Critiques Littéraires Essais

Le sentiment dans les poésies extrême-orientale et française

Essai Philosophique

sur l’Imagination et le Symbolique

Cet essai est consacré à une méditation sur les sentiments tels qu’ils ont été explorés par quelques grands poètes et grands esprits de l’Extrême-Orient et de l’Occident. Tous les hommes vivent constamment au milieu de sentiments plus ou moins profonds mais il est difficile de les percevoir avec finesse et de les rendre dans la langue humaine, car souvent ils se cachent ou nous oppressent. De même qu’il prend dans ses poumons l’air de l’atmosphère et absorbe dans son organisme l’eau des sources et les éléments de la terre, l’être humain grandit et chemine au rythme des sentiments. Alors qu’il invente, crée, pense et s’extériorise, l’être humain palpite de sentiments, tantôt sereins et tantôt troublés, tantôt à peine esquissés et tantôt débordants.

Jusqu’à sa mort l’homme ne cesse de s’étonner sur lui-même et sur ce qu’il éprouve en lui au contact des choses, mais souvent la vie risque de le dérober de sa puissance de rêve et tout lui paraît alors terne, d’où le poète vient constamment l’éveiller. Poésie et méditation percent des profondeurs cachées du coeur humain, font entrer dans une connaissance de l’âme aux sources de sa créativité qui embrassent les forces de la raison, de l’imagination et du sentiment. “La connaissance poétique du monde”, dit Gaston Bachelard, “précède, comme il convient, la connaissance raisonnable des objets. Le monde est beau avant d’être vrai. Le monde est admiré avant d’être vérifié…” (1)

Alors pour percevoir la richesse et le rôle des sentiments il nous faut entrer dans l’aventure de l’esprit créateur et inventif qui nous arrache aux habitudes et aux asservissements quotidiens.  “Visiblement une force travaille devant nous, qui cherche à se libérer de ses entraves et aussi à se dépasser elle-même…/… comment définir autrement l’esprit?;  “L’imagination …/… invente de l’esprit nouveau; elle ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision.” (2)

Cet essai voudrait explorer la relation féconde entre la pensée et les sentiments, nous laissant porter par les messages du poète et du penseur, souvent l’un étant l’autre à la fois, et nous inspirant des multiples créations des arts. Les images, les symboles liés aux éléments fondamentaux de la nature sont la musique par laquelle la pensée s’ouvre et vient au jour. Dans cette libre recherche entre poésie, philosophie, coeur et nature, on pourra penser à Jean-Jacques Rousseau qui a révolutionné la langue comme il a été récemment souligné: “Rousseau, c’est une langue, une parole, une musique sans précédent…/… La langue de Rousseau ne s’adresse jamais seulement à la raison, elle atteint à la fois toutes les parties de l’âme. Elle mêle la poésie à la philosophie” (2bis) Mais tout un essai serait nécessaire uniquement en relation avec Rousseau.

Ces pages tentent d’aborder quelques aspects des sentiments sur lesquels nous nous heurtons et où une logique pure nous laisse au dépourvu. On étudiera d’abord la naissance des sentiments dans l’esprit humain avec la dimension mystérieuse de cette source qui peut se troubler. On se penchera ensuite sur l’expression des sentiments à travers les mots  sonores de la créativité poétique, et cette difficulté de partager la réalité elle-même. Finalement on s’interrogera sur une métaphysique possible du sentiment, non sans tâtonnements, pour entrevoir certaines significations de ce que nous apprécions et de ce dont nous souffrons, joie et souffrance.

Les sentiments surgissent du silence profond, devenant une multiplicité vive plus ou moins harmonieuse, et cherchant un accomplissement approprié avant de revenir à une paix où rayonne un sens. Les sentiments déconcertent parfois comme à la vue d’un cheval sauvage, et la tâche revient aux hommes de les approcher, de les comprendre, de leur mettre les reines tout en gardant leur naturel, pour les guider vers leur maturité.

Cet essai est par ailleurs une improvisation sur une relation de correspondance et de contraste, toujours d’enrichissement entre l’esprit extrême-oriental et l’esprit occidental. Loin de vouloir définir ou conceptualiser rigoureusement la dimension du sentiment dans les deux traditions, il se limite à entrer en harmonie avec certains chants qui ne nous en disent pas moins sur l’homme, sa destinée et la trace qu’il laisse en cette vie.

1.    Racines et Frondaisons des Sentiments

Les sentiments sont comme la vie et le temps, ils nous échappent facilement alors que nous vivons en eux, portés par eux. Il est nécessaire d’ouvrir un horizon de découverte où les sentiments se laisseront mieux apprivoiser. On partira d’abord du paradoxe selon lequel les sentiments sont connus de l’homme par la faculté de la raison, les deux s’enchevêtrant. De rester trop proche des sentiments, comme à fleur de peau, les laisseraient dans l’obscurité. “C’est”, dit Paul Ricoeur, “dans la genèse réciproque du connaître et du sentir que la signification du sentir apparaît.” (3) On ne peut alors éviter un cheminement  de réflexion sur les sentiments, non pour en tirer une théorie, mais pour en éclairer leur sens. Et souvent nous éprouvons en nous des douleurs pour ne pas saisir les chocs sourds des sentiments qui nous ébranlent. La condition humaine veut que nous soyons à la fois intimement unis à nos sentiments et qu’il nous faille, par ailleurs, nous en détacher pour progresser dans notre vie de sentiments. “Ainsi, ne peut-on définir le sentiment que par ce contraste même entre d’une part un mouvement par lequel nous “détachons” face à nous et nous “objectivons” les choses et les êtres, et d’autre part un mouvement par lequel nous nous les “approprions” et les intériorisons en quelque sorte…/… D’un côté, c’est la raison, en tant qu’ouverture sur la totalité, qui engendre le sentiment, en tant qu’ouverture sur le bonheur. En retour, c’est le sentiment qui intériorise la raison.” (4) Les sentiments s’éclairent dans une dialectique avec la raison et leur rôle irremplaçable est d’introduire l’esprit à des dimensions intérieures que la raison seule ne peut explorer.

