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Byeon Gan-soe et la tête de méduse

Histoire de Byeon Gang-soe
Histoire de Byeon Gang-soe

Les amateurs de littérature coréenne qui s’intéressent aux œuvres des temps anciens savent que la célèbre Histoire de Byeon Gang-soe comporte deux thèmes majeurs : d’abord, l’héroïne voit mourir très vite tous ceux qu’elle épouse ; ensuite, l’amant qu’elle finit par rencontrer, qui échappe à la malédiction et qui meurt pour avoir offensé les esprits des totems, cet homme une fois mort on n’arrive pas à l’enterrer parce que son corps refuse d’adopter la position horizontale et qu’il fige dans une immobilité magique tous ceux qui l’approchent pour l’inhumer.

Cette combinaison d’une femme mangeuse d’hommes et d’une pétrification éminemment contagieuse m’a fait penser, quand j’ai lu ce récit, à une petite esquisse intitulée « La Tête de Méduse » où Freud expose avec beaucoup de spontanéité les rudiments d’une interprétation. Cette interprétation, il l’avance en affirmant tout à la fin qu’elle demande encore à être vérifiée. Voici comment se conclut cette page manuscrite qui a fait couler beaucoup d’encre malgré sa brièveté, ou peut-être à cause de sa brièveté :

Reste que pour soutenir sérieusement cette interprétation, il faudrait suivre dans la mythologie des Grecs et dans ses parallèles des autres mythologies la genèse de cet emblème isolé de l’horreur.

Le texte coréen n’est pas un mythe à proprement parler, mais il appartient à la littérature sans auteur émanant du peuple et destinée au plaisir et à l’instruction de ceux qui recevront ce conte oral folklorique sous la forme d’un pansori ; rien ne s’oppose à ce qu’on le traite comme un récit mythique, et ce d’autant moins qu’il y est largement fait état de croyances et de rites chamaniques.

Freud s’est donc un jour préoccupé d’interpréter une figure de la mythologie grecque qui dès l’Antiquité était présente dans les textes épiques ou tragiques et qui a fait l’objet de maintes représentations en peinture comme en sculpture. Cette tête est célèbre entre toutes puisqu’elle ornait le fameux bouclier d’Athéna nommé l’égide, depuis le jour où le héros Persée l’avait offerte à la déesse en remerciement de l’aide qu’elle lui avait apportée lors de son expédition contre les Gorgones. Ressortant en relief sur la peau de la chèvre Amalthée, qui avait été la nourrice de Zeus, peau impénétrable dont est constitué l’égide, la face du monstre continuait, dit-on, à pétrifier ceux qui avaient le malheur d’entrevoir ses yeux étincelants.

Rappelons en peu de mots l’épisode qui nous est connu grâce au poète grec Hésiode et au poète latin Ovide. Le héros Persée se vit demander par le roi Polydectès, en guise de tâche impossible que celui-ci lui infligeait (selon un usage fréquent dans les mythes et les contes folkloriques), de lui rapporter la tête de celle des Gorgones qui était mortelle. Le but du tyran était d’écarter un rival. Précisons, car en psychanalyse tout compte, que cette rivalité consistait dans le fait que Polydectès, tout en feignant de désirer la jeune Hippodamie, convoitait en réalité Danaé, mère du héros. Celle-ci, comme on sait, avait été mise enceinte par Zeus métamorphosé en pluie d’or, bien que le roi Acrisios, son père, l’eût enfermée dans une chambre de bronze afin de se protéger lui-même contre un oracle disant qu’il mourrait de la main de son petit-fils. Et Persée montait la garde autour de sa mère justement parce qu’il craignait qu’elle ne fût remise à Acrisios, toujours désireux de mettre sa vie à l’abri d’un dangereux descendant.

Les Gorgones étaient trois sœurs résidant près du séjour des morts, en extrême-occident. C’était des monstres femelles ayant une chevelure de serpents, des défenses de sanglier, des mains de bronze et des ailes d’or. Leurs yeux brillaient tellement que quiconque les regardait était changé en pierre. Même les dieux craignaient de les approcher, à l’exception de Poséidon, dieu des eaux que la lumière et le regard traversent, qui réussit même à mettre Méduse enceinte. En mourant, d’ailleurs, celle-ci donna le jour à Pégase le cheval ailé de Bellérophon, grand tueur de monstres qui fit périr la Chimère, ainsi qu’au guerrier à l’épée d’or, Chrysaor, lui-même père des monstres Géryon aux trois têtes et Echidna la vipère… On appréciera déjà l’horreur de cet environnement.

On sait que Persée réussit à approcher Méduse pour la décapiter grâce à l’aide des Nymphes, d’Hermès et d’Athéna, qui lui prêtèrent quatre objets magiques : une faucille capable de tout trancher, un casque qui rendait invisible, une besace spéciale où enfermer la terrible tête et des ailes à fixer à ses talons pour s’enfuir rapidement. Il utilisa un stratagème qui a rapport avec la fonction visuelle : devenu invisible grâce au casque mais toujours vulnérable si son regard croisait le regard du monstre, il utilisa comme un rétroviseur la face interne de l’égide, faite de métal poli comme un miroir, qu’Athéna tint devant ses yeux pour lui laisser les mains libres pendant qu’il empoignait et couper la tête du monstre. Cette tête, il la rapporta à Polydectès, lequel libéra Danaé, qui rentra chez son père apparemment sans son enfant. Un peu plus tard, durant un concours de lancer de disque, Persée lança le sien si loin qu’il frappa mortellement Acrisios, son grand-père, organisateur des jeux sportifs : les oracles se réalisent toujours.

