La réponse à la troisième planche : ce « moi », c’est Seon-hwa. Mais ne soyons pas dupes, derrière ce personnage se cache évidemment Sim Heung-ah, et l’invention fictionnelle ne laisse aucun doute sur la charge confessionnelle que la manhwaga a voulu insuffler à son récit. Autobