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Là-bas, sans bruit

Là bas, sans bruit, tombe un pétale, de CH'OE Yun
Là bas, sans bruit, tombe un pétale, de CH’OE Yun
Traduit par Patrick Maurus

Les personnages de CHOE ne connaissent pas le mot bonheur. Jamais ils ne l’emploient, ni même ne le rêvent, comme si leur existence plus ou moins misérable leur convenait et qu’il n’était absolument pas à l’ordre du jour de la changer.

Dans Il surveille son père, un fils se contente d’un quotidien qu’il considère comme banal. Sa situation de chercheur dans un institut et sa possibilité de vivre en France après y avoir fait des études ne répondent pas aux critères du bonheur. Le cadre de vie des personnages de Là-bas, sans bruit, tombe un pétale, s’ils ont un lieu pour passer la nuit, reflète la simplicité misérable dans laquelle ils s’enferment. Pour la narratrice de Avec cette neige grise et sale, l’essentiel de la journée consiste à trouver l’argent nécessaire pour vivre. Au lieu de fréquenter l’université, il faut jongler entre les petits boulots pour payer le loyer et acheter de quoi se chauffer avec le reste, quand il en reste.

Mais quelle est la valeur du présent quand le passé répand son ombre traumatisante sur le quotidien ? Le narrateur de la première nouvelle n’a jamais connu son père. Celui-ci est passé en Corée du Nord juste avant la guerre et la naissance de son fils. Le père : cette image nécessaire au fils pour se former et devenir un homme à son tour, bien au-delà du devoir de piété filiale demandé par la société confucéenne. Qu’advient-il quand on n’a pas de modèle ? Il faut faire sans, et devenir l’artiste de sa propre image. Mais la peinture d’un enfant n’est pas toujours ressemblante au modèle, surtout quand on le rencontre bien des années plus tard. Son image, tandis que nous grandissions, a perdu sa dimension magique, pour devenir quelque chose comme une gêne et un obstacle (29).

La rencontre tardive du père et du fils est marquée par une incompréhension qui s’est bâtie au fil des années, par une distance que l’imagination n’a pas su effacer. C’est donc un choc auquel ni l’un ni l’autre n’ont pu se préparer et qui ouvre la porte à un silence plus embarrassant que volontaire.  On s’y trouve mal à l’aise en dépit de tous les essais. Famille, passé, communisme, toutes les tentatives de dialogues se voient réduites au silence. Comme si les mots n’étaient pas assez forts, les larmes prennent parfois le relais : Me laissant envahir par ce flot de souvenirs doux et amers à la fois, qui surgissent de plus en plus souvent, me retenant prisonnier depuis la mort de Mère, je lave de mes larmes les rues familières mais toujours étrangères (28).

Le personnage souffre d’un sentiment d’incomplétude depuis toujours. Personne ne peut remplacer un père absent, aucune mère, aucune image, aucune haine. Et les pensées que le narrateur tourne et retourne dans sa tête à ce sujet sont le résultat d’années de mûrissement. Souvent négatives, comme lorsqu’il affirme que je viens de me rendre compte comme d’une vérité me frappant avec la force d’une révélation, que le fantôme de Père était responsable de l’impasse de mon existence pitoyable (36), ces images sont ancrées en lui et il ne peut s’en défaire. Quand ce père absent fait son apparition, comme ça, au milieu de nulle part, les pensées et les sensations se mélangent. Le narrateur ne sait plus que dire ni que faire. Avec les années, l’incertitude a pris de l’ampleur et pour de nombreux thèmes, ce n’est pas facile de se forger une opinion. Faut-il en vouloir à un père qui a lâchement abandonné son fils ? Faut-il rejeter un homme qui est passé au Nord pendant la guerre ? Comment faut-il réagir face à l’inconnu si terrifiant ?

La cohabitation n’est pas facile, les dialogues se font souvent entre sourds, mais l’échec n’est pas total. S’il est impossible de revenir en arrière et de changer le cours du temps, l’espoir peut quand même illuminer l’avenir de ses promesses. Car là où un père et son fils avancent ensemble, bien qu’inconnus l’un pour l’autre, un chemin se trace.

La jeune fille de la seconde nouvelle aussi est mal dans sa peau. Elle n’arrive pas à oublier les horreurs qu’elle a vues se dérouler sous ses yeux. C’est si souvent que l’image de la mort de sa mère vient la hanter, au point de la rendre folle. Comme la vie elle-même, les évènements qui s’enchainent autour d’elle ont perdu tout intérêt et toute valeur. Les souffrances du passé ont détruit son avenir, c’est pourquoi elle erre tout au long de la nouvelle. Quand elle rencontre quelqu’un, elle est incapable de se rendre compte de qui il s’agit et des rapports qu’elle aura avec cette personne.