Quelle est donc l’interprétation de Freud devant cette image de la tête coupée, compte tenu de ce qu’elle comporte en arrière-plan la capacité de pétrifier ? Il pose d’emblée que « décapiter = castrer »[sic]. Il faut comprendre que quiconque affronte cette représentation de Méduse risque de se retrouver en manque du côté de son aptitude au plaisir. Le fait que la Gorgone ait ainsi été castrée n’a guère d’impor­tance, et que Persée ait fait fonction de castrateur non plus : quand on interprète, le point de vue est toujours celui du sujet qui se trouve face à la représentation et soumis à l’affect qui accompagne celle-ci. Toute image de décapitation évoque donc la castration dans l’inconscient de celui qui voit la scène.

Néanmoins, précise Freud, en général la peur de la castration « est rattachée à la vue de quelque chose ». Il commente :

À partir de nombreuses analyses nous en connaissons l’occasion : elle survient lorsque le garçon, qui jusque là ne voulait pas croire à la menace [de castration], voit un organe génital féminin. Vraisemblablement un organe adulte, entouré de poils, au bout du compte celui de la mère.

La découverte par un garçon du sexe de la femme est une scène récurrente dans son œuvre. Elle est détaillée en particulier à propos des conditions dans lesquelles se déclare la perversion fétichiste, voilà pourquoi l’auteur juge inutile d’insister. pour confirmer cette interprétation, il fournit un second argument allant dans le même sens, mais avec quelques complications :

 Si les cheveux sur la tête de Méduse sont si souvent figurés par les artistes comme des serpents, c’est que ces derniers proviennent également du complexe de castration, et, chose remarquable, si effrayant que soit par lui-même leur effet, ils sont pourtant là en fait pour atténuer l’effroi puisqu’ils se substituent au pénis dont le manque est la cause même de cet effroi. — Une règle technique, à savoir que la multiplication des symboles de pénis signifie la castration, se trouve ici confirmée.

 Il s’agit là, je le rappelle, de notes de Freud jetées sur le papier et non d’un article en forme prêt à être publié. On peut imaginer qu’en pareil cas il aurait récrit ce passage où transparaît un certain embarras. Il lui faut en effet dire à la fois deux choses qui ne s’accordent pas aisément : que les reptiles sont des représentations du pénis — ce qui semble aller contre l’hypothèse avancée de la castration — et que le grand nombre est une façon propre à l’inconscient de dire le manque par inversion — ce qui la corrobore. Il aurait sans doute été plus logique d’expliquer (la « règle technique » étant alléguée en incise) pourquoi la castration évoquée dans la première partie de la phrase se trouve confirmée, avant d’avoir l’air de revenir en arrière en ajoutant que, en même temps, les serpents phalliques « atténuent » l’effroi devant elle. Après tout, devrait penser l’inconscient du spectateur, il existe tout de même quelque chose qui contredit l’absence évidente de pénis sur le corps féminin et qui du même coup minimise la menace d’en être réduit à pareille privation !

Cette espèce de reculade de Freud est argumentée dans la suite immédiate :

La vue de la tête de Méduse rend rigide d’effroi, transforme le spectateur en pierre. Même filiation par rapport au complexe de castration et même changement d’affect ! Car le devenir-rigide signifie l’érection, et donc, en l’occurrence, la consolation du spectateur. Il a encore un pénis, sa rigidité le lui confirme.

[toggle title_open= »Notes » title_closed= »Notes » hide= »yes » border= »yes » style= »white » excerpt_length= »0″ read_more_text= »Read More » read_less_text= »Read Less » include_excerpt_html= »no »]- Je dois d’avoir eu accès à ces pages à l’amitié de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet qui ont traduit le récit en vue d’une publication en France ou dans un pays francophone. Le texte coréen qu’ils ont utilisé est le Byeon Gang-soe jeon des éditions Seomundang, 1984.
– Texte manuscrit de 1922, publié pour la première fois dans la revue Imago 25 en 1940, puis dans les Gesammelte Werke, t. XVII, en 1941 ; version anglaise, Standard edition, t. XVIII , 1955 ; version française, trad. J. Laplanche, Résultats, idées, problèmes II , PUF, 1985 et Œuvres Complètes, t. XVI, PUF, 1991 (pp. 163-164) ; j’ai parfois modifié la traduction du texte allemand.
– Le pansori est un spectacle des rues typique de Corée, où il a connu longtemps une extrême popularité (il ne subsiste plus de nos jours qu’en films) : un chanteur ou une chanteuse, à la voix spécialement travaillée pour imiter les divers personnages, chante, déclame et mime une histoire traditionnelle, en général sentimentale et dramatique, avec pour unique soutien le jeu de percussions d’un musicien.