Ricoeur nous amène à découvrir qu’il existe un conflit en l’homme qui se trouve  sous le signe de la dualité, d’une disproportion, d’une polarité initiale, par exemple du désir vital et de l’amour intellectuel. L’épreuve des hommes est de vivre cet écartèlement entre d’une part une aspiration à l’infini et à la totalité que donne la raison et  d’autre part la réalité de l’existence, le lien avec les objets auxquels on vibre par les sentiments. D’où la nécessité de guider les sentiments pour trouver un équilibre. Dans la tradition occidentale l’homme est marqué par une fragilité affective en relation avec la pensée chrétienne qui a souligné la chute originelle de l’homme et de la femme, la souillure première du péché et la subtilité du mal, la volonté s’étant corrompue. Pascal a exprimé cette condition avec grande force, laissant une marque indélébile sur les esprits occidentaux.

 

“Quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous les malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près.” (5)

 

Mais, point très significatif, Ricoeur souhaite dépasser la vision pascalienne de misère pour trouver le sentiment et le coeur originels avant la chute et le mal. Il y a donc en l’homme le désir de goûter les sentiments avant qu’ils ne soient déviés et souillés. Ce serait ainsi voir le monde comme en son premier jour, en un jour d’innocence. On trouve ici une ligne de recherche sur le surgissement du sentiment dans l’esprit humain comme le germe qui naît de la graine ou la source d’où prend naissance le cours d’eau. Les sentiments sont racine et frondaison, source et océan, à la fois ténus et immenses, cachés et omniprésents, battements fragiles au coeur de l’homme et véritable univers. Racine et source se comprennent dans une relation avec des paysages, des fleuves, des cieux, un monde, et la première pousse, le premier bourgeon du sentiment annoncent les floraisons de l’action et de la maturité humaines.

Ricoeur s’est efforcé de remonter au point de départ du sentiment, à cette situation originaire où l’être humain s’ouvre au monde pour le recevoir, le dire et l’exprimer en le comprenant, sentir n’étant jamais détaché de comprendre. Ainsi l’être humain est dualité fini et infini, percevoir et recevoir, intellect et sentiment mais par-delà tout dualisme. Ricoeur utilise certaines images comme celle de la lumière pour exprimer le milieu dans lequel apparaît le sentiment. De même que je ne vois pas la lumière mais dans la lumière, je suis déjà participant du sentiment qui naît. “La lumière est ainsi l’espace d’apparition; mais la lumière est aussi l’espace d’intelligibilité. La lumière, comme l’ouverture, est médium d’apparition et de dicibilité.” (6)

Ricoeur souligne l’importance d’une philosophie de l’imagination comme synthèse de la dualité de l’homme.  Il part de l’immédiat de la première rencontre du moi et de la chose, lesquels vont progressivement se développer en une personne et un monde en relation aux quêtes de “l’avoir”, du “pouvoir” et du “valoir”, le sentiment émergeant et s’accomplissant au cours de ce développement où s’entrecroisent  l’intellect et la sensibilité. Au départ existe une émotion intense et confuse qui se transforme en sentiment et en coeur. Mais malgré nos efforts pour cerner le sentiment dans son émergence il nous résiste mystérieusement. “Comme tout notre langage s’est élaboré dans la dimension de l’objectivité, où le sujet et l’objet sont distincts et opposés, le sentiment ne peut plus être décrit que paradoxalement, comme l’unité d’une intention et d’une affection, d’une intention vers le monde et d’une affection du moi; mais ce paradoxe est seulement l’index pointé vers le mystère du sentiment, à savoir la liaison indivise de mon existence aux êtres et à l’être par le désir et l’amour.” (7) Ce qui pouvait nous sembler ainsi familier avec les sentiments nous laisse désormais au seuil d’un mystère et appelle davantage d’explorations.

 

L’extrême-Orient a peut-être moins creusé la compréhension intellectuelle du sentiment mais il a souligné avec grande force l’importance du point de départ des émotions au coeur de l’homme dans la rencontre avec les choses de l’univers. Mentionnons que dans le Yijing la découverte de ce premier élan en l’homme est liée à une purification intérieure, à une ascèse plus qu’à une raison pure, bien que la raison soit aussi engagée. “Connaître l’imperceptible commencement relève de l’esprit divin…/… L’imperceptible commencement  est le départ à peine visible-tant il est ténu, ce qui se laisse voir en premier de bonne fortune ou non. L’homme de maturité, dès qu’il aperçoit cet imperceptible commencement agit sans attendre.” (Yijing, “Grand Commentaire”, II, V.11) (8) Alors que les Occidentaux par penchant recherchent davantage l’objet essentiel, la chose en elle-même, objet physique ou intellectuel, les Extrême-Orientaux écoutent davantage le résonnement en eux à la rencontre avec l’objet, comme pour mieux le goûter.

Ainsi ce premier élan prisé par le Yijing a été repris comme un thème continu chez les penseurs chinois, Zhou Dun-yi/Chou Tun-i poursuivant au 11e siècle cette méditation  en des accents nouveaux: “Le faîte suprême se meut et engendre le Yang…/… Au terme du repos le mouvement recommence…”; “La sincérité est le fondement des cinq vertus constantes et la source de tous les actes (de vertu). Tant que la sincérité demeure inactive, elle est (comme) non-existante; elle existe (vraiment  et prend forme) quand elle entre en activité; parfaite quand elle est au repos, elle n’est perçue que quand elle se manifeste par son activité.” (9) Mystère si profond que les Chinois ont creusé dans ce passage du calme repos au mouvement actif, de ce qui est non engagé à ce qui est manifeste.

