle, 2009, p.31). Mais en attendant des lendemains qui chantent, exception faite de quelques beaux projets, à l’image de « L’histoire du manhwa » entreprise par René Park dans le défunt magazine Tokebi, ou encore des manifestations plus ponctuelles (les expositions et conférences organisées au festival d’Angoulême en 2003 et, plus récemment, dans l’édition 2013), le lecteur désireux d’en savoir plus sur la littérature dessinée coréenne se heurtera à un obstacle de taille : l’indigence des sources. Grosso modo, voici les quelques références disponibles dans la langue de Molière :

–          Deux catalogues d’exposition, tirés des éditions 2003 et 2013 du festival d’Angoulême

–          Un court chapitre (une page) de Fresnault-Deruelle dans un ouvrage publié chez Armand colin (La bande dessinée, 2009)

–          Le magazine Tokebi

–          Les éventuelles préfaces ou postfaces (plutôt rares)

–          Un chapitre (tout au plus une page et demi) dans l’ouvrage Culture manga de Fabien Tillon

–          Les chroniques disponibles sur Internet

–          Les rapports de Gilles Ratier.

Si on ne peut que regretter et pointer du doigt le peu d’ouvrages à notre disposition, il ne faut ni s’en étonner, ni même s’en alarmer outre mesure. Après tout, L’univers du manga, une introduction à la BD japonaise de Thierry Groensteen, édité en 1991, resta pendant plus de dix ans le seul livre digne d’intérêt sur la BD nippone. Toute la question est maintenant de savoir si l’on s’achemine vers une percée du manhwa, propulsée par le numérique et justifiant une réflexion de grande ampleur (esthétique, socio-historique, économique etc.) sur son passé et son devenir.


[1] Propos recueillis à l’adresse : http://www.delitoon.com/a-propos.html

[2] Précisons que nombre d’auteurs de BD numériques optent pour ce mode de diffusion (les blogs-BD par exemple, pour ne citer qu’eux).

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