– Ce n’est qu’en 1927 que Freud rédigera une étude de synthèse là-dessus intitulée Le Fétichisme, mais dès 1905, dans Trois essais sur la théorie de la sexualité, il avait déjà reconnu le dispositif de base.[/toggle]

Là aussi, il aurait mieux valu spécifier clairement, et même souligner, que la soudaine pétrification, avant de métaphoriser l’érection, métonymisait la paralysie. En effet, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est pétrifié d’effroi — notre langue dit couramment qu’il est médusé et dit également qu’il est glacé d’horreur ou que ses cheveux se dressent sur sa tête (sans devenir pour autant des serpents) —, on suggère bien qu’aucune femme ni aucun homme, à commencer par la personne terrifiée, ne se sent alors dans un état propice à une activité sexuelle. On est raidi parce qu’on est gelé, rabattu sur soi, rencogné en soi, et non pas turgescent, c’est-à-dire chaleureusement tendu vers l’autre. Les phrases qui suivent vont dans le même sens : puisque la déesse vierge Athéna porte sur le bouclier qui ne la quitte jamais une effigie qui la rend « inapprochable », c’est que la tête de Méduse paralyse les éventuels concupiscents en donnant à voir « l’or­gane génital effrayant de la mère ».

Dans ces conditions, l’évidence de la vulve se substitue à l’occultation du pénis pour produire le même effet ambigu. C’est ce nouveau constat qui désormais méduse ceux qui se trouvent confrontés au spectacle, et non plus, il faut y insister, l’affronte­ment du vide. Jusqu’ici, puisque le mot castration ne signifie pas autre chose que la disparition provoquée du pénis, nous avions affaire au choc simple d’un rien-à-voir-là. Maintenant, nous quittons une explication donnée dans le contexte de la castration pour une autre, fondée sur la vision d’un quelque-chose-à-voir. Ce spectacle-là se révèle aussitôt ambivalent. En effet, le nouvel objet a la faculté de susciter à la fois « l’ef­froi » et « le plaisir-désir » [sic], ou plus exactement il a la faculté d’« exciter » tantôt l’un tantôt l’autre, dit Freud pour bien marquer le côté sexuel de l’aventure. Voilà, ajoute-t-il, ce qui justifie la « monstration apotropaïque » des organes génitaux : « Ce qui excite votre effroi à vous, produira aussi le même effet sur l’en­nemi dont vous avez à vous défendre. » Une référence à Rabelais montre le Diable s’enfuyant devant une femme qui lui montre son sexe.

Cela conduit à une dernière étape où sera évoquée la fonction apotropaïque non plus de la vulve mais du phallus — au sens précis de figuration du pénis érigé. On est ainsi passé insensiblement de l’effet maléfique de la vision du sexe de la femme à l’effet bénéfique de celle du sexe de l’homme. On dirait que Freud avait besoin à tout prix de mettre avant tout en évidence les aspects encourageants, le côté positif d’une ambivalence délicate. Voir le sexe de l’autre impressionne, cela peut à la fois effrayer et exciter, selon le contexte et selon le moment, des sujets face à face qui sont toujours conditionnés par leur inconscient.

Il se trouve, pour faire diversion après cet exposé aride et avant de revenir théoriser le phénomène, que les premières pages du texte coréen dont nous allons maintenant parler nous offrent deux discours lyriques en l’honneur de chaque sexe. Mais je voudrais auparavant faire une remarque. La légende et le pansori sont intitulés Byeon Gang-soe en reprenant le nom du principal personnage masculin. Or, celui-ci n’est pas le protagoniste. On est en droit de relever l’anomalie donnant pour titre à une histoire le nom d’un personnage qui entre en scène en second lieu et qui meurt au milieu du récit, au lieu du nom de l’héroïne dont la présence est permanente et qui n’a pas de prénom. Il est difficile de voir là l’effet d’un phallocratisme traditionnel puisque la plus connue des histoires du temps passé a pour héroïne et pour titre La Fidèle Chun-yang. Il faudra justifier le fait que se trouve ainsi rejetée au second plan une donnée importante du récit, à savoir que notre héroïne — cela fait l’objet des tout premiers paragraphes — porte malheur aux hommes qui l’approchent.

En effet, mariée à quinze ans puis remariée cinq fois, elle se retrouve à vingt ans ayant perdu ses six maris, un chaque année. On ne sait quelle malédiction pesait sur cette jeune femme d’une beauté exceptionnelle et condamnée à un veuvage perpétuel.

Et ce n’est pas tout ! Innombrable est la foule de tous ceux qui furent condamnés au même sort que ses époux, à savoir tous les maquereaux, amants, amoureux, adultères, visiteurs d’un jour qui ne la rencontrèrent qu’un bref instant à la façon des oiseaux, tous ceux qui eurent le temps de poser une seconde leurs lèvres sur les siennes, tous ceux qui réussirent une fois à caresser furtivement sa gorge, ou qui eurent l’heur de lui frôler la main ou d’effleurer le pan de sa jupe, ou qui simplement posèrent un instant leurs yeux sur elle.

La verve étourdissante de ce passage ne doit pas nous empêcher de relever le tout dernier trait : quiconque avait simplement jeté un coup d’œil sur la belle était du même coup condamné à une mort prochaine — à la condition bien sûr d’être un homme fait, et du même coup subjugué par la concupiscence que sont supposés ignorer les enfants. Outre que les malheureuses victimes n’étaient pas des héros mais des humains trop humains, les deux seules différences avec le cas de Méduse sont que le spectacle était celui de la beauté au lieu d’un monstre, et que la mort des hommes fascinés ne passait pas exclusivement par une pétrification.