La Doctrine de l’Invariable Milieu a d’ailleurs fait le lien entre la naissance des sentiments dans l’esprit-coeur et cet enracinement ontologique. “Quand le plaisir, la colère, la tristesse et la joie n’ont pas encore éclos, on dit que l’esprit-coeur est centré. Quand ceux-ci éclosent en étant centrés et équilibrés, on dit que l’esprit-coeur est en harmonie. Etre centré, c’est le grand fondement du monde. Etre en harmonie, c’est atteindre le Tao du monde. Quand tout est au plus haut point centré et harmonieux, tout trouve sa place dans l’univers et toutes choses reçoivent leur nourrissement et leur accomplissement.” (10)

Comme Paul Ricoeur prenait l’image de la lumière pour nous faire entrer davantage dans la compréhension profonde du sentiment, considérons pour la Chine l’image de la musique exprimée dans l’un des hexagrammes du Yijing, “L’Enthousiasme”, hexagramme 16. (11) On y voit l’image du tonnerre qui résonne à partir de la terre. Une seule ligne est forte/pleine au milieu de l’hexagramme, au commencement du trigramme supérieur. La quatrième ligne à partir du bas exprime donc l’explosion de l’énergie et des sons qui se propagent en montant à partir d’un centre intérieur. Cette ligne est la seule manifestation du mouvement à l’intérieur de l’hexagramme. Le son naît et se propage au coeur du silence, du vide, du calme, et progressivement se forme une harmonie. Ainsi l’enthousiasme est la manifestation de la présence divine au coeur de l’homme.

De nombreux néo-confucianistes chinois et coréens ont médité ces textes classiques, gardant la même inspiration bien qu’utilisant des approches conceptuelles différentes. Et quelquefois leurs idées s’exprimaient à travers des poèmes, tel Yi I, Yulgok (1536-1584) dans

 

Pensées Profondes une Soirée de Solstice d’Hiver

Durant une soirée de solstice d’hiver, à minuit, le Yang se met en mouvement.

Il est difficile d’exprimer la dimension mystérieuse du Coeur du Ciel,

Sachant que l’être se cache à l’intérieur du non-être.

Lorsque la terre tremble au claquement du tonnerre,

Allume un feu nouveau au coeur de la nuit

Et reste-là sans tomber de sommeil,

Pensant silencieusement à ces fondements mystérieux.

 

Alors que le Yin dans sa pureté se fait proche,

Toutes choses sont encore endormies, sans vie.

 

Le printemps revient vers la terre,

les bourgeons nourrissent la volonté qui renaît…/…” (12)

 

Si la raison trouve facilement une place certaine, les sentiments attirent sur eux la méfiance, car Est-Ouest, ils sont frappés de fragilité, de déviations, de manque d’harmonie. C’est pourquoi très tôt l’intuition extrême-orientale fut qu’un travail intense de culture, de polissage, de maturation, d’affinement était nécessaire pour que les sentiments puissent être guidés dès leur départ et fructifier dans leur véritable beauté. Telle fut l’intuition de Confucius. “L’esprit-coeur est éveillé (xing/hûng) au contact de la poésie, il est établi par les rites et il est accompli par la musique.” (13)  Le caractèrexing/hung lié à ce qui s’élève, aussi à la joie, aux émotions,  évoque cette belle et mystérieuse influence de la poésie sur l’esprit, le touchant mais indirectement, comme à travers une évocation, une suggestion, un appel, différemment du discours convaincant de la philosophie ou de la morale.  L’esprit qui s’éveille est encore fragile, mais il est pur et il faut le traiter avec délicatesse, l’encourageant  à se développer vers son véritable accomplissement.

 

2. Sentiments et Création Poétique

Analyses philosophiques, traités psychologiques ne font souvent que rester aux confins de ce monde des sentiments qui demeurent mytérieux, car le sentiment quoique se manifestant au dehors reflue souvent vers l’esprit  intime et des  profondeurs plus grandes que nous ne pouvons les soupçonner. Alors que nous sommes limités par l’expression, seule la créativité la plus haute libère ce qui sommeille dans ces profondeurs. Le sentiment dans ses multiples paradoxes est à la fois changeant et dynamisme de relation, tantôt nous laissant dans la solitude et tantôt mettant ensemble un intérieur et un extérieur, l’invisible et le visible. “La fonction universelle du sentiment”, dit Ricoeur, “C’est de relier; il relie ce que la connaissance scinde; il me relie aux choses, aux êtres, à l’être; tandis que tout le mouvement d’objectivation tend à m’opposer un monde, il unit l’intentionnalité qui me jette hors de moi à l’affection par quoi je me sens exister; aussi est-il toujours en-deçà ou au-delà de la dualité du sujet et de l’objet.” (14) Et dans la relation à l’univers, du fond de l’esprit au fond des êtres, surgit la créativité.

Une évolution récente a grandement séparé les hommes de leur environnement naturel, mais cette tendance est dommageable pour la véritable éclosion des sentiments au coeur de l’homme. L’homme n’est pas une entité isolée, un rouage, mais un être en osmose avec l’universel, une plantation intégrée à un paysage. Cet essai cherche à apprécier l’expression des sentiments humains en relation avec diverses formes de paysage, le paysage naturel, le paysage intérieur du coeur, le paysage spirituel lié à l’absolu, à l’infini et au ciel. Extrême-Orient et Occident ont tous deux été sensibles à la relation de l’homme à travers le paysage en peinture, en musique et en poésie. C’est ce qu’exprime magnifiquement Hugo von Hofmannstahl: “Nos sentiments, nos ébauches de sentiments, tous les états les plus secrets et les plus profonds de notre être intime ne sont-ils pas de la plus étrange façon enlacés à un paysage, à une saison, à une propriété de l’air, à un souffle?” (15) et aussi Paul Ricoeur: “Le sentiment apparaîtra comme une couleur d’âme, comme une affection: C’est ce paysage qui est riant et c’est moi qui suis gai; le sentiment exprime mon appartenance à ce paysage, qui est en retour le signe et le chiffre de mon intimité.” (16)

Ici le philosophe  se mettra à l’écoute du poète et les deux gagneront en compréhension du coeur humain. “Les poètes doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître l’homme.” (17) Et le poète Vigny de s’exclamer: “Poésie! O trésor! Perle de la pensée.” (18) Ecoutons donc un philosophe coréen qui fut également un poète et  un poète français qui fut également un philosophe.

 

“C’est un lieu profond de saules verdoyants

où   chantent les loriots dorés.

