Poésies

Le seopyeonje de Ko Un

Le poète KO UN
Le poète KO UN

(article publié dans la revue Po&sie, mai 2012)

Leur raison d’être ne faiblit jamais, rocs auxquels on s’agrippe lorsque le sens se dérobe, dans les noires années de tourments surtout ; promesses que l’on chérit, avec le nouveau jour qui va bientôt se lever. Dans l’une des tentatives de se soustraire définitivement à l’impossibilité d’être, KO Un s’enfuit un jour, sur l’île de Jeju, un recueil de Mallarmé sous le bras. À quoi bon emporter un livre quand on a décidé de rejoindre le pays du silence, le questionnera t-on ? « Je ne pouvais tout de même pas me suicider les mains vides » répondra-t-il. Par bonheur, la vie fut plus forte et renonçant une fois encore, il se jura, en souvenir, d’aller un jour « retirer son chapeau » sur la tombe de Paul Valéry, ami, élève de Mallarmé. C’était en 1973.

Quarante-huit années plus tard, un dimanche venteux, la promesse faite, le jour de l’ultime refus, prit forme entre les nuages gris du ciel sétois, tandis que plus bas, les vagues s’abîmaient sur les flancs rocheux du Cimetière marin. Ce fut jour de fête. Jamais homme ne fut plus heureux sur une tombe. Sous une pluie froide,  sur les hauteurs dominées par les nuages noirs, une à une, le vent repoussait vers la mer les quarante-huit années d’attente.

L’Université d’Aix-en-Provence, le lendemain, dans une salle habituée à l’exercice feutré de la soutenance, 180 personnes, dont beaucoup avait l’âge où KO Un abandonna l’ordre bouddhiste de Chogye pour s’engager en poésie, Entre deux chemins/L’un débute/La religion ou la littérature[1] lentement firent corps au fil des lectures de Ko Un jusqu’à ce que, l’une d’entre elles, aux accents rauques du seopyeonje[2], conquiert une assistance étonnée.

Deux heures plus loin,  ultime hommage. Des 150 volumes publiés par Ko Un, j’extrais ce court poème auquel j’impose de représenter l’œuvre tout entière. Quatre vers attirés par défi dans un espace arbitraire, huit mots dont quatre verbes, qui prétendent par ce choix se faire plus gros que l’œuvre elle-même, quatre vers brefs, secs, qui claquent comme le kyosaku sur l’épaule du méditant endormi. Pas plus qu’un coup de dés, quatre vers lus à haute voix, jamais n’aboliront l’œuvre. Dans la douceur de la soirée finissante, deux heures de lectures plus tard, une vie de poète effeuillée lecture après lecture, et surgit de l’imprévu ce court poème qui semble concentrer, condenser dans une irréfragable évidence, le conflit intérieur, la dissonance qui affleure dans l’irrépressible geste.

혼자 마시다가

파리채로파리를 쳤다

놓쳤

잘했 아주

Honja sul masidaga[3]ParichaeroParireul tchyeottaNotchyeottaJal haetta, jal haetta, aju jal haetta

 

En buvant seul de l’alcoolAvec un chasse-mouchesUne mouche, j’ai frappéJ’ai ratéAinsi c’est bien, c’est bien, c’est très bien.

 

En buvant seul de l’alcool.

Le titre d’abord. Une défaite. Un participe présent qui participe si peu, de ce présent brusquement brouillé par le vol chatouilleux d’une mouche. Boire seul de l’alcool, partout dans le monde, signe la défaite. Personne à qui verser dans le jan en laiton doré l’extrait de patate douce ou l’élixir de riz fermenté. Personne pour saisir la bouteille à deux mains et servir, dans l’humilité du geste, l’alcool conciliateur. L’ivresse est à portée de main, mais nul partage. Solitude amère, à peine oubliée dans l’ardeur prochaine du sang réchauffé. Il faudra attendre, décomposer le geste, prendre le temps de boire seul de l’alcool ; au-delà, le monde est devenu fixe. L’ami ne viendra pas Je n’attends personne/plus personne/pas même un souvenir/l’heure est passée depuis longtemps. Les vers de Soupault n’apaisent pas le désespoir.

L’azur humide, à peine balayé par les vents du Wan-do et le poète est seul à rêver les mots. La solitude profonde se mesure à l‘irrespect confucéen. Se servir seul de l’alcool.

Irréparable temps suspendu. Signifie Ne pas agir, le Livre des Mutations aurait dit. Livre de chevet. Carrefour des directions. Laquelle choisir ? Au début vint le regret. Une vie pour affronter l’oubli. L’oubli pour affronter les Dix mille Êtres tandis que la mouche obstrue  la Voie.

Mille années plus tard. L’alcool bu seul n’a dispensé aucune euphorie. Le regret étreint la transgression. Un avant-après qu’il faut narguer, battre, d’un coup seul, sec, – clac. Scander l’acte accompli, l’exposer comme une malice d’enfant.