Les autorités provinciales, craignant de voir disparaître tous les mâles de la région, obligèrent la dame à prendre la route. Dans une gorge de montagne, elle rencontra un bandit de grands chemins, le célèbre Byeon Gang-soe, qui l’aborda, l’interrogea et se déclara veuf lui aussi. On décida, après avoir fait le point sur les présages astrologiques, d’unir deux destins promis à une merveilleuse entente et de célébrer le mariage sur le champ. Dès qu’ils se furent déshabillés — mieux vaut citer en partie la page :

Écartant les jambes de sa femme, l’œil étincelant, Byeon Gang-soe contemplait la porte de jade :

« Comme c’est bizarre ! Comme c’est curieux ! Ce que je vois, c’est la bouche d’un vieux moine édenté et barbu… […] Pourquoi remue-t-elle comme cela, cette bouche ? aurait-elle quelque proclamation à faire ?… […] Ne jurerait-on pas qu’elle vient de manger un kaki séché d’Imshil et qu’elle en a gardé le noyau entre ses lèvres ?… Elle reste ouverte comme une clématite au fin fond de la montagne… Peut-être cette bouche vient-elle d’avaler une soupe de poulet : il me semble voir encore pointer la crête… Une tiède vapeur s’en échappe, comme d’une tombe qu’on rouvre… Et pourquoi ce vague sourire ?… Un kaki, des clématites, un coquillage, du poulet, quelle chance ! voilà tout ce qu’il nous faut pour la cérémonie d’anniversaire des morts. »

L’insistance sur « la bouche » béante et sa métamorphose en « tombe » suffit à nous laisser deviner jusqu’à quel point cette femme, réduite à sa plus simple expression, incarne une menace de dévoration (dont la castration ne serait qu’une variante emblématique). Quant à ce qui est visé et menacé par la terrible faim qui l’habite, regardons un peu la suite :

La femme rit de bon cœur, puis entreprit de rendre à son partenaire la monnaie de sa pièce. Elle se pencha sur l’instrument de Byeon Gang-soe : « Comme c’est bizarre ! dit-elle, comme c’est curieux ! […] Tout comme les sentinelles devant le palais de Justice, il est couvert d’un casque rouge… Il plonge et se redresse, pareil au balancier d’un moulin au bord du ruisseau… Tiens ! avec tous ces poils tout autour, il ressemble au pieu où on attache les veaux… […] Ne dirait-on pas une truite apprêtée pour la cérémonie des morts, avec un petit trou pour passer la brochette ?… Il est dégarni, rond et lisse, on jurerait le crâne du moine qui habite le temple derrière mon village… Il a dû apprendre à faire des courbettes dès son plus jeune âge, il passe son temps à s’incliner… Il est bien rouge, on le prendrait pour un pilon qui vient d’écraser des piments… […] Un pilon, un piquet pour attacher les veaux…, quelle chance, voilà des ustensiles dont nous aurons l’usa­ge. » Byeon Gang-soe riait aux éclats.

Cette fois, ce qui frappe dans le décousu de la description et qui se détache dans l’éloge de la femme reprenant systématiquement les thèmes utilisés par l’homme (moine, poils, aliments), c’est, bien loin de la dureté de la pierre, l’image d’un sexe qui n’est pas continuellement en état d’érection (« balancier », « courbettes »). Cela d’ailleurs ne semble pas inquiéter outre mesure la dame, qui fait confiance à la bonne nature de son brigand. Freud reconnaîtrait ici le souci d’atté­nuer la menace de castration en minimisant le drame d’une éventuelle défaillance. Il n’empêche que grâce au détour cocasse par la « truite » en « brochette », hommage est rendu aux défunts et l’on débouche, là encore, sur l’insistance d’un arrière-plan de mort — laquelle, répétons-le, est toujours susceptible d’être représentée dans l’inconscient par la castration. Cette sérénité surprend quand on réalise soudain que finalement la belle veuve à répétition était dès le début une castratrice.

[toggle title_open= »Notes » title_closed= »Notes » hide= »yes » border= »yes » style= »white » excerpt_length= »0″ read_more_text= »Read More » read_less_text= »Read Less » include_excerpt_html= »no »]- Freud, victime des préjugés du temps, précise même qu’on devait s’attendre à trouver une telle représentation chez les Grecs « en général fortement homosexuels ».
– Pantagruel, 4, 47. Sur tout cela, voir les pages 19 à 33 du livre de Max Milner On est prié de fermer les yeux (Paris, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1991).
– On a repéré depuis longtemps que Freud a le souci de revaloriser la position masculine, qu’il juge très exposée du point de vue psychologique (le terrible complexe de castration ne pèse pas aussi fort sur les femmes), comme si sa suprématie sur le plan sociopolitique et anthropologique échouait à le rassurer.

– On sait seulement que son patronyme est « Ong » ; mais en Corée cela ne suffit pas à désigner quelqu’un, car les noms de famille sont très peu nombreux. Sans prénom, l’héroïne est comme anonyme.

