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Deux cas d’adaptation dans le cinéma coréen

Dangerous Liaisons
Dangerous Liaisons

Les « Liaisons dangereuses » version coréano-chinoise

Les adaptations cinématographiques du célèbre roman épistolaire de Choderlos de Laclos sont légions, et ceci depuis les débuts du cinéma muet. Le cinéma coréena adapté et transposé trois fois cette histoire : la première fois sous la direction de Go Young-nam, la deuxième fois sous la direction de E.J.Young avec le film « Scandal » et la seconde, dans le cadre d’une production chinoise, sous la direction de Hur Jin-ho. Penchons-nous sur cette dernière, qui est la plus récente version à ce jour.

  • La quintessence de l’intrigue amoureuse

L’histoire des « Liaisons dangereuses » se situe au 18e siècle. Le vicomte de Valmont, grand libertin, se voit confier une mission par sa camarade de jeux et ancienne amante, la redoutée et toujours belle, Madame de Merteuil. Délaissée par son riche amant Gercourt, elle demande à Valmont de la venger en corrompant la virginité de Cécile, la future épouse de son indélicat ex-amoureux. En échange, Valmont obtiendra d’elle ce qu’il voudra. Mais les choses tournent mal, car c’était sans compter sur Danceny, le jeune amoureux de Cécile, l’amour de l’innocente et mariée Madame de Tourvel et sur la personnalité de Cécile elle-même qui finira par attendrir le libertin tragique et libertaire qu’est Valmont.

  • L’adaptation au contextes asiatiques
Le réalisateur HUR Jin-ho
Le réalisateur HUR Jin-ho

Le film du sud-Coréen Hur Jin-ho conserve les grandes lignes de l’intrigue. Les personnages sont joués par Cécilia Cheung pour la veuve Merteuil. La célèbre actrice de Hong Kong est ici grande patronne d’une banque. Zhang Ziyi, égérie de Wong Kar-Wai également, joue Tourvel, et le sud-Coréen Jang Dong-gun interprète le rôle de Valmont. Si, dans les grandes lignes, les personnages restent les mêmes, le film tente de manière originale la transposition du contexte dans le Shanghai des années 30 sous la menace impérialiste japonaise. Le film introduit alors quelques petites informations sur la période (les réfugiés qui affluent des régions menacées par les Japonais) et la dénonciation de la collaboration des riches aux dépends de la population qui, elle, de temps à autre, manifeste. Moins que l’étude de la situation politique pré-coloniale de l’époque, c’est le portrait d’une Shanghai flamboyante et triomphante avant l’heure qui ressort du film. Elle est une sorte de préfiguration de la Shanghai actuelle. Et c’est bien là que le film veut en venir : la Chine néo-capitaliste du 2&e siècle n’est que la continuité de ce qu’elle était déjà avant la colonisation japonaise et le maoïsme. Le bellâtre coréen qui vient semer les graines du capitalisme coréen en déclin auprès des belles chinoises en quête d’aventures, n’est autre que le symbole de l’absorption de l’idéal capitaliste de la presqu’île par son ancienne et future matrice chinoise.

*Une adaptation d’adaptation

Le film de Hur Jin-ho renferme de nombreuses références non pas au roman mais à des adaptations plus anciennes au cinéma : on pense à celle de Roger Vadim en 1960 qui était déjà une transposition dans le temps. Ce sont surtout les versions de Milos Forman et de Stephen Frears qui viennent à l’esprit : le personnage de Jang Dong-gun rappelle le Valmont de Forman, plus enjoué et ludique que celui de Frears. De même la débauche de luxe en costumes et décors surjoue la version formanienne. Par contre le ton dramatique du récit nous ramène à Frears ainsi que la citation in extenso de plans comme celui de la mort de Valmont dans la neige entouré de son sang vue en extrême contre-plongée. Comme ses modèles des époques précédentes, le film met de côté le genre épistolaire qui fait en grande partie la force du roman. Gageure narrative pour le cinéma, le style de cette nouvelle version cherche surtout à fusionner les styles des précédentes, au niveau du ton et des effets visuels. Cette quête consensuelle permet d’édulcorer le propos que les styles précédents servaient : Frears et l’idée de décadence de l’aristocratie ; Forman et l’apologie du libertinage.

  • L’apport du film

S’il reste une référence à « Scandal », l’adaptation coréenne de E.J Young, elle se situe dans la mise en scène du contexte social et politique. Chez E.J. Young, il s’agissait de la répression anti-chrétienne en Corée, ici, il s’agit de l’impérialisme japonais. Mais cela reste anecdotique. L’apport du film est surtout dans la « glamourisation » à l’extrême d’acteurs déjà réputés glamours : Zhang Ziyi, Cécilia Cheung et Jang Dong-gun. Non pas que les versions antérieures n’aient pas joué ce jeu – on se souviens du très glamour Gérard Philippe dans la version de Vadim, par exemple – mais ici, Hur Jin-ho hésite entre faire du Wong Kar-wai et faire du Hur Jin-ho, c’est à dire travailler comme un réalisateur réputé pour des sujets intimes plutôt réalistes. Au final, la complexité des personnages du roman demeure opaque du fait du lustre qui les étouffe. Le choix de l’échange de lettres pour narrer cette histoire était pour Laclos une façon d’avancer l’idée – très moderne – de la puissance des mots sur le réel. Cette adaptation l’ignore totalement et prouve plutôt l’inverse : où comme une histoire peut se noyer dans un cadre aussi luxueux qu’artificiel.

  • Cinéma ou réalité?