Plus tard, il ne reste que les représailles, la vengeance du monde. Se venger de soi, comme autrefois, sur une montagne pelée de l’île de Jeju, une dernière lecture en compagne, et se dissoudre dans les ténèbres. Les représailles s’inventent dans l’instant.

La tentation présente. Trop.

Parichaero. Avec un chasse-mouches.

La paix brouillée ! Brandit la menace !  Une mouche virevolte autour du chasse-mouches, à portée de main, toujours, à la campagne surtout, posée à même le maru de bois lustré, parmi l’odeur des jarres enfouies.

Parichaero, lu dans la précipitation semble invoquer la déploration. En moine qu’il fut autrefois, le poète sait à la fois prier et s’accommoder du sort. Mais la punition est à venir. Le sacrificule devant soi. Désir de perte. Au-dessus, la cause tournoie, autour du  nez, autour des mains, se pose sur l’extrémité des doigts, la fine peau sensible, innervée, énervée par le chatouillis, la main qui ose encore écrire le dernier poème qui ne vient pas.

La tentation autrefois combattue, jour austère après jour austère. L’expérience ne sert à rien. Le vent déplacé par le tournoiement de l’ustensile ne chasse pas les nuages de la tentation. La tentation de se sentir vivant. L’idée est devenue fixe,  le regard est devenu fixe, et le rêve aussi. Le regard fixe hait le rêve. Le rêve de la mort imminente, et le regard par delà le monde auquel il n’appartient plus.

Parireul. Une mouche.

Le diptère fourvoyé est contraire au vertige. Aux ailes claires sera dédiée la rancœur de l’alcool bu seul.

L’arme de destruction massive, ainsi la nomme Roberto Begnini dans le film Le Tigre et la Neige, réquisitoire burlesque contre la guerre en Irak, est levée haut, décrit un arc de cercle, incomplet, forcément incomplet, l’intention impure enfante le geste imprécis. Oubli des longues années d’apprentissage dans les temples, pour quête l’Idée de Juste, les pulsions le plus souvent vaincues. Au temple de Haeinsa où il fut le moine responsable du centre, pendant l’occupation japonaise, il su éviter la violence, lorsque vinrent les moines zen, ces autres moines issus de la tradition japonaise, prendre d’assaut le temple. Les assaillants me trouvèrent en méditation. Au dehors, en patientant, ils burent de l’alcool, et quand ils furent saouls, ils me sortirent du temple en me traînant au sol. Je me suis laissé faire, devant le nombre. Ils sont partis, découragés.

Et là, devant la mouche, perdre son sang-froid. Mais cette mouche-là n’est pas la mouche qui accompagne le père en visite au tombeau familial[4]. Aujourd’hui, elle n’est pas un insecte charmant. Que la mouche meure !

Tchyeotta. J’ai frappé.

La conclusion se voudrait sanction, immédiate, brutale aussi, réduire ainsi le temps entre le problème et la solution, habitué qu’il fut à réagir, vite, dans les années noires, le désir de vengeance rivé au manche plastique d’une tapette à mouches. La sanction s’abat en un coup sec, la mort une fois encore en solution. « La solution est l’aveu même qu’elle n’existe pas » dit Pessoa.

Ce coup, voulu définitif, comme le suicide, qu’il va tenter chaque fois que la poésie s’absente, dans cette Corée carcérale, verrouillée de toutes parts. Un étage de la prison, à lui seul, attribué. Le cachot n’a jamais porté nom si juste. Et personne à nouveau ne viendra. Il aura frappé sa poitrine, frappé sur les murs, il aura crié, mendié, supplié, un crayon, du papier. Que le temps à nouveau étouffe la vengeance. Refus. Un maton prend sur lui. Désobéit. Écrire est à nouveau possible.

Dans l’arc de cercle du chasse-mouches, le regret est présent déjà, et le geste impossible à suspendre. J’ai frappé. Dix mille vies et celle-ci, en jeu.

Notchyeotta. J’ai raté.

Force comique du vers. Simplicité de KO Un. Autodérision palpable. L’absence de contrat passé avec soi rend le geste imprécis. Mouche ou suicide, le moment n’est pas venu. Si on t’appelle/Ne réponds pas tout de suite/Dans la plupart des cas/Ce n’est pas toi qu’on appelle.[5]

La mort à donner fait danser le diable et l’oubli. L’impossible présence à soi. Néant, plus je lis plus je sens ta présence/Le péril où je suis, personne n’a connu/Je tourne une page/tu prolifères dans la page suivante.[6] Comme autrefois, pendant la guerre de Corée, la terre du village natal par les cadavres recouverte : Quinze jours durant, l’odeur des cadavres flottait dans l’air. Depuis, mon village natal n’existe plus pour moi. Je l’ai quitté pour ne plus sentir l’odeur de la mort. La trace de sang inscrite dans le sol contraindra les moines bouddhistes à quitter les monastères de montagnes pour apaiser les tensions de la guerre civile. L’horreur de cette vision enterrée dans l’exil. J’ai grandi au milieu de la guerre, le pays détruit, mais pas seulement la nature, mais l’intérieur de moi aussi. Je suis un enfant sorti des ruines et ma poésie une poétique de la ruine. Perte terrible dans cette Corée où la communauté des liens s’est construite dans le village d’abord, clanique souvent, là où les liens du sang furent les plus forts, objets de rites sans cesse renouvelés. Ces villages que le dictateur Park Chung-hee s’est évertué à déposséder de leurs traditions hostiles à la modernisation du pays, de la culture populaire puisée aux replis du chamanisme. Park Chung-hee m’a fait beaucoup de mal, mais finalement lui est mort et moi je suis toujours vivant. L’île de Jeju s’est offerte et la poésie est devenue inséparable de l’action pour la liberté. Jamais vie d’homme n’aura laissé aussi peu d’espace entre littérature et action pour la liberté.