– Le premier mourut d’un excès de volupté la nuit même de ses noces, et le dernier se suicida à l’arsenic.[/toggle]

Je n’ai conservé de ces évocations, on le voit, que ce qui m’a paru important pour notre propos, tout en donnant une idée de la verdeur avec ambitions poétiques de ces deux morceaux de bravoure qui devaient faire s’esclaffer le public. Je dois cependant, tout en résumant la suite des événements, faire quelques autres remarques qui nous seront utiles.

Le couple s’installe d’abord en ville, mais Byeon Gang-soe perd au jeu l’argent durement gagné par sa femme et il la bat quand elle s’en plaint. Elle parvient cependant à le décider à s’en aller vivre loin de tout, dans la montagne. Ils s’installent dans une ferme abandonnée. Chargé de la corvée de bois, l’homme cède à sa paresse naturelle et au lieu d’abattre un arbre de la forêt, il déterre un totem (jangseung) puis, revenu chez lui, malgré les mises en garde de sa femme, il le débite puis le brûle pour faire la cuisine et chauffer la maison. L’esprit habitant le totem ainsi offensé fait appel à la solidarité de ses confrères, qui en guise de punition feront mourir Byeon Gang-soe en lui inoculant nuitamment « dix mille maladies » incurables. Ces totems, en général plantés aux entrées des villages, sont des poteaux de deux ou trois mètres dont le sommet est sculpté et peint en figure anthropomorphe grotesque (celui-là est « un grand gaillard en habit de cérémonie, chapeau sur la tête, yeux énormes, nez en forme de patate et barbe bien drue »). Ils sont mis là pour protéger les gens contre d’autres esprits, malveillants et malfaisants. En tant que mâts dressés, ils ont une allure phallique — quelquefois précisée par la découpe générale de leur tête et l’absence de visage (en particulier quand ils clôturent la résidence d’une chamane). Bref, ils corroborent tout à fait, et dans un cadre social, la fonction apotropaïque évoquée par Freud.

Grâce aux médicaments ou à une fugitive bienveillance des Esprits, le moribond retrouve pendant un moment la force de délivrer à son épouse un testament oral, qui dit longuement son chagrin de la quitter puis se termine ainsi :

[…] Après être restée trois années complètes dans une hutte à proximité de ma tombe, tu passeras un cordon de soie autour de ton cou et tu te pendras. Alors, tu viendras me rejoindre dans l’autre monde, et je retrouverai enfin ma chère épouse ! Mais qu’un mâle de plus de dix ans te touche, qu’il s’approche seulement de ta demeure, et je le fais sur-le-champ passer de vie à trépas ! Qu’on se le dise !

En somme, lui qui avait été épargné par la malédiction dont étaient morts ses prédécesseurs, il la profère pour son propre compte et prolonge la menace sur la tête des autres. Ce qui laisse entendre que celle qu’il aimait avait été victime par anticipation d’un mouvement de jalousie masculine du même genre, édicté peut-être par un Esprit clairvoyant.

Mais observons ce qui se passe après l’énoncé des dernières volontés du mourant :

Sur ces mots, il fourra la main sous les jupes de sa femme et en couvrit son entrecuisse d’un geste décidé.

D’un bond, il fut debout et se campa comme s’il allait décocher sa plus belle flèche. Mais sa posture manquait de fermeté […] Chignon défait, cheveux en bataille, langue pendante, du pus suintant partout de l’immense plaie qu’était devenu son corps bouffi, braquemart dressé, respiration haletante, exhalant par le nez un souffle déjà froid, il mourut, droit et raide comme un jangseung.

Ainsi se trouve confirmé dans notre récit que la raideur due à la vengeance des Esprits totémiques comporte une érection consolante au moment même où elle signifie la paralysie mortelle de la castration. Cela nous met exactement dans le schéma freudien, sous le régime de la formation de compromis où le désir vient panacher l’effroi.

En fait, cette formation de compromis a déjà trouvé confirmation dans une parole particulièrement digne d’attention puisqu’il s’agit d’un oracle. En le découvrant paralysé par la maladie, la femme s’est précipitée chez un devin des environs, un aveugle doté de compétences de voyant. Celui-ci a déclaré, après avoir longuement agité « la boîte en carapace de tortue contenant ses baguettes de divination », que la réponse des Esprits qui dirigent nos destins était une formule étrange : « C’est un arbre et pas un arbre, c’est un homme et pas un hom­me ». On finit par comprendre ce que cela veut dire : en tant que totem l’arbre est autre chose qu’un arbre puisque, avant de devenir un poteau ressemblant à un humain, il hébergeait un être plus qu’hu­main ; quant au mourant, c’est un moins qu’humain, qui ne s’est pas conduit en homme digne de ce nom et qui mérite de mourir, poursuivi par une vengeance surnaturelle inexorable. Mais notre inconscient peut parfaitement entendre dans cette phrase :

voilà un pénis qui ne mérite pas toujours ce nom et un membre de l’espèce humaine qui n’en fait guère partie non plus…

