Portraits d'Auteurs

Une interview de Kim Young-ha

Votre construction littéraire ressemble à un labyrinthe, dans lequel le lecteur ne risque t-il pas de se perdre ?

Non, ce n’est pas pour perdre le lecteur. Je considère qu’un roman est un voyage et je fais ce voyage avec les lecteurs. Au lieu de prendre un chemin tout droit je leur fais prendre un chemin plus compliqué dans lequel on retrouve l’essence de la littérature.

On dirait que les personnages n’ont jamais de lien entre eux.

Je voulais décrire la vie des Séouliens, qui se retrouvent de plus en plus isolés dans la société même, depuis les années 1990. Dans une grande ville comme Séoul, les individus sont de plus en plus seuls, éloignés de la société surtout par rapport au modèle traditionnel de la société confucéenne. Aujourd’hui c’est l’individualisme qui crée cette solitude.

Je trouve ce sujet ironique. Les nouvelles technologies d’aujourd’hui sont surtout créées pour la communication. Malgré cela, les individus ont de moins en moins de liens. Ils n’arrivent pas à utiliser ces technologies dans un sens favorable à la communication. C’est ce point qui rend les individus isolés et abandonnés dans la société.

 Dans votre dernier roman, L’Empire des Lumières, la famille apparaît écartelée. Ce modèle semble s’installer en Corée ?

Dans mes romans je cherche à montrer ce que je ressens. À l’heure actuelle en Corée, le modèle de la famille se déchire, il n’y a plus de place définie pour le père ou les enfants. Avant, avec le confucianisme, les liens entre les membres de la famille étaient très forts, alors qu’aujourd’hui les familles se séparent de plus en plus. Même si on vit ensemble, les liens entre les membres de la famille diminuent d’intensité.

Vous avez un jour déclaré, à propos de L’empire des lumières que la position d’espion était la meilleure situation pour observer une société. Est-ce que vous pensez qu’un individu à la personnalité atténuée par les circonstances est le mieux placé pour observer une société?

 Je me suis plutôt demandé quelle sorte de personnage peut observer clairement, avec le meilleur regard, la société actuelle coréenne et c’est pour cette raison que j’ai créé ce personnage d’espion.

 Mais ce personnage n’a pas beaucoup de personnalité…

 Grâce à ce manque de personnalité, qu’il a effacée au fur et à mesure de sa vie en Corée du Sud, il est devenu comme un fantôme, ainsi il peut observer secrètement et beaucoup plus clairement la société coréenne. C’est la meilleure situation pour observer.

Vous avez toujours dans vos romans recours à l’histoire, notamment dans Fleur Noire, votre précédent roman, mais aussi dans L’Empire des Lumières. Ce recours à l’histoire n’est-il pas paradoxalement, une manière de vous en affranchir ?

 Entre Fleur Noire et L’Empire des Lumières,  il y a dix ans de différence. Pendant ces dix années, j’ai évolué personnellement et la société a changé avec le temps. C’est sur ce sujet que je voulais m’exprimer et montrer ces changements. Quand j’ai écrit ce premier roman, Fleur Noire, je croyais que je pouvais m’exprimer directement et que ce serait beaucoup plus communicatif. Mais avec le temps j’ai compris que pour écrire un bon roman, il faut essayer de dissimuler pour mieux comprendre, pour imaginer beaucoup de choses; c’est pour cette raison qu’il y a autant de différences entre ces deux romans.

On dirait que vous et votre génération d’auteurs vous êtes comme écartelés ?

Depuis 1995 est apparu un roman complètement différent d’avant, c’est un changement brutal dans la littérature. C’est une année marquante pour les arts, le cinéma et la littérature. Jusqu’en 1995, le plus important était la nation, mais à partir de cette année-là l’individualisme et la solitude se sont renforcés. C’est vraiment une démarcation entre l’ancien et le moderne.

 Sentez-vous que vous avez une culpabilité, une dette au regard de l’histoire ?

 Je ne pense pas avoir une dette envers le passé. Tout simplement en tant qu’écrivain, j’essaye d’écrire ce que je pense et ce que je désire à un moment déterminé.

Vous êtes au milieu de deux générations, d’un côté  Hwang Sok-yong et de l’autre Kim Ae-ran, sentez-vous une responsabilité générationnelle en quelque sorte?

Les romans de Hwang Sok-yong sont importants car il faut garder en mémoire le passé. Mais le film de Im Sang-soo (Le vieux jardin), nous dit qu’il faut quand même oublier cette mémoire collective et passer à une mémoire plus personnelle. Je suis au milieu de ce changement, de cette différence entre générations. Je suis au milieu de deux catégories de romanciers, mais en même temps j’ai participé au mouvement des étudiants, je sais ce qu’il s’est passé avant et l’individualisme qui s’est renforcé après aussi. J’ai vécu tout ça jusqu’à maintenant. C’est pour cela qu’en effet ma place d’écrivain est au milieu.