Annonçant la pluie, souffle un vent léger

Et d’entre les nuages viennent les rayons, tombant.

 

Le harpiste, une coupe à la main,

Quelque poème se fait déclamant.

Du rosier la branche s’est mise à trembler dans le vent

et le prunier en fleurs, tout de trésors, délivre ses parfums.” (19)

et puis:

 

“La rose semble, rajeunie,

S’accoupler au bouton vermeil;

L’oiseau chante plein d’harmonie

Dans les rameaux pleins de soleil…/…

 

Tout vit, et se pose avec grâce,

Le rayon sur le seuil ouvert,

L’ombre qui fuit sur l’eau qui passe,

Le ciel bleu sur le coteau vert! …/…

 

– Homme! ne crains rien! la nature

Sait le grand secret, et sourit.” (20)

 

Dans la première strophe T’oegye crée le cadre naturel où l’homme n’est pas présent, et pourtant les sens s’ouvrent  aux multiples dimensions des phénomènes, avec surtout le jeu des couleurs, la couleur des feuilles, celle des oiseaux et des rayons, couleurs qui dans la deuxième strophe répondent au rouge des roses et au bleu violet des prunes. L’homme apparaît discrètement dans la deuxième strophe, mais il est intégré à la nature. Sa parole, son chant et sa musique sont en harmonie avec le chant des oiseaux et le souffle du vent. Par-delà l’homme c’est comme un hymne au surnaturel, sans qu’il soit nommé. Tous les sens sont enivrés, la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat, le goûter, car on peut comme goûter le vin de la coupe, respirer le parfum des fleurs de prunier et toucher les branches des arbres. C’est l’unité de l’expérience naturelle se transformant en expérience artistique et intellectuelle au sens élevé qui est ici chantée. On notera également la délicatesse du départ des émotions avec le vent léger, les rayons perçant au travers des nuages, la branche de rosier qui se met à trembler et le parfum qui monte des pruniers.

En sachant voir et sentir l’homme donne vie à la branche qui remue doucement sous le souffle du vent et ce souffle fait longtemps écho en lui comme dans le poème de T’oegye. Il est possible d’ignorer ou bien, touché par le souffle de l’imagination et de l’esprit, d’entrevoir la vérité des êtres. Chaque détail n’est plus un détail mais un signe ouvrant sur un monde et nous ouvrant les portes de l’intériorité. D’Annunzio écrit: “L’or solaire et le pollen sylvestre, mêlés, n’étaient plus, dans la palpitation du vent, qu’une seule et même poussière. Les pins, à la pointe de chaque aiguille, portaient une goutte d’azur”, et Gaston Bachelard de commenter: “Comment mieux dire que l’arbre frémissant distille du ciel bleu? Faire sentir à un seul signe, avec “une goutte d’azur”, la participation à une impression cosmique, c’est la fonction du poète.” (21)

L’effusion de ces vers et leur réception dans le secret est lié au jaillissement de la nature et à la correspondance par les sentiments à ce jaillisement. “Pour écrire un seul vers” dit Rilke”, “il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin.” (22) La force du sentiment fait que je deviens le paysage, je deviens la rose, l’oiseau, le rayon de soleil. Je vois le rayon venir à moi et en moi se faire lumière. Pour passer de la contemplation à la création poétique et philosophique, précieux sont les conseils de Bachelard: “Nous proposons aux philosophes pour traduire la genèse de l’être méditant la filiation suivante: D’abord la rêverie – ou l’émerveillement… Ensuite la contemplation -étrange puissance de l’âme humaine capable de ressusciter ses rêveries… Enfin la représentation. C’est alors qu’interviennent les tâches de l’imagination des formes.” (23)

Cet essai souhaite reprendre certaines images utilisées dans la création poétique. Dans ses divers ouvrages Bachelard, en évoquant la poétique des éléments fondamentaux de l’univers, particulièrement l’air, l’eau, le feu et la terre, rejoint le souci des Extrême-Orientaux qui à partir duYijing ont creusé la symbolique naturelle exprimée dans les divers trigrammes et hexagrammes. “Nous n’avons pas tort, croyons-nous, de caractériser les quatre éléments comme les hormones de l’imagination. Ils mettent en action des groupes d’images. Ils aident à l’assimilation intime du réel dispersé dans ses formes. Par eux s’effectuent les grandes synthèses qui donnent des caractères un peu réguliers à l’imaginaire.” (24) Dans la rencontre des objets se mettent en route les émotions, les mots et les rimes qui nous emmènent avec leur musique pour un voyage de l’esprit où l’on ne sait trop sur quelle rive on accostera mais où l’on se retrouve toujours si changé. Et ce voyage de l’esprit est lié au plus concret de notre condition physique. L’esprit de beauté prend son élan au contact des choses.

 

“Enfants! Aimez les champs, les vallons, les fontaines,

Les chemins que le soir emplit de voix lointaines,

Et l’onde et le sillon, flanc jamais assoupi,

Où germe la pensée à côté de l’épi.” (25)

 

L’esprit s’éveille à côté de l’épi, non dans l’abstrait, mais depuis la matrice naturelle il se nourrit des mille dons de ce qui l’entoure, le touche et lui parle. Par la puissance de l’imagination l’être est emporté dans un rêve qui se fait réalité comme la chrysalide devient papillon.

Progressons dans cette méditation d’images exprimées  dans la dynamique du rêve  et de la création poétique en prenant le complexe d’images cosmiques qui est un cristal de relations entre le ciel, les rayons du soleil, les nuages, le vent, l’oiseau et l’homme. Par contraste avec les lourdeurs de l’existence, chacun aspire à une élévation, à une liberté, au passage vers d’autres horizons, à la lumière venant dissiper les ombres. La notion fondamentale derrière ces images est sans doute celle de mouvement et de transformation. Un être immobile et figé va vers sa mort tandis que l’être vivant se caractérise par un éclatement continuel de nouveautés. Les nuages mouvants qui se forment, glissent et disparaissent dans l’azur répondent à la vie intérieure des sentiments. Le nuage est dans le ciel comme hors d’atteinte, et pourtant il m’embarque avec lui.

 

“- Et qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger?

– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas…. les merveilleux nuages!” (26)

 

 

Le nuage symbolise tant l’élévation que l’unité avec une dimension supérieure montant dans le ciel bleu où il finit par se fondre. Le nuage peut être doux et violent, solitaire et masses, il est toujours changeant. “On peut dire que la contemplation des nuages nous met devant un monde où il y a autant de formes que de mouvements… C’est un univers de formes en continuelle transformation.” (27) L’un des aspects forts du nuage est de nous suggérer le pouvoir de l’impossible. “Le rêveur marche sur le nuage… C’est le nuage qui l’emporte… comme un manteau qui… bientôt est une aile, une aile d’aigle.” (28) On rejoint ici les évocations puissantes de Zhuang Zi (29) pour qui “le saint domine les nuages, chevauche le soleil et la lune, et voyage en dehors des quatre mers.” Cette capacité est liée à une transformation de tout l’être, à une libération de toutes les lourdeurs de l’existence.

 

“Et ce nuage où mon esprit embarque,

Tout ce qui fait l’âme glissante et lourde,

Saurai-je moi, saurai-je m’en déprendre?”  (30)

 

Nuages et soleil jouent l’un avec l’autre, se cachant et réapparaissant dans l’immensité entrevue à travers le mouvement des branches bruissantes et l’homme en est le témoin, pour quel sens? Ce jeu cosmique à la fois rieur et sérieux qui, par reflets, a ses correspondances dans le coeur est comme un appel. L’homme devient en tissant des liens entre les divers éléments de l’univers. Il relie l’oiseau au nuage, le rayon à l’eau, dans la lumière et l’obscurité, mais ce n’est pas la pure matière qui le séduit, c’est davantage un élément qui l’éveille, un être qui l’interpelle, un regard qui le fait rêver ou  un coeur qui palpite.

 

“Il n’y a pas loin, par l’oiseau, du nuage à l’homme” (31)

 

“Le vent lit à quelqu’un d’invisible un passage

Du poème inouï de la création;

L’oiseau parle au parfum; la fleur parle au rayon…/…

Le ciel s’ouvre à ce chant comme une oreille immense.” (32)

 

Les nuages évoluent ainsi dans le ciel tout en se mirant dans les eaux, car tout est en communication, et au plus profond les cieux et les eaux se reflètent dans les yeux des êtres humains, invitation à un voyage par-delà le temps et cette vie mortelle. Nuages et ondes qu’on retrouve dans la poésie chinoise:

 

“Rideau d’azur haut enroulé

Balustrades aux méandres sans fin.

Nuages légers sur les eaux lisses, arbres à la brume mêlés:

Coeur minuscule, pensée infinie.” (33)

Le ciel est comme une oreille, il est aussi comme l’oeil, comme la toile du sentiment, toile vierge où l’artiste divin pose les couleurs plus claires ou plus foncées, pâles ou contrastées, violentes ou douces, travail incessant auquel répond le travail de l’homme lorsqu’il s’éveille de par ses sentiments.

 

 

“Sa voix (l’oiseau) bénit le Dieu de l’âme

Qui, toujours visible au coeur pur,

Fait l’aube, paupière de flamme,

Pour le ciel, prunelle d’azur!” (34)

 

L’homme regarde et est regardé. Il se mire dans l’univers, mais en lui se reflètent les regards cosmiques, dialogue qui s’incarne dans le dialogue entre les êtres. Les regards des yeux de chair croisent ceux des yeux de l’âme.

 

“Tes yeux sont si profonds qu’en me penchant pour boire

J’ai vu tous les soleils y venir se mirer…/…

 

Les vents chassent en vain les chagrins de l’azur

Tes yeux plus clairs que lui lorsqu’une larme y luit

Tes yeux rendent jaloux le ciel d’après la pluie…” (35)

 

et répond le visage extrême-oriental qui dans son évanescente finesse nous fait découvrir d’autres regards, d’autres yeux comme dans cette Ode de l’antiquité:

 

“Beau visage au sourire charmant

Aux yeux purs et profonds,

Blanche soie où se dessinent les couleurs.” (36)

 

Ainsi en créant, dans la passivité et l’activité, le geste et l’écoute, la parole et le silence, l’homme s’éveille-t-il au sentiment dans ses richesses et chemine-t-il avec lui pour en découvrir le rôle, malgré ses complexités et multiples changements.

 

3. Signification Ontologique du Sentiment

 

Alors que le sentiment est souvent considéré comme fragile, changeant, la raison lui étant supérieure, de façon paradoxale il peut être aussi un chemin de connaissance et de vie le plus noble lorsqu’il est lié à une concentration, à une méditation et à une purification. On poursuivra dans cette partie l’échange entre philosophie et poésie, philosophie étant davange une parole de raison et poésie une parole d’émotions. Mais, comme certains l’ont dit, la philosophie élevée touche à la poésie et la poésie quelquefois peut dire plus que la philosophie. Si la raison a la force de la clarté et de la précision, le sentiment a la force de l’intensité, de la profondeur et de la richesse du multiple. La raison voit souvent en un éclair telle structure, l’émotion, à la fois  instantanée et durable, touche la chair et parfois vibre pendant longtemps. Entre Extrême-Orient et Occident on hésite parfois pour savoir si la noblesse de l’homme est dans la raison ou dans la vraie émotion. Ainsi Pascal peut dire à la fois: “Toute notre dignité consiste en la pensée.” ou bien “Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais par le coeur” (37)

Les sentiments sont aux multiples couleurs et résonances mais il y aussi une hiérarchie des sentiments qui semble décolorée aujourd’hui. Tel sentiment dénote plus de valeur qu’un autre, par ailleurs tel sentiment revêt plus ou moins de délicatesse ou de profondeur. Tentons ainsi d’approcher la dimension ontologique du sentiment. Méditons encore avec Ricoeur pour qui le sentiment intériorise dans une relation à la raison. Pour progresser dans la compréhension du sentiment, une certaine analyse verticale des degrés du sentiment est nécessaire. Par ailleurs en avançant dans l’intériorisation on découvre, comme on en a pris conscience depuis Platon, un noeud de disproportion reflétant la fragilité affective de l’homme qui s’exprime par le thumos, le coeur, constatant une dualité essentielle entre d’une part plaisir et de l’autre bonheur, béatitude (38).