Si l’on s’interroge sur la signification secrète de cette aventure, on dira peut-être que le héros est puni par où il a péché. Il a eu le privilège de survivre comme époux, c’est-à-dire comme porte-phallus, de la belle que poursuivait une malédiction sexuelle dont tous les autres avant lui avaient été victimes : un moment vient où il faut payer ce privilège au prix fort. En termes freudiens, dans un premier temps il n’a pas été éprouvé par la castration. Apparemment, il n’était pas du tout angoissé ; en réalité, le complexe était bien là, qui le guettait. Si en effet il a préféré ramasser des barres de bois déjà apprêtées, fussent-elles habitées par des Esprits, plutôt que de couper des branches et des troncs (phalliques), était-ce vraiment par paresse ? N’était-ce pas sous l’effet d’une crainte inconsciente de « castrer » ces arbres que l’oracle n’hésite pas à superposer aux hommes ? Croyant pérenniser sa rigidité en évitant tout geste emblématique susceptible de porter malheur à une virilité qui fait sa gloire, il a esquivé la rigueur de la castration, mais cette esquive l’a métamorphosé en l’organe même dont il se faisait un dieu. Il a fini par devenir lui-même une sorte de totem. Raide, certes, mais raide mort. Ce totem, sa femme de son côté, tout aussi frustrée, ne pouvait plus que l’adorer… de loin, sans même pouvoir s’en débarrasser pour lui trouver un successeur ! Dure leçon que, dans la suite du texte, la morale confucéenne (peu différente en cela de la judéo-chrétienne) s’empresse d’intégrer à son rigorisme. Voilà comment on sanctifie la castration pour avoir trop voulu l’ignorer.

Toutefois, le récit n’est pas fini — on n’est même pas à la moitié — et l’on se prend à espérer que la seconde partie apportera quelques enseignements nouveaux. Or, toute la fin tourne autour de l’inhumation de Byeon Gang-soe, car sa veuve est incapable d’étendre sur le sol, pour pouvoir le déplacer à sa guise, ce cadavre debout (à moins de risquer de le faire tomber rudement et d’encourir sa vengeance posthume) ; elle est tout aussi incapable, ensuite, de transporter jusqu’à sa tombe la dépouille de cet homme de forte stature. Elle s’installe donc au bord de la route, parée de ses plus beaux atours, et se lamente en contant son histoire à qui voudra s’apitoyer sur ses malheurs. Le premier qui se présente est un moine, paillard et vantard comme il se doit, qui meurt debout à son tour dès qu’il aperçoit ce corps « dans un état horrible à voir, […] mort dans un moment d’extrême tension », semblable au sien, d’ailleurs, car il n’a accepté la corvée que sous la promesse de la veuve de s’offrir à lui aussitôt le mari enterré. Un saltimbanque de passage connaît bientôt le même sort, puis un groupe constitué d’un chanteur et de trois musiciens. Le nombre des cadavres à porter en terre augmente sans cesse.

Survient alors une espèce de géant, un palefrenier de Séoul, Kim Dep-deuk « dit l’em­pressé ». Son cas mérite attention car mis au courant du danger d’être confronté au regard de Byeon Gang-soe, il trouve une solution :

– Faut d’abord lui fermer les yeux. Je le ferai avec la fourche. Vous me guiderez, vous me direz si les dents de la fourche sont bien au niveau des yeux.

La fourche à la main, il entra, la tête baissée bien bas. Il se mit à l’œuvre, demanda à la femme si la fourche était bien à la bonne hauteur. De dehors, elle répondit :

– Non, un peu plus haut.

– Et là ?

– Non, un peu plus bas… Maintenant, oui, c’est bon ! lança-t-elle.

Mais la fourche glissa des mains de l’homme et sa paupière supérieure s’entrouvrit comme celle d’un tigre qui s’éveille : il entrevit la tête du défunt, abandonna l’outil, s’enfuit à quatre pattes et fila comme un tigre blessé, comme une truite à l’approche du filet.

[toggle title_open= »Notes » title_closed= »Notes » hide= »yes » border= »yes » style= »white » excerpt_length= »0″ read_more_text= »Read More » read_less_text= »Read Less » include_excerpt_html= »no »]- Le mot homme est ambigu en français, désignant tantôt l’être humain tantôt le mâle ; le terme coréen du texte (saram) vise l’être humain et non le mâle en particulier. Mais comme on parle d’un homme, il n’y a guère d’ambiguïté ; en outre, être un humain adulte présuppose la capacité de perpétuer l’espèce, même si elle semble ici être pour le moins incertaine : d’aussi inlassables fornicateurs que ces deux-là devraient avoir une progéniture !

– Je rappelle que le pénis est proprement le membre viril en érection (versus la verge anatomique).

– Le ton est évidemment comique à force d’être excessif. Quand par exemple elle parle de se pendre, c’est aux branches d’un « églantier », arbuste qui a peu de chances de supporter son poids !