Je ne suis ni or ni argent avait-il jeté à la face de Yun Po-sun, pâle président de la république des années 60. Il n’est que les Dix mille vies qui l’emplissent,  les dix mille remerciements adressées aux rencontres de fortune, aux dieux des montagnes et aux fleurs.

J’ai raté. Incapable de reproduire la tragédie du pays à échelle minuscule, lui qui souhaite renaitre dans la peau d’une bête, oh pas une grand bête, une toute petite bête, une mouche peut-être. Qui volète encore alors que la lumière descend :

La nuit écoute, le bruit des animaux satisfaits/Dans la mer en face de mon pays natal, /Très curieusement/Des îles émergent ici et là/Et parmi elles,/toute petite/l’Ile aux chansons[7].

L’Île aux chansons, compagne de l’Île d’Io, de son ami écrivain Yi Cheong-jun, désormais disparu et qui, les soirs de tempête laisse filer dans le lointain de la nuit une mélopée qui sans cesse revient. Et cette Île aux chansons, cette île qui n’existe pas, l’île d’Io, cette île qui n’existe pas non plus, rappellent l’étage de la prison de Daegu, étage insulaire où le vent de la nuit apportait à travers les barreaux des cellules nues,  la vie du dehors.

Une vie à fuir quand la folie guettait et que revenait la nuit, dans le velouté d’une vaguelette échouée, le chant des naufragés aux accents du seopyeonje.

Ne rien regretter. Sur le chemin du huit fois Juste. Ni échec ni réussite. Nie la vie nie la mort. J’ai bien fait.

Jal haetta, Jal haetta. C’est bien ainsi. (j’ai bien fait)

Ce verbe faire omniprésent dans la langue coréenne, omniprésent dans la bouche du poète, à propos de tout ; d’un train raté, d’un vin bu, d’une douleur soignée au poignet gauche, des roches blanches de la Montagne Sainte-Victoire qu’il a longuement regardé, et tandis que le jour se couchait, il est longtemps resté à regarder l’orgueilleux rocher aux mille plis, à l’ouest surgi, comme Peter Hankde autrefois, donnait de cette montagne une image à  jamais recomposée. Seul, dans la pénombre qui lentement descendait, il a médité, après Cézanne : Regardez cette Sainte-Victoire, quel élan, quelle soif de soleil et quelle mélancolie, le soir, quand toute cette pesanteur retombe.[8]

Ainsi c’est bien, aura t-il  noté, dans ce carnet qu’il sort et ressort sans cesse de sa poche, acceptant les deux faces opposées d’une même action, bonne ou mauvaise, ratée ou réussie ; l’incantation régulière marque l’absence de lutte, la négation du combat, l’oubli du résultat. Accueillir chacun des actes tel qu’il se propose, tel qu’il se superpose à d’autres et parfois s’y oppose, au fond, le respect intrinsèque de toute chose vue comme vérité.

Ainsi c’est bien, approuve l’échec et rappelle au vœu, jadis.

Adju jal haetta. C’est très bien ainsi.

La vie épargnée fait offrande de sens. Avec la mouche, sont aussi sauvés, non pas un être, mais le microbe, l’amibe, le minuscule, l’infini, isolé d’un ensemble plus vaste, dans lesquels le poète voudrait se réincarner. Oui vraiment, la nuit écoute le bruit des animaux satisfaits.

NA : Les propos tenus par KO Un (en italique dans le texte) sont extraits d’échanges lors de sa visite à Aix-en-Provence. Certains d’entre eux seront publiés dans la revue de littérature coréenne Keulmadang.


[1] Ko un, Le vide, in Randonnée en montagne, Recueil non traduit en français, Changbi, Séoul, 2008.

[2] Ecole et technique de chant dans le Pansori

[3] Traduction Kim Hye-gyeong et Jean-Claude de Crescenzo

[4] Lee Seong-bok, La mouche aussi est un inscecte charmant, in Ah les choses sans bouches, Circé 2010.

[5] Ko Un, Petits Chants, (p87) in Sous un poirier sauvage, Circé, 2004

[6] Ko Un, Sous un poirier sauvage in Sous un poirier sauvage, Circé, 2004

[8] Propos rapportés par Joachim Gasquet in Cézanne, Bernheim-jeune, Paris, 1921

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