Et les personnes qui rencontrent ce spectre vêtu d’une robe rouge ne savent pas comment réagir eux non plus. Tout d’abord, ils ont peur. Comment reconnaitre l’être humain qui se cache sous cette apparence décharnée et sous ce silence angoissant ? Un homme pris de pitié pour elle va tenter de la comprendre tout au long du récit. Mais tous ses efforts seront vains, et une fois de plus, quand il est impossible de communiquer avec les mots, c’est le corps qui va prendre le relais et la violence qui va tenter de briser la barrière de silence qui sépare les deux personnages.

Le texte est fort et la folie permanente. Pour le lecteur et les deux personnages, c’est une descente aux enfers qui s’amorce. Breton n’est pas si loin. Ici, aucune prétention à expliquer la folie, ni à la comprendre ; elle est seulement décrite telle qu’elle est vécue, de l’intérieur et de l’extérieur. Toutes les limites sont rejetées pour aller jusqu’au fond du gouffre et se perdre dans les tréfonds de la mémoire de la jeune fille et de son spectateur paralysé. Face à certains extrêmes, même la mort parait plus simple. Mais la narratrice n’a pas cette chance : Pourtant, j’ai survécu. Encore. Comme toujours. Maudite (123). Pour elle, la vie continue, avec la reprise de l’errance et la constante recherche d’un soi et de la reconnaissance d’autrui.

Il n’y a pas que le passé qui peut laisser des traces indélébiles et assombrir une existence. La narratrice d’Avec cette neige grise et sale a coupé tous les ponts avec son passé, sa famille et son pays natal. D’ailleurs, à Séoul, pour qu’on ne lui pose pas de questions, elle se présente comme une fugitive.

Solitude et pauvreté sont les mots d’ordre, et tous les matins le même rituel recommence : aller travailler où l’on voudra bien d’elle ou vendre de vieux bouquins pour se faire quelques sous. Il faut donc trouver une échappatoire à la monotonie de l’existence. Le livre à la couverture noire qui se trouve maintenant relégué au fond de mon souvenir commençait sur un ton volontairement provocateur par une phrase de ce genre : « Camarades ! Si vous avez du courage, jetez ce livre qui vous entrave les mains. Si vous avez une conscience, lisez-le et brûlez-le aussitôt… » A cette époque-là, je prenais plaisir à ramasser chez les bouquinistes des livres interdits (163). Sans réel attrait pour la cause communiste ou les idées révolutionnaires, la narratrice se retrouve à travailler dans une imprimerie clandestine à une époque où contester le pouvoir est un réel danger. Comme si rencontrer des gens et créer quelque chose ensemble était la seule chose qui comptait. L’investissement de la jeune fille change sa façon de voir les choses et lui permet de retrouver un peu de courage. Si elle se prenait souvent à ruminer de sombres pensées, à ce moment-là j’étais persuadée que j’allais mourir bientôt, et j’avais même imaginé la date de ma mort (167), la compagnie humaine a des effets positifs sur elle. Dans le travail qu’elle fournit, les horaires et le contenu de la tâche n’ont pas d’importance. La présence des autres et la reconnaissance trouvée dans le travail commun sont les seules vraies valeurs. A les entendre parler, pourtant, un léger espoir semblait se former en moi, me donnant l’impression que vivre n’était pas si infernal (181), se met-elle à penser.

Même en vivant une vie insignifiante et en n’étant qu’une pauvre étudiante forcée à arrêter ses études à l’université, on n’en reste pas moins une personne, qui cherche la vie et qui cherche l’amour. Et qui lorsqu’elle ne trouve rien, est prête à se lancer sur n’importe quoi, juste pour faire quelque chose et pour oublier, l’espace d’un instant, que la vie est une lutte contre l’ennui de celui qui attend la mort. Alors je me plongeais dans un livre épais, écrit en alphabet étranger, qui se trouvait ouvert sur la table basse. C’était un livre d’histoire en allemand d’un historien italien. Je m’accrochais à la traduction de cet ouvrage comme si j’écrivais mon propre testament. C’était un bien piètre défi que je pouvais me lancer, moi qui n’avais jamais appris de façon correcte ni l’italien ni l’allemand (169). Passionnée de livres, la narratrice se réconforte en tournant toutes les pages, une à une, que ce soit pour les lire, les imprimer ou les traduire. Comme le lecteur va au hasard des livres choisis dans sa bibliothèque, l’homme part à l’aventure et se voit contraint de faire des choix. Parfois bons, parfois mauvais, ces choix sont toujours des risques qu’il faut prendre pour se tracer son propre chemin.

Les trois nouvelles de CHOE Yun n’apportent aucune réponse. L’incertitude des personnages face à leurs vies passées, présentes et futures ne peuvent que nous faire douter sur les nôtres. L’histoire de la Corée qui sert de cadre aux récits pourrait très bien se décliner à l’infini. CHOE Yun nous offre un voyage sombre mais réaliste, à travers les difficultés de la vie où nous devons toujours faire face à l’autre, que nous le fuyions ou que nous le cherchions, un voyage sombre mais pacifique, au bout duquel il y aura toujours plusieurs chemins, plusieurs possibles.

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