Justement avez-vous le sentiment qu’en Corée les modèles économiques influencent considérablement le mode d’écriture ?

 Avant 1990, la société coréenne était une société très fermée, très sclérosée, mais à partir de cette date il y a eu beaucoup de changements, avec une sorte d’importation de la culture et de l’industrie étrangère, qui a influencé ce fort individualisme. En tout point de vue, la société coréenne a énormément changé.

Vous avez appris les sciences de gestion, entre celles-ci et le travail d’écriture, est-ce qu’il n’y a pas de conflits des modèles de pensées ?

Tous les écrivains coréens en général se sont spécialisés dans la littérature, ils peuvent voir tout le sentimental et l’émotionnel de la société et toujours en littérature le personnel. Mais dans mon cas, comme je me suis spécialisé dans les sciences de gestion, je peux observer la société d’une manière plus froide, plus lucide. C’est pourquoi mon écriture est différente des autres. J’ai fait très attention à ma perception, à ma conception de la société, due à cette vision des sciences sociales mais quand même il faut écrire un roman qui ne décrit pas seulement la société, car je ne suis pas sociologue. C’est d’ailleurs avec une certaine attention, que je change les dialogues dans mes romans, je ne décris pas directement la société. Même si c’est difficile c’est le travail de l’écrivain. Je crois que le rôle de l’écrivain est de mettre une certaine relativité personnelle dans la description de la société. C’est pour cela que mon rôle est complètement différent de celui des autres écrivains purement littéraires.

 Dans votre construction littéraire, il y a toujours beaucoup de personnages, on a le sentiment que vous ne voulez pas donner la priorité à un personnage par rapport aux autres.

 Je préfère cette polyphonie, avoir plusieurs personnages qui discutent, communiquent et échangent. Je n’aime pas que ce soit un personnage qui donne une seule voix, je préfère ce genre de roman.

 Est-ce que ce n’est pas une manière de tenir à distance les personnages et de ne pas être influencé par eux ?

 Ma littérature est différente d’avant les années 1990. Je préfère garder toujours une distance entre mon moi personnel et les personnages de mes romans, en même temps c’est mon caractère personnel aussi qui correspond à cette manière de description. Si on prend L’étranger de Camus, les anciens romanciers coréens  préfèrent la dernière scène, celle du personnage qui s’exprime et se révolte à la fin, alors que dans mon cas je préfère la première partie du roman.

 Finalement est-ce que vous ne rejoignez pas un peu la position du sociologue, un peu distante par rapport à vos personnages ?

C’est juste. Même si dans le roman il y a une grande distance entre mes personnages et moi, dans chacun d’eux il y a un peu de moi-même.

Les écrivains coréens sont très influencés par l’écriture de la nouvelle. Vos deux romans Fleur Noire et L’Empire des Lumières sont des gros romans, alors est-ce que d’être obligé de tenir la distance dans un long roman ne joue pas dans le sens de ces personnages et de ces histoires qui manquent de lien ?

 Je préfère cette structure de roman, avec beaucoup de personnages qui se disputent et qui sont en même temps indifférents. J’ai d’abord été édité en tant que nouvelliste, donc il y a toujours des traces de cela dans mes longs romans.

Dans la tradition littéraire coréenne, la figure de l’ennemi est partout présente. Quels sont les ennemis des jeunes écrivains aujourd’hui ?

Je pense que mes personnages n’ont pas de vrais ennemis. Ils sont perdus dans une sorte de labyrinthe. Ce point est important chez mes personnages. Les ennemis ne sont plus visibles dans la société actuelle.

 De quoi avez-vous peur comme romancier ?

Je refuse d’être sécurisé en tant que romancier, j’ai peur de devenir ce genre de romancier qui ne peut pas réaliser toutes ses envies et aller au bout de ses possibilités. Dans ce cas-là que pourrai-je faire? Mais ce dont j’ai le plus peur, c’est d’être trop dur dans mon écriture et ma pensée, il faut toujours innover, créer, remodeler et en même temps recycler. L’esprit doit être mou pour que quelque chose entre dans la tête. Si l’esprit est dur et ferme, on a tendance à ne voir le monde qu’à sa manière, souvent ancienne. J’ai été professeur à la section de création  littéraire et j’ai refusé d’être étiqueté dans un genre donc j’ai démissionné, ce qui n’était pas si évident et facile.  Quand j’ai démissionné de ce poste, on a annoncé dans les journaux : « Kim Young-Ha a démissionné de son poste de professeur. »