L’homme est à la fois physique et spirituel, bios et logos, d’où la complexité de ses sentiments qui doivent s’épanouir dans cette dualité en s’affinant et en se spiritualisant. “D’un côté la psychologie des sentiments vitaux s’est enrichie de toutes les recherches sur les régulations affectives de caractère fonctionnel. De l’autre la philosophie des sentiments spirituels s’est enrichie de toutes les méditations sur les sentiments qu’on peut appeler ontologiques.” (39)  Si le sentiment a une fonction régulatrice des tensions qui se trouvent en l’homme il a une dimension plus fondamentale, ontologique, de participation à l’être, aux êtres de la nature, à l’être dans le soi et dans l’autre. Mais visiblement cette dimension a-t-elle encore été peu perçue, enrichie et cultivée. Géants par la raison, nous restons souvent atrophiés par le sentiment, sinon difformés. “Le sentiment… c’est l’appartenance même de l’existence à l’être dont la raison est la pensée.”; “Par le moyen de cette brève schématisation du sentiment ontologique, nous accédons à ce qu’on pourrait appeler la polarité du Coeur et du Souci. Le “coeur” est à la fois l’organe et le symbole de ce ce que nous venons d’appeler les “schèmes” du sentiment ontologique; on y retrouve aussi bien les schèmes interpersonnels de l’être-avec que les schèmes suprapersonnels de l’être-pour, et que la visée fondamentale de l’être-dans; toujours le Coeur y apparaît comme l’autre pôle du Souci; sa disponibilité foncière s’y oppose toujours à l’avarice du corps et de la vie; le sacrifice est la forme dramatique que, dans une situation de catastrophe, revêt sa transcendance.”;  “Le comble du sentiment d’appartenance à l’être doit être celui où ce qui est le plus détaché de notre fond vital -ce qui est absolu au sens fort du mot- devient le coeur de notre coeur”; “Si l’être c’est ce que les êtres ne sont pas, l’angoisse est le sentiment par excellence de la différence ontologique. Mais c’est la joie qui atteste que nous avons partie liée avec cette absence même de l’être aux êtres; c’est pourquoi la Joie spirituelle, l’Amour intellectuel, la Béatitude dont parlent Descartes, Malebranche, Spinoza, Bergson, désignent, sous des noms divers et dans des contextes philosophiques différents, la seule “tonalité” affective digne d’être nommée ontologique; l’angoisse n’en est que l’envers d’absence et de distance.” (40)

Comme Confucius l’avait souligné la poésie joue ce rôle de découverte ontologique du sentiment. C’est comme entrevoir l’infini du réel dans un seul mot,  vibrer à la féérie du réel par une seule touche de peinture ou de musique. “Un jaune de Van Gogh est un or alchimique, un or butiné sur mille fleurs, élaboré comme un miel solaire…/… C’est un or à jamais individualisé par les interminables songes du génie. Il n’appartient plus au monde, mais il est le bien d’un homme, le coeur d’un homme, la vérité élémentaire trouvée dans la contemplation de toute une vie…/.. Avec Van Gogh, un type d’ontologie de la couleur nous est soudain révélé.” (41)

Alors qu’on a souvent la nostalgie du passé ou qu’on est tendu vers l’avenir, on vit difficilement la grandeur de l’instant. Peinture, musique ou poésie offrent des instants qui ouvrent sur une dimension ontologique parce qu’elles nous éveillent à ce qui est potentiel d’accomplissement par-delà l’espace et le temps. On goûtera ici quelques poèmes extrême-orientaux et français en nous laissant guider par Bachelard.

 

“La poésie est une métaphysique instantanée. En un court poème, elle doit donner une vision de l’univers et le secret d’une âme, un être et des objets, tout à la fois. Si elle suit simplement le temps de la vie, elle est moins que la vie; elle ne peut être plus que la vie qu’en immobilisant la vie, qu’en vivant sur place la dialectique des joies et des peines. Elle est alors le principe d’une instantanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désuni conquiert son unité” (42)

 

L’homme, comme l’univers, porte en lui un trésor qui est pris dans une gangue, trésor qu’il faut avec patience extraire et purifier. Rares et privilégiés moments où le coeur s’ouvre à plus de clarté, par-delà complexités et confusions, à une musique intérieure, se languissant de trouver son unité signifiante.

 

“Clarinette dans la Montagne de Kun”

“D’une mer vaste, illimitée,

Se détache la montagne escarpée.

Fine pluie laissant d’une clarinette monter le chant,

Le son, tout au loin, nous parvenant.

Avec peine s’apaisent les sentiments du voyageur étranger,

Esseulé, je vois mes larmes, spontanées, couler.

Là-bas, sur une colline, le roseau triste et solitaire,

Une oie sauvage rentre à tire d’aile, dans le soir lunaire.” (43)

A ce coeur qui souffre la nature forme comme un écrin, la mer immense, le soir qui tombe, l’oiseau qui rentre. Les sentiments, dans leurs nuances, se détachent et se meuvent sur un fond de musique, musique de la montagne et de l’oiseau, de l’onde et du roseau, musique de la la voix et de la clarinette, musique de l’aile et du chant. Ces sentiments délicats et parfois  débordants se mêlent à nos pensées en s’imprégnant de nature. Derrière ce chant s’élève le chant d’une âme aspirant à une rencontre essentielle.

 

“Paroles sur la Dune”

“Je regarde, au-dessus du mont et du vallon,

Et des mers sans fin remuées,

S’envoler, sous le bec du vautour aquilon,

Toute la toison des nuées;

 

J’entends le vent dans l’air, la mer sur le récif

L’homme liant la gerbe mûre;

J’écoute et je confronte en mon esprit pensif

Ce qui parle à ce qui murmure.” (44)

 

Comme Yulgok l’a exprimé, les sentiments avec peine s’apaisent car le coeur, malgré la beauté qui l’entoure, éprouve une solitude qui pèse et difficilement interprète le chant qui monte. Et Victor Hugo parle d’un échange de “ce qui parle à ce qui murmure” vers lequel on est invité à tendre l’oreille avec attention. Le poème porte ainsi à son apogée la dialectique des joies et des peines dont parlait Bachelard, reflétant la nostalgie de l’être. Il évoque ce que nous ne pouvons être encore, auquel nous aspirons de façon cachée.

