Chroniques

Le marché et le champ de bataille

Le marché et le champ de bataille de Pak Kyong NiLa fin de la Seconde Guerre mondiale et la libération du pays après quarante années d’occupation n’auront pas permis à la Corée de s’engager sur le chemin de la réconciliation nationale ni de penser sereinement l’avenir du pays. La Guerre froide et la guerre idéologique devaient mener en 1950 à l’épisode tragique de la guerre civile de Corée.

Largement inspiré de la vie de son auteur, le roman Le marché et le champ de bataille a pour cadre ce moment douloureux de l’histoire du pays du Matin calme. À travers le destin de trois personnages, l’auteur décrit la spécificité coréenne d’un traumatisme psychique, ici la division d’un pays.

Kahwa incarne la part de rêve en chacun de nous. Tout l’être de la jeune femme tend vers l’imaginaire, elle est aussi insaisissable que le vent et fragile que le roseau qui toujours se balance à l’extrême sans jamais se rompre. Une femme comme Kihun les aime. Lui est un être taciturne, craintif et méfiant depuis l’enfance ; il rejette le bonheur et considère chaque jour comme une lutte. Il trouvera dans l’incorporation au Parti le moyen de se réaliser et de rejoindre une communauté de destin, lui qui semblait si peu enclin, comme le relève Chiyong, à vivre avec les autres : « lui qui est irréprochable dans son travail et si empoté dans la vie de tous les jours. »

Chiyong représente la figure de l’entre-deux. Elle balance entre l’image de Kahwa inquiétant et celle de Kihun rêveuse. Elle est arrivée à une période de sa vie où elle a l’impression de n’avoir rien fait de concret. Une simple pensée désagréable la plonge dans une profonde mélancolie. Les événements qui bouleversent le pays la tireront de son spleen maladif et lui feront se rendre compte de l’absurdité de son mal-être face à la situation tragique que traverse la Corée. Elle est celle qui, près de la frontière, portera le plus fort les stigmates de la séparation en même temps qu’une certaine neutralité. Enseigner près du 38e parallèle ne lui semblait alors pas une mauvaise chose : « Quelle paix ici près du 38eparallèle », sous-entendu loin de son mari et de sa mère.

Les personnages, oubliant le visage de l’autre, perdent le regard nécessaire à la constitution de leur identité. C’est ainsi qu’à chaque rencontre avec Kihun, Kahwa semble la redécouvrir comme s’il ne l’avait jamais rencontrée ; que Chiyong oublie le sourire de ses enfants lorsqu’elle part enseigner dans une autre ville.

En temps de guerre, survivre est la seule chose qui compte. Pour Kihun, cette définition est celle de la « liberté ». Tout devient beaucoup plus simple : les femmes ne se maquillent plus, les soldats ne sont pas des tueurs, les voleurs agissent par nécessité et ne sont donc pas blâmés pour leurs forfaits. On trouve tout de même, dans l’évocation des églises aux couleurs des murs de prisons, du professeur de chimie récupérant un ballon dans les barbelés ou d’enfants désœuvrés dans la rue, le pendant négatif de cette vision de la liberté, résumé en une réplique de Chiyong : «Sans liberté [sous-entendu : privée de tout, et de l’autre], je pense que je mourrais. »

Les souhaits de réconciliation, de liberté et de paix retrouvée se trouvent exaucés en rêve : (sur un air de Tchaïkovski) Kahwa assise au côté de Kihun. Deux enfants rencontrés par hasard dans un parc. La musique d’un marchand ambulant. Et le sable lors de leur promenade sur la plage qui évoque la neige…

Comme le décrit Park Kyong-ni tout au long de son roman, la guerre ne se joue pas seulement sur les champs de bataille. Elle est partout, on la ressent jusque dans nos maisons, dans nos relations avec nos amis, dans nos rêves et dans nos cœurs, ou alors tout simplement dans un lieu aussi commun que le marché.

Marine Jacquens


LE MARCHÉ ET LE CHAMP DE BATAILLE
Park Kyong-ni
Éditions Écriture, 1997.