– Même le joueur de pipeau aveugle n’est pas épargné : il n’a rien vu mais l’odeur des morts le suffoque ![/toggle]

Comme on le voit, cette entreprise de sauvetage évoque celle du héros Persée tandis qu’il approchait la Gorgone, et c’est la belle elle-même qui remplace Athéna et le bouclier rétroviseur. Une fois les yeux éteints, le mort n’aurait plus été trop dangereux, mais on dirait bien qu’il n’a pas été aveuglé. L’homme, au moins, a eu la chance de survivre. Quand cependant la prudence lui conseille de fuir, la veuve le rattrape et le séduit. Il ne peut cependant suffire à la tâche et, après avoir avec un gros maillet cassé les murs de la chambre devenue une morgue pour faire des fagots avec les macchabées, il va au village proche chercher trois vagabonds pour l’aider à les transporter moyennant finances. Ceux-ci emportent sur leur dos les fagots en direction du lieu choisi pour la sépulture. Tout se passe bien jusqu’à la première pause : ils s’assoient sur leurs fardeaux mais, hélas, ne peuvent plus s’en décoller. Alors s’agglutinent autour d’eux tous ceux qui ont la malchance de passer par là : une bande de comédiens, d’abord, avec de belles danseuses qui chantent pour amadouer le propriétaire du terrain ; puis c’est au tour du préfet de la province en visite dans la région. Un « marchand de caramels » et ses clients reconnaissent que c’est « la revanche du mort » et préconisent un rituel chamanique. Aussitôt fait, et voilà que, miracle, cela délivre les malheureux assistants immobilisés les derniers, de sorte que l’on peut enfin inhumer la plupart des premiers défunts, ceux qui avaient été paralysés directement par Byeon Gang-soe.

C’est au gigantesque Dep-deuk qu’il revient d’obtenir que la malédiction cesse totalement. Il adresse à Byeon Gang-soe un mélange de supplications et de reproches pour sa mauvaise conduite, lui jetant au visage que son « corps est resté debout, droit comme un jangseung » pour le punir de n’avoir pas vécu comme un saint ermite. Il ne lui reste plus qu’à se débarrasser d’un dernier fagot de cadavres, contenant l’impu­dent et imprudent qui fut source de tous ces embarras, ainsi qu’un saltimbanque. Son fagot bien attaché sur le dos, il fonce entre deux pins, cassant aux défunts la tête et les pieds — petite rumeur de castration supplémentaire, car il faut bien tenter d’épuiser l’an­goisse ! — puis il va enterrer les restes sous une cascade voisine. Du coup, heureuse contagion, le géant redevient vertueux, si bien qu’il décide de rentrer chez lui retrouver sa femme et ses enfants. Lui qui s’était montré le seul capable de remplacer le héros, il renonce donc à profiter des charmes de la belle veuve, dont, notons-le, on ne parle plus depuis un moment.

Grosso modo, le bilan du rapprochement est positif, ce récit est tout à fait compatible avec le schéma élaboré par Freud à propos de Méduse. Ce qui importe, c’est de vérifier si les différences de détail doivent ou non modifier un tel diagnostic.

Le premier désaccord apparent, et non des moindres, tient au remplacement de l’horrible monstre Méduse par la plus séduisante des femmes. On dira dès lors : que la tête de Méduse fasse peur au point de paralyser celui qui la voit — la traduction dans le langage du mythe étant que l’on croise un regard par lui-même paralysant —, cela se comprend puisque toute frayeur immobilise. Mais la beauté n’est-elle pas le contraire, une incitation à bondir de joie, une excitation aux gesticulations du sexe ? Ce serait négliger le fait que la beauté est de toute la personne (les diverses descriptions le confirment, parcourant les appas de la tête aux pieds) tandis que ce qui pourrait paralyser, ce n’est proprement que le sexe, la vision du sexe même. Il faut insister sur l’importance, rapidement signalée plus haut, de l’association d’un sexe enchanteur (et bien chanté par Byeon Gang-soe) avec des données macabres qui nous incitaient à rappeler que la mort est pour l’inconscient un aspect de la castration. Par ailleurs, l’évocation de la bouche édentée d’un vieux moine n’est attractive que pour rire, par antiphrase : il y a peu de chances que le désir s’éveille devant un tel spectacle, à moins de grave perversion. Au bout du compte, la beauté peut se révéler, comme on dit, éblouissante jusqu’à aveugler et capable de couper le souffle : l’inconscient sait prendre au pied de la lettre les clichés que la langue a fabriqués avec une fausse innocence. Là réside, par exemple, l’ambivalence du ventre maternel où l’on rêve de retourner quitte à y mourir.

Présenté avec drôlerie, ce que découvre Byeon Gang-soe en écartant les cuisses de la dame, donc, n’en est pas moins ambigu. Toutefois, le pouvoir paralysant du sexe féminin entraperçu, ou à plus forte raison contemplé, ne nous est suggéré que de biais : l’homme qui l’admire en toute netteté n’en sera nullement inhibé ! il faut attendre la seconde partie du récit pour voir apparaître quelque chose qui ressemble clairement à la pétrification synonyme de castration. Et, dirait-on, en sens inverse. Car aucune vision ne pétrifie notre héros, tandis que ce sont ceux qui le voient qui sont pétrifiés. Et même plus que cela, puisque la paralysie est contagieuse au point de figer ceux qui à la lettre n’ont rien vu mais qui simplement sont dans la sphère d’action ou dans le voisinage de celui que poursuit la malédiction des totems. Il y a mieux encore : Byeon Gang-soe, en devenant médusant, acquiert le statut de héros littéraire ! Il incarne à tel point la Méduse que l’on comprend, tardivement, pourquoi le texte est intitulé de son nom. Ou plus exactement, le titre donne à penser que le principal de cette histoire réside dans les démêlés de la veuve avec un cadavre embarrassant, qui occupent les deux derniers tiers du récit.

