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Toutes les choses de notre vie

toutes-les-choses-de-notre-vie-01       Toutes les choses de notre vie décrit le quotidien peu enviable des ouvriers travaillant au tri des ordures dans l’immense décharge publique de Nanjido à l’ouest de Séoul. C’est là que, pendant quinze ans, de 1978, année de sa création, à 1993, date de sa fermeture, la mégalopole a déversé la quasi-totalité de ce qu’elle rejetait chaque jour, ordures ménagères, plastique, ferraille, etc., érigeant, sur quatre kilomètres le long de la rive droite du Han, une montagne d’ordures de cent mètres de hauteur.

Par la peinture , ô combien réaliste, que le romancier donne de cette décharge, le lecteur apprend tout de la dure vie de ceux qui ont usé leur santé sur ce chantier. Il découvre l’organisation du travail, la hiérarchie qui s’instaure au sein des équipes et entre les équipes, les salaires de misère, la pestilence dans laquelle vivent ces nouveaux « intouchables », rejetés par le reste de la société ; il découvre les conflits, la violence et l’entraide qui font de leur groupe une société ; et surtout, la grande pauvreté de ces laissés-pour-compte du développement industriel et économique, conduit à marche forcée le long des avenues du capitalisme.

Il apprend encore que ce lieu, avant de devenir un dépotoir, était une île fleurie, comme le dit son nom ; que les paysans y cultivaient céréales et arachide et qu’ils en ont été chassés pour faire droit à de prétendus projets d’urbanisme. Il assiste aussi à des cérémonies chamaniques dont il acceptera volontiers le mystère parce qu’il sait le chamanisme encore très  vivant en Corée ; à d’autres rites, plus nouveaux ceux-là : les œuvres de charité (et de prosélytisme) des dames patronnesses des églises évangéliques s’achetant une bonne conscience en faisant don de nouilles instantanées aux enfants pouilleux, sans oublier la photographie qui immortalisera leur bonté.

Il pourra voir, enfin, dans la description de la décharge au premier plan et, au loin, l’évocation de la ville brillant de tous ses feux, la métaphore du développement du pays,  présentée du point de vue de ceux qui en bénéficièrent le moins.

Cette lecture que fera sans difficulté le lecteur étranger laisse toutefois dans l’ombre des faits et des allusions qui, entretissés, dessinent une autre strate de signification, laquelle n’échappe pas au lecteur coréen. Ce réseau d’allusions ne change pas fondamentalement le sens du roman – la dénonciation d’une violence d’État exercée à l’encontre de toute une frange de la société –, mais le renforce en l’inscrivant clairement dans l’histoire de l’époque.

Parmi ces allusions qui ne laissent pas d’évoquer des choses très précises dans l’esprit du lecteur coréen, citons par exemple le « camp de rééducation » où est envoyé le père du jeune protagoniste.  Que sont ces camps «  dont  l’objectif était de faire des hommes nouveaux » ? Notre Occident borgne a rarement voulu voir que la dictature enfreignait allègrement les droits de l’homme. Elle s’était pourtant, tout comme les autres dictatures, dotée de camps pour neutraliser, voire éliminer, les « parias » et les opposants. Il s’agit bien là de ces camps, qu’ailleurs on a appelés goulags, et dont beaucoup « d’hommes nouveaux » ne revinrent jamais.
Mentionnons aussi cette scène pittoresque et finement ironique où l’on voit les évangélistes à l’œuvre. Ce prosélytisme-là, fortement encouragé par l’État, avait pour mission, en répandant la parole de  l’Évangile, de soustraire les pauvres à la tentation socialiste – et Dieu sait s’ils avaient des raisons d’être tentés ! –, les églises protestantes étant devenues les hauts lieux de la propagande anticommuniste.

Invoquons encore ce fantôme qui porte « une casquette aux couleurs du mouvement Saemaeul ». Tout Coréen sait que la campagne Saemaeul, c’est-à-dire « Nouveau Village », est un mouvement lancé par le général Park Chung-hee en 1970 dans le but de moderniser l’agriculture et les conditions de vie dans les campagnes – mouvement qui a contraint les paysans à s’endetter lourdement. Ce n’est pas sans ironie, bien sûr, que le romancier  a choisi le fantôme d’un paysan exproprié pour arborer cet insigne.

Pour mystérieuses qu’elles paraîtront aux yeux des lecteurs étrangers, les lueurs bleues que ne voient que les êtres au cœur pur – les enfants et la chamane – existent bel et bien, du moins dans l’imaginaire coréen. Ce sont des tokebi, gnomes sympathiques dupliquant les êtres vivants ou ayant vécu, et toujours bienveillants à leur égard. Ils représentent ici ceux qui ont jadis vécu sur des terres de l’Île aux Fleurs, dont ils ont été chassés par le « développement » et où s’entassent aujourd’hui  les déchets de la production massive du capitalisme. Les objets d’un autre temps – épingle à cheveux, pipe cassée, vieux tisonnier, etc. – que recueille la chamane, sont leurs anciennes possessions, « les choses de leur vie », celles auxquelles ils étaient attachés et dont la valeur provient de cet attachement. Par opposition à ces choses impersonnelles et sans valeur de la production industrielle que rejette la ville et qui s’entassent dans la décharge.

Roman de la mémoire, Toutes les choses de notre vie est aussi un roman écologique et politique. Politique, en ce sens que, en faisant revivre un chapitre douloureux d’une époque pas si lointaine, Hwang Sok-yong entreprend de contrebalancer la campagne de réhabilitation de la dictature menée depuis plusieurs années par les autorités. Roman écologique aussi, où l‘écrivain affiche le lourd tribut imposé à nos sociétés par le « développement ». C’est d’ailleurs à la vue des images de la catastrophe de Fukushima que l’auteur a eu l’idée de ce roman : notamment en voyant les choses, précieuses à leurs yeux, que les habitants de la zone sinistrée ont dû abandonner en partant de chez eux.

Nanjido, cette Île aux Fleurs où l’écrivain, bien avant l’arrivée des camions et des bulldozers, allait jouer dans son enfance (il habitait su l’autre rive du fleuve), était connue pour sa beauté, prisée des peintres, des poètes et des oiseaux migrateurs. Elle n’est plus, aujourd’hui, une île, mais une immense colline en forme de tombe, reconvertie en parc arboré où les familles aiment à déambuler les dimanches ensoleillés.

CHOI Mikyung & Jean-Noël JUTTET

Crédits photo : © 2016. Seo Heun-kang


TOUTES LES CHOSES DE NOTRE VIE
DE HWANG SOK-YONG
Traduit du coréen par CHOI Mikyung et Jean-Noël JUTTET
Éditions Philippe Picquier, 187 pages, 18.50 €

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