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Pierrot en mal de lune

Pierrot en mal de lune de Jung Young-moon Decrescenzo éditeurs

Ce roman se découpe en six parties, six chapitres indépendants qui nous présentent différents épisodes de la vie du narrateur à la première personne. Un narrateur assez âgé, plutôt grincheux mais tellement humain qu’on prendra plaisir à le retrouver au fil des pages. Dans «Pierrot lunaire», celui-ci part en voiture avec son fils ainé pour se rendre sur la tombe du grand-père. Dès les premières lignes le père se fait remarquer par sa mauvaise humeur et sa manie de râler quelles que soient les circonstances, malgré tous les efforts de son fils. Comme si les choses ne pouvaient qu’avoir un aspect négatif : En pensant que c’était à cause de mon fils que je galérais comme ça, je l’ai trouvé vraiment odieux. Et en pensant que mon père me faisait galérer même après sa mort, je le trouvais lui aussi très détestable(25), pense-t-il ouvertement alors que son fils réalise à sa place les rites aux ancêtres sur le tumulus familial. Une version humaine du schtroumpf grognon, qui n’aime pas aller sur la tombe de son père, qui n’aime pas les rites, qui n’aime pas la musique que son fils écoute dans la voiture, qui n’aime pas parler, etc.

Pourtant, malgré son animosité envers le monde, le narrateur reste un père qui apprécie les moments passés avec son fils et les conversations échangées. Mais c’est sans compter un orgueil démesuré qui le pousse à la critique et à la taquinerie. Ça m’amuse toujours de lui poser une question délicate ou de l’interroger sur un sujet plus en détail qu’il n’est nécessaire – c’était ma manière personnelle de faire son éducation – pour le voir s’empêtrer en réfléchissant pour trouver une réponse (34). Comme s’il lui était impossible de parler d’autre chose, comme si en tant que père, il ne pouvait que montrer de lui-même une image supérieure aux autres.

Cette opposition entre le narrateur et les membres de sa famille se retrouve dans le chapitre «Perdu dans la forêt». Cette fois-ci, il s’agit de se rendre chez son frère cadet avec son autre fils. Et une fois encore, même scénario : peu de dialogues, seulement des ordres et des critiques. Le narrateur évite au maximum son fils et son frère, et préfère la solitude et l’alcool aux retrouvailles et rites confucéens. Son attirance pour la boisson le pousse à commettre des bourdes plus ou moins importantes mais qui lui sont toujours pardonnées par les autres, comme on pardonne à un enfant. Et comme un enfant têtu qui a décidé de jouer jusqu’au bout le rôle de père imposant qu’il s’est choisi, il campe sur ses positions, quitte à mentir et à en souffrir. « Tu ressens ce malaise entre nous, quand on est ensemble ? ai-je dit. » J’ai dit comme ça mais en réalité ce voyage fait avec lui me rendait heureux (146).

Pour échapper à la tension de la situation – envie de partager son bonheur mais impossibilité d’en parler par orgueil – notre personnage part souvent pour des promenades solitaires dans la nature. Que ce soit pour se rendre sur le tumulus de son père dans «Pierrot lunaire», dans la forêt des alentours dans «Perdu dans la forêt», au bord de la mer dans «Une promenade» ou au marché dans «L’élevage de moutons», la proximité de la nature est propice à de nombreuses réflexions. Il en a d’ailleurs pleinement conscience lorsqu’il se rend sur la plage : Je me rappelle encore autre chose – et ce souvenir réapparait chaque fois que je reviens au bord de la mer : ça doit être l’eau qui fait remonter les souvenirs en masse à la surface de ma mémoire (75). Dans tout le volume, les souvenirs sont liés aux paysages, à la nature ou encore aux animaux. Comme si le masque de dureté et d’arrogance tombait quand le personnage se retrouve seul à la campagne, et que le père, accompagné de toutes les tâches qui lui incombent dans une société confucéenne, redevenait un simple être humain. C’est ce qui arrive lorsque celui-ci travaille à l’arrachage des choux. Je suis revenu à mon travail que j’avais oublié pendant un moment à cause de ce couple d’animaux qui avait surgi de manière inattendue puis qui avait disparu en douceur après m’avoir juste ravi l’âme un instant (211). Tout s’arrête et s’efface lorsqu’on est face à la nature, sa beauté et sa simplicité. Et même un sourire apparait.

Les souvenirs partagés par le narrateur sont simples et reflètent un quotidien des plus communs : une vache à la campagne, des pommes de terre partagées avec une vieille dame, des banalités échangées avec une amie à propos du passé, une bogue de châtaignes plantée sur son crâne pendant qu’il en ramassait… Rien de très original, pas de quoi être fier et se vanter devant les autres, et le personnage l’a bien compris. Pourtant, comme nous tous peut-être, il cherche à se persuader du contraire et à se créer une place à part dans son univers : Je rendais service en regardant les moutons parce qu’ils souhaitaient qu’on les regarde ; et j’écoutais leurs bêlements parce qu’ils souhaitaient qu’on les écoute. Je les empêchais aussi de franchir la clôture, mais cela n’arrivait jamais et ce travail n’était pas nécessaire ; n’empêche que je l’ai fait (160).

Ce qui explique aussi pourquoi parfois il divague, invente des histoires pour égayer la réalité qui ne l’est pas toujours, que ce soit pour intéresser sa vieille amie B dans «Une Promenade» ou pour écrire son histoire dans «Divagations». Père grincheux, promeneur solitaire ou enfant têtu, le narrateur de Pierrot en mal de lune nous touche par son humanité à laquelle il ne peut pas échapper et par la fraicheur de ses réflexions, qui ne peuvent que nous faire sourire. J’aimerais bien savoir pourquoi les hommes ont comme ça tendance à se mettre torse nu lorsqu’ils se battent, mais je n’ai pas de réponse. En tout cas, il me semble que c’est un usage très ancien. Même maintenant que la société est civilisée, les athlètes se mettent torse nu quand ils pratiquent un de ces sports de combat qui ne sont qu’une transformation de la bagarre -, par exemple la boxe, ou la lutte, aussi bien occidentale que traditionnelle. Il suffit donc de se mettre à moitié nu pour afficher un défi, pour marquer son hostilité vis-à-vis de son partenaire ? Mais lorsque ce dernier est de l’autre sexe, ça affiche plutôt le désir. De toute façon, on ne montre jamais le sexe, même pendant les combats. Je me suis dit : voilà une question qui mérite plus ample réflexion ! (110)


PIERROT EN MAL DE LUNE
DE JUNG YOUNG-MOON
Traduit du coréen par CHOE Ae-young et Jean BELLEMIN-NOËL
Decrescenzo, 247 pages, 19 €.

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