Essais

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La revue Europe nous livre dans son numéro de mai 2010 un passionnant dossier  sur les écrivains de Corée du Sud, dossier d’une grande fraîcheur, qui fait la part belle aux nouvelles écritures et aux auteurs que l’on peut considérer comme peu commerciaux. Les uns et les autres ont sans doute été choisis pour ce qu’ils apportent de neuf à la littérature, à la narration, aux thèmes abordés, ou encore au statut de l’auteur.

Quatre articles donnent quatre éclairages différents et complémentaires sur la littérature actuelle, en la situant dans sa trajectoire et dans son histoire. Six extraits d’œuvres et trois entretiens complètent le dossier.

L’autre partie du dossier est consacrée à l’œuvre du penseur Philippe Lacoue-Labarthe, dont nous ne dirons rien, hélas, réduisant à regret, la revue à notre seul objet d’études.

Le texte de Jeong Myeong-kyo « L’année 1987 dans la littérature coréenne » et le texte de Kwon O-ryeong « L’intériorité, résurgence ou choc frontal » présentent deux analyses sur l’émergence de la littérature des années 2000. Le premier article attribue à la révolution (le terme de révolution pourrait d’ailleurs être discuté) de 1987, pour obtenir plus de démocratie dans le pays.

Le deuxième article prend aussi 1987 comme année de référence et comme point de départ d’un mouvement littéraire qui postule d’une écriture du « Je »  (un « je » qui ne peut être comparé à l’actuel débat français sur le même thème). Ce « je », marqueur d’une écriture de l’intériorité est né avec l’écroulement de la résistance idéologique face aux dictatures et au besoin de retour sur soi que son absence suggérait.

Fidèle à une tradition, les deux auteurs accompagnent l’éclosion de la littérature moderne en la situant par rapport à l’histoire politique et sociale du pays, même si Jeong Myeong-kyo s’en défend et souligne que la littérature n’emboîte en rien le pas de l’histoire.

L’intérêt de ces deux articles, combiné au troisième, celui de Park Sung-chang, La nouvelle imagination des années 2000, est aussi celui de ne pas opposer les points de vue, mais d’opérer des niveaux complémentaires d’analyse, à partir de points de vue multiples. Peut-être, pourrions-nous avoir besoin d’investigations nouvelles du côté de l’impact d’une telle évolution des faits sociaux sur l’économie psychique?

L’excellent article de Choe Ae-young, «Nouvelles expériences », nouveau langage, nouvelles écritures, y fait allusion lorsque l’auteur aborde la question du narcissisme mis à l’épreuve lorsque il a poussé les coréens à moderniser le pays et à penser que cette modernisation pouvait constituer l’amorce d’un récit collectif. Ce narcissisme aurait été battu en brèche, 10 ans plus tard, en 1997, avec la crise asiatique et l’humiliation ressentie par les Coréens d’avoir eu recours au FMI pour sauver l’économie. Point de vue très intéressant auquel nous voudrions contribuer en posant la question de ce qu’est devenu ce narcissisme défait ? (partant du principe que rien ne se perd…). Nous y reviendrons un peu plus loin.

Choe Ae-young met en rapport l’impossible stabilisation du monde contemporain et par contrecoup le bouleversement des repères identitaires qu’il provoque, et le nécessaire décentrement qu’il suggère en termes de pratiques d’écritures renouvelées. L’exemple vient de Yi In-seong, que l’on peut considérer comme un chef de file, de ce point de vue, mais aussi par bon nombre de jeunes auteurs comme  Pyun Hye-young ou Kim Yeon-su. Dans un monde où l’épicentre ne cesserait de jouer de sa volatilité il y aurait en effet surprise à observer des architectures narratives stables, à observer des thèmes mille fois explorés.