Ajoutons que c’est par rapport au protagoniste que Kim Dep-deuk joue le rôle de Persée. On le voit essayer de l’aveugler, alors qu’il n’avait jamais été précisé par le récit que les yeux du mort étaient la cause de l’immobilisation de tous « les mâles de plus de dix ans » qui approchaient : il semblait qu’il suffisait de le voir mort et raide pour en être gelé et perclus. Tout se passe comme si ce personnage de Kim Dep-deuk, qui fait figure de héros en second, projetait l’image même du monstre pétrifiant sur le défunt, aux pouvoirs maléfiques duquel il a pu résister du fait qu’il ne l’a entr’aperçu, si l’on ose dire, que d’une demi-paupière. En somme, dans notre récit, c’est parce qu’il y a Persée qu’il y a Méduse.

D’un autre côté, le moribond raide et en érection ne fait guère illusion. Il n’est pas une image de phallus apotropaïque puisqu’il va mourir et qu’il n’est donc même pas capable de détourner les agressions qui le menacent. Il se révèle exemplaire d’un traitement de la virilité qui, dirait-on, combine en permanence la raideur et la défaillance. L’effet qu’il produit sur la foule qui l’entoure après sa mort ne fait pas davantage illusion : la multiplication des morts raidis dans sa chambre, puis celle des personnages qui assistent à son enterrement, a la même signification que celle des cheveux-serpents sur le crâne de la Gorgone — trop nombreux donc inexistants ! En matière de phallus, c’est bel et bien un ou rien, tout ce qui excède l’unité équivaut à zéro. On a même déjà observé le phénomène durant l’as­semblée générale des jangseung. Non seulement le grand nombre de ces phallus de bois disait la castration (la punition de Byeon Gang-soe à mettre au point), mais il y a même eu une discrète plaisanterie précisant que pour un totem, se courber n’est pas facile, même si c’est possible :

Du fait de leur nature particulière, ils ne pouvaient, pour se saluer, ni incliner la tête ni fléchir les reins. Ils étaient contraints, si l’on tient à faire une comparaison avec le genre humain, de se tenir bien droits sur la pointe des pieds. Ils parvinrent tout de même à faire un semblant de révérence devant leur grand maître.

Cette malheureuse fatalité de l’inclinaison et du fléchissement qui pèse sur les hommes semble être inhérente à la phallicité elle-même. Il faudrait aller jusqu’à dire, même si Freud ne semble pas en avoir une claire conscience, qu’elle lui est consubstantielle. C’est ainsi que les avatars menaçant la raideur masculine ne sont pas fort différents de ceux qui risquent de priver de comblement l’orifice génital féminin en faisant fuir les amateurs impressionnables, comme le moine de rabelais. En somme, Méduse et Byeon Gang-soe, même combat, semblables défaites virtuelles et pouvoirs magiques analogues.

On se souvient alors que le développement même du texte de Freud nous avait donné l’impression d’une sorte d’inachèvement. Parti de la tête de Méduse, castratrice parce que liée à la monstration-vision du sexe féminin, il en était arrivé pour finir à une glorification du sexe masculin — on sait que ce penchant, si j’ose dire, est une donnée psychologique inaltérable chez le créateur de la psychanalyse.

Peut-être alors pouvons-nous ajouter à son analyse une conclusion qui, sans compromettre foncièrement l’essentiel, généraliserait le phénomène auquel il s’est intéressé. Le spectacle à nu des deux sexes, en toutes circonstances, génère une angoisse ambiguë. Une telle conclusion, en fait, ne nous apprend pas grand chose. Rien, en tout cas, que la langue ne sache déjà puisque la fascination fascinus est l’équiva­lent du grec phallos. Les étrusques et les romains — à l’instar sans doute de beaucoup d’autres à la surface du globe — avaient senti que l’exhibi­tion du membre viril, elle aussi, immobilisait comme par magie ceux qui attardaient leur regard sur ce spectacle. La puissance du sexe montré, qu’il soit masculin ou féminin, est telle qu’elle produit des effets contraires autant qu’imprévisibles, excitant ici à ce moment, paralysant là à cet autre. nous le murmure. En latin, le mot

Peut-être L’histoire de Byeon Gang-soe nous a-t-elle permis de compléter le parcours interprétatif que Freud, sentant bien que quelque chose restait en suspens, n’a jamais conduit à son terme et dont il n’a pas jugé bon de publier l’esquisse. Il avait pleinement raison sur un point — là encore sans que ce soit une grande découverte —, à savoir qu’il faut toujours aller voir ailleurs ce que les traditions orales ou écrites nous disent.

Encore faut-il avoir la chance de trouver les bons textes.

[toggle title_open= »Notes » title_closed= »Notes » hide= »yes » border= »yes » style= »white » excerpt_length= »0″ read_more_text= »Read More » read_less_text= »Read Less » include_excerpt_html= »no »]- Précisons : être mort ne représente rien pour l’inconscient infantile, l’état de mort est irreprésentable. Ce qui importe, ce qui nous « parle » sans paroles, c’est la mise à mort, la suppression, un acte en rapport avec un lieu où l’on disparaît. Notre texte évoque bien, en ce point, « une tombe qu’on rouvre » puis les « cérémonies d’anniversaire » où se répète l’engloutissement dans la terre, qui est toujours la terre-mère.[/toggle]

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