Depuis la poésie chinoise classique, un lien a été créé entre l’expression poétique et l’aspiration morale, et cette dimension est demeurée présente chez des Néo-Confucéens coréens comme Yi T’oegye et Yi Yulgok. La profondeur des sentiments pour Yulgok est liée à  l’exactitude de leur expression. (45)  Un poème n’est pas seulement une création esthétique, il est une recherche, par le creuset du dépouillement et de la pureté, de la signification de l’être. Ainsi ontologie et morale se répondent l’une l’autre.Yulgok insiste combien l’expression des sentiments ne doit pas blesser le coeur, c’est-à-dire qu’au plus profond l’homme ne se retourne pas contre lui-même dans ses sentiments, mais au contraire s’élève vers la pureté originelle malgré les déchirements.

 

“Tumisibyông”

“Au coeur de la forêt, tout est encore plus beau,

Dans l’escarpement bleu se fait entendre le chant du coucou.

A l’origine tu ne connaissais pas la tristesse.

Pour qui coulent ces larmes de sang?

Après avoir pleuré on s’élève très haut et s’en va.

La montagne au profond de la forêt est dans un grand silence.

 

Un tourbillon de neige glacée fait tout s’éparpiller,

Comme si le bruit gagnait jusqu’aux confins des nuages.

On ouvre la porte, les étoiles et la lune se montrent dans leur clarté.

Les sapins couverts de neige font un parasol.

Dans le grand vide, à l’origine, il n’y a pas de bruit.

De quelque endroit on entend monter le son de l’âme.” (46)

 

Extrême-Orient ou Occident, l’homme est un être blessé, une plaie ouverte au coeur, mystère cosmique dans la tradition extrême-orientale et mystère divin dans le christianisme. Les larmes de sang exprimées par Yulgok se retrouvent dans la poésie française.

 

“La Fontaine de Pitié”

“Les larmes sont en nous, et c’est un grand mystère.” (47) ou encore

 

“Tristesse en Mer”

“A la mer, souffrances passées,

Qui revenez toujours, pressant

Vos blessures cicatrisées

Pour leur faire pleurer du sang!” (48)

 

Cette souffrance s’ouvre parfois au sens du mystère chrétien, l’homme identifiant les épreuves qu’il traverse à l’action purificatrice de Dieu. Ainsi Paul Verlaine, dans des moments de lucidité a esquissé le sens de cette blessure au mileu de sa lutte intérieure.

 

“Sagesse”

“O mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour

Et la blessure est encore vibrante,

O mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour.” (49)

 

Et en d’autres accents Yulgok exprime ce déchirement des sentiments qui attendent une délivrance.

 

“En Chemin”

“Le sentiment humain, comme l’aile des cigales, en proie à la détresse est sans constance.

Une lame de couteau se cache au coeur même des paroles et des sourires.” (50)

 

 

Ontologie non théorique mais vivante, tel ce “son de l’âme qui s’élève” dont parlait Yulgok. Et le cheminement de la condition humaine, comme le rappelait Ricoeur, traverse la détresse et l’angoisse, sentiments de la différence ontologique  parce que l’âme est en attente de la joie qui est le signe de la véritable appartenance à l’être. “Joie”, s’est exclamé Pascal en s’approchant de Dieu dont il dit par ailleurs “qu’il est sensible au coeur.” Ontologie liée à un accomplissement de tout l’être dans ses profondeurs, y compris dans les sentiments, telle est l’une des contributions importantes du confucianisme et du néo-confucianisme qui demanderait  d’autres développements.

Conclusion

Cet essai souhaitait seulement initier quelques réflexions sur des possibilités de découvertes des richesses cachées du sentiment alors que notre époque nous influence à devenir rigides et insensibles dans un contexte de compétition sans merci. Nos sentiments sont comme ces feuilles qui se flétrissent en temps de sécheresse alors que l’être dans ses profondeurs aspire aux eaux vives des sources cosmiques. L’être désire depuis l’origine se lier à l’autre dans toutes ses dimensions en y vibrant par toutes les beautés qu’il est capable de concevoir et de vivre.

Bien des entraves restent encore à être écartées pour que le vrai chant de l’âme puisse monter, non plus dans la souffrance opprimante mais dans la joie créatrice. Et alors que les sentiments apparus comme les bourgeons au départ d’un printemps sont trop souvent tordus, abîmés et salis, ils pourront au prix d’un effort intense parvenir à porter des fruits. Ainsi s’inquiétait Confucius: “Parfois le bourgeon apparaît mais il ne devient pas fleur, et parfois la fleur s’ouvre mais n’est pas suivie du fruit.” (Entretiens, 9.21) Ainsi le déploiement de l’imagination et des forces de créativité sert un accomplissement ontologique et moral où l’être peut entrevoir de nouvelles significations  et vivre selon des sentiments purifiés.

 

NOTES

 

1.    Bachelard, Gaston, L’Air et les Songes, essai sur l’imagination du mouvement, ed. José Corti, 1943, p.192.

2.    Bergson, Henri, L’Energie Spirituelle, PUF, 1919/1966, p.21.

2bis Tesson, Philippe “Jean-Jacques Rousseau: La libération du sentiment de soi”, dans Le Figaro Littéraire, dossier, 10 Juillet 2003, cahier 3, p.3.

3    Ricoeur, Paul, Philosophie de la Volonté, Finitude et Culpabilité, Aubier, 1960/1988, p.99.

4.   Ricoeur, op.cit., p.104; 118.

5.    Pascal, Blaise, Pensées, Delagrave, 1880, Article IV, p.59.

6.    Ricoeur, op.cit., p.58.

7.    Ricoeur, op.cit., p.105.

8.    YijingWônbon Chuyôk, d’après l’original chinois, “Grand Commentaire”, II.V, 11, p.1096-1097.

9.    Cité par Chow Yih-ching, dans La Philosophie Morale dans le Néoconfucianisme, PUF, 1954, p.155; p.165.

10. Doctrine de l’Invariable MilieuWônbon Chungyong chipju, d’après l’original en caractères chinois, p.9.

11. Yijing, “Hexagramme 16”, op.cit., p.355.

12. Yi I, Yulgok, Oeuvres Complètes, “Poésies”, Hanguk Chôngsinmunhwa Yônguwôn, d’après l’original en caractères chinois, p.8.

13. Entretiens de ConfuciusWônbon Nonô Chipju,  d’après l’original, 8.8.

14. Ricoeur, Philosophie de la Volonté, op.cit., p.147.

15. Hugo von Hofmannstahl, tr. Par Charles Du Bos, cité par Bachelard, L’Air et les Songes, 1943, p.222-223.

16. Ricoeur, Paul, op.cit., p.105. On peut évoquer ces vers de Hugo von Hofmannstahl dans L’année de l’âme:                                     Das Jahr der Seele

Le sourire des rivages lumineux,              Der Schimmer ferner lächelnder Gestade,

Le bleu inespéré des purs nuages             Der reinen Wolken unverhoffte Blau

Eclaire les étangs et les sentiers               Erhellt die Weiher und die bunten Pfade.

aux couleurs diaprées.

17. Joubert,  Pensées, cité par Bachelard, Gaston, L’Air et les Songes, op.cit., p.5.

18. Vigny (de) Alfred, “La Maison du Berger” dans Mille et Cent Ans de Poésie Française, Robert Laffont, 1991, p.917.

19. 19. Yi Hwang, T’oegye, Oeuvres Complètes, T’oegyehak Yônguwôn, p.247 (89), d’après l’original. On rapprochera de T’oegye Wei Ying-Wu, “La rivière de l’ouest à Hsü-chou”:

“Au bord de l’eau, seul à chérir les herbes cachées;

Un loriot chante au profond des feuillages.

Accompagnée de pluie, monte, au soir, la marée du printemps.

L’embarcadère désert: une barque à la déive.”

(cité par François Cheng, dans L’écriture poétique chinoise, Seuil, 1997, p.141)

20. Hugo, Victor, “Spectacle Rassurant” dans Les Rayons et les Ombres, Larousse, 1950, p.62.

21. Cité dans Gaston Bachelard, op.cit., p.221-222.

22. Bachelard, op.cit., p.10.

23. Bachelard, op.cit., p.217.

24. Bachelard, L’Air et les Songes, p.19.

25. Hugo,V, “Ce qui se passait aus Feuillantines”, Les Rayons et les Ombres, op.cit, p.70.

26. Baudelaire, Poèmes en Prose, cité par Bachelard, op.cit. p,247.

27. Bachelard, op.cit., p.251.

28. Bachelard, op.cit., p.252.

29. Zhuang Zi. “La Réduction Ontologique”, tr, Liou Kia-hway, Gallimard, 1969, p.43.

30. Supervielle, Jules, “Voeu”, Gravitations, Gallimard, 1966.

31. Eluard, Paul, cité par Bachelard, op.cit., p.244.

32. Hugo, Victor, les Contemplations, Gallimard, 1973, p.37.

33. Poésie chinoise citée par François Cheng, L’écriture poétique chinoise, Seuil, 1977.

34. Hugo, Victor, “Spectacle Rassurant”, les Rayons et les Ombres, op.cit., p.62

35. Aragon, Louis, “Les Yeux d’Elsa”, Mille et cent Ans de Poésie Française, présenté par Robert Delvaille, Robert Laffont, 1991, p.1596.

36. Entretiens de Confucius, 3.8, traduit du Chinois par Anne Cheng, Seuil, 1981.

37. Pascal, Pensées, texte établi par Louis Lafuma, Seuil, 1962, fragment 200, p.110.

38. Ricoeur, Philosophie de la Volonté, op.cit., 110.

39. Ricoeur, Paul, Philosophie de la Volonté, op.cit., p.115.

40. Ricoeur, op.cit., p.119; 122.

41. Margolin, Jean-Claude, Bachelard, Seuil, 1977, p.38.

42. Bachelard, Gaston, L’Intuition de l’Instant, Stock, 1931/1992, p.103.

43. Yulgok, Oeuvres Complètes, Tome I, Poésies, ed. Hanguk Chongsinmunhwa Yônguwôn, original, p.17. On évoquera Wang Wei dont Su Dong-po, que Yulgok aimait, dit au sujet d’un de ses tableaux: “Lorsque je goûte un poème de Wang Wei, j’y trouve de la peinture; et lorsque je contemple sa peinture, j’y découvre de la poésie.”

“Dans la Montagne”

“Rochers blancs surgissent des eaux de Ching,

Feuilles rouges, çà et là, dans le ciel froid.

Il n’a pas plu sur le sentier de montagne:

Seul l’azur du vide mouille nos habits.”

(Cité par François Cheng dans L’écriture chinoise poétique, p.113)

44. Hugo, Victor, “En Marche”, Contemplations, Gallimard, 1973, p.267.

45. Yi, Min-hong, Théorie et Conscience Esthétique dans la Poésie de Chosôn, Chosôn Sigaûi Inyômgwa Miûisik, Université de Sônggyun’gwan, 1993/2000, p.243-244

46. Yulgok, Oeuvres Complètes, “Poésies,” op.cit, p.15.

47. Bataille, Henry, Mille et Cent Ans de Poésie Française, Robert Delvaille, op.cit., p.1315.

48. Gautier, Théophile, Mille et Cent Ans de Poésie Française, Robert Laffont, p.1016.

49. Verlaine, Paul, La Bonne Chanson, Sans Paroles, Sagesse, Livre de Poche, 1963, p.154.

50. Yulgok, Oeuvres Complètes, “Poésies”, op.cit., p.3.

51. Entretiens de Confucius, , d’après l’original, op.cit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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