Choe Ae-young insiste à juste titre sur la perte d’attachement aux structures traditionnelles de la narration qu’elle met en rapport avec le basculement du monde, en Corée comme ailleurs.  Dans un pays qui se sent pousser des ailes depuis 1987, saisi par l’ivresse de la consommation, elle lui donne rendez-vous 10 ans plus tard, au moment où la crise asiatique vient rompre l’ordonnancement parfait du rapport travailler-plus-pour-consommer-plus et fauche en pleine jeunesse des classes sociales qui n’auront pas eu le temps de profiter de l’aubaine. L’auteur attribue au projet de bâtir un idéal commun réjouissant (issu de la primo-volonté de Park Chung-hee) l’angoisse collective d’avoir sacrifié une vie à une illusion.

Pour autant, une pratique constante de l’analyse de l’histoire littéraire en Corée a coutume d’attribuer aux faits sociaux ou économiques, des capacités transformatrices, capacités mues par une force intrinsèque à ces mêmes faits. L’influence de l’histoire sur la littérature et son environnement ne fait évidemment aucun doute et il est toujours passionnant d’aborder le rôle de cette influence, son étendue, à la manière dont on peut articuler les faits et leur impact sur la conscience, pour ne pas dire sur la psyché. Et si impact il y a, quelles articulations pouvons-nous en dégager sur les sources d’influence, les pratiques d’écritures, l’inspiration créative ?

Dans un tel contexte, on peut comprendre que les jeunes auteurs, tirant la leçon d’un passé qu’ils n’ont pas vécu (sinon à l’intérieur du drame familial), s’écartent de ce qui a constitué le ferment de la littérature coréenne des années 70-90.

On ne peut toutefois pas se satisfaire de cette version quasi défensive, où les jeunes auteurs se définiraient seulement contre un passé trop lourd à porter, insatisfaisant. Ce serait ignorer qu’en Corée comme ailleurs, la dictature libérale (amorcée par le même Park Chung-hee) et sa doxa rodée, son emprise symbolique (mais pas seulement) sur les consciences et sur les corps, a eu pour résultat d’ouvrir à une possible recomposition de la psyché dans laquelle et au travers de laquelle, un monde sans limites (une liquidation collective du transfert, dirait Melman) allait constituer le terreau d’une remarquable liberté formelle. Mais toute innovation a sa dette. L’éclatement des formes traditionnelles de la narration suppose aussi que les thèmes littéraires soient revues et balaient indistinctement les tabous d’une société confucéenne en pleine restructuration. La famille, le travail et la patrie ne pouvaient rester plus longtemps dans l’ombre du silence.

Pyun Hye-young, Han Yujoo, Kim Kyung-uk, sans compter la liste des absents de ce dossier,  sont les meilleurs représentants de cette rupture qui fait peur, par le vide existentiel qu’elle suggère dans une société où les ruptures générationnelles sont durement ressenties.

C’est l’immense mérite de ce numéro d’Europe que de monter la vitalité de la littérature coréenne au travers des nouvelles formes d’écriture, et de convoquer, pour s’en expliquer, théorie littéraire, lecture analytique, approche sociologique, extraits et entretiens. Nous vous invitons à lire les entretiens et les extraits d’œuvre, dont celui de Lee Seung-u auquel Keulmadang consacre son dossier du mois.


Revue Europe, n° 973-mai 2010, dossier coordonné par Jean Bellemin-Noël.

Sommaire :

Jean Bellemin-Noël , Actualité du roman en Corée du Sud
Jeong Myeong-kyo, L’année 1987 dans la littérature coréenne
Kwon O-ryong, L’intériorité, résurgence ou choc frontal ?
Jeong Yi-hyun, Le coffre
Kim Yeon-su, Pou-neong-shuo
Lee Seung-u, Chez l’autre
Park Seung-chang, La nouvelle imagination des années 2000
Kim Kyung-uk, Dangereuse lecture
Pyun Hye-young, Aoï-garden
Choe Ae-young, Nouvelles expériences, nouveau langage, nouvelles écritures
Han Yujoo,  Le Rideau
Yi In-seong, Imaginer un dernier amour