Fantasme chinois de puissance tentaculaire (l’histoire, la culture, la littérature, l’économie, etc.) l’ironie para-filmique veut qu’une certaine réalité, malgré tout, touche – involontairement – le film : Il suffit d’évoquer le scandale qui entoure l’actrice Zhang Ziyi ; scandale qui a dépassé le tapage pour la promotion du film. Dénoncée par la presse sino-américaine pour s’être livrée à la prostitution auprès d’anciens notables du gouvernement chinois, l’actrice semble prise dans un complot qui ressemble beaucoup à celui des « Liaisons Dangereuses ». Le pouvoir, l’argent et l’amour ne font pas bon ménage. C’est peut-être là le principal intérêt de ce film : fantasme policé et idéalisé des années 1930 asiatiques, le film suggère en fait que l’Asie redécouvre actuellement les complots et scandales des anciens régimes après que les utopies momifiées en idéologies soient mortes et enterrées.

« National Security»

 « National Security » dont le titre coréen est Namyeong-dong 1985, un quartier réputé pour avoir été la base de la police spéciale coréenne sous les dictature, est la deuxième étape du grand retour à la fiction de Chung Ji-young après « Unbowed » en 2012.

 

  • Une vraie histoire

L’intrigue de « National security » est basée sur l’autobiographie d’un militant politique d’opposition de l’époque des dictatures devenu par la suite ministre de la Santé, Kim Geun-tae. Quand ce dernier est interpellé par la police secrète, il vient de quitter ses responsabilités au sein d’une organisation démocratique qu’il dirigeait. On l’emmène dans la tristement célèbre prison de Namyeong-dong à Séoul.
Mis au secret, le jeune homme sera torturé pendant 22 jours. Ses geôliers ressemblent plus à des voyous qu’à des policiers. Certains sont des experts : ils le torturent dans une baignoire, puis à coup de décharges électriques, etc. jusqu’à briser sa volonté, jusqu’à lui laver le cerveau. Longtemps, Kim se refusera à donner des noms. Puis, après avoir subi des sévices qui le traumatiseront à vie, il s’y résoudra avant de se renier à nouveau.

  • Une démonstration sur ce qu’est la torture

Le réalisateur Chung Ji-young a choisi de raconter cette histoire de l’intérieur de la cellule lugubre où Kim Geun-tae fut torturé. Il reste au plus près du corps et des souffrances de ce dernier. En rappelant les pratiques de l’Inquisition et celles des nazis, la torture des prisons politiques coréennes ne vise pas spécialement à obtenir des informations de la part des prisonniers. La police connaît déjà tout des agissements des militants d’opposition. On peut penser qu’il s’agit d’obtenir des confirmations, des preuves et des aveux. C’est, en effet, toujours ce qui en ressort. Comme dans les geôles staliniennes, l’essentiel est que l’accusé s’accuse lui-même dédouanant ainsi les accusateurs de toutes formes de justifications de leurs actes.
Mais, « National Security » montre bien que cela allait encore au-delà : les frustrations et les névroses des geôliers s’exprimaient sans retenue. Un geôlier avait des problèmes avec sa maîtresse, et il rouait de coups le prisonnier sans raison. Un autre, passionné de tortures en tous genres, s’amusaient à expérimenter sur une proie facile. Sadisme gratuit, certes, mais aussi volonté de punir : car la torture brisait les corps – nombreux furent ceux qui restèrent handicapés – elle brisait aussi les nerfs des plus endurcis, jusqu’à les changer psychologiquement à jamais. Le film montre bien comment Kim finit par répéter par cœur tout ce que ses geôliers lui disent. La torture en devient une fin en soi, une punition qui s’apparente à une mort lente dans la souffrance.

  • Un film qui serre de près l’actualité

Projeté au moment où, suite à l’approche des élections, la polémique en Corée du Sud faisait rage autour de ce qu’il faut garder en mémoire de cette époque des dictatures, le film donne sa version terrible. Quand Kim Geun-tae, devenu ministre sous le gouvernement démocratique de Roh Moo-hyun, vient voir son principal tortionnaire dans sa prison, il donne le sentiment de vouloir pardonner comme le président prix Nobel de la paix Kim Dae-jung avait pardonné aux dictateurs. Mais la vision de l’ex-geolier, devenu pasteur, lui fait revenir en mémoire la petite musique que celui-ci sifflait lorsqu’il lui remplissait les boyaux d’eau bouillante pimentée. Pardonner n’est pas oublier ni justifier. Comme l’a dit lors de la sortie du film l’un des militants survivants de cette époque et victime lui aussi de tortures : j’ai pardonné pour pouvoir continuer à vivre sans ressentiment. Kim Geun-tae garda à vit les séquelles physiologiques de ces 22 jours de tortures.
Un pas vers la réalité est aussi franchie par le film – au-delà de la biographie qui reste historique – avec son casting. Ce dernier rassemble les célébrités de toute une génération d’acteurs dont certains ont des engagements politiques très clairs. En particulier Moon Seung-gun, porte-parole militant et acteur bien connu (à contre-emploi dans le film puisqu’il joue le leader idéologique des tortionnaires).

Ces deux films montrent comment l’adaptation cinématographique de la littérature, qu’elle soit coréenne ou étrangère, en Corée est toujours une affaire d’actualité brûlante où des enjeux passant par-delà les époques et par-delà les textes originaux font échos à ceux du présent. Le cinéma, en réchauffant des textes qui seraient autrement remisés dans des tiroirs poussiéreux et inertes, réactive leur contenu à chaud et inlassablement tel le phénix renaissant de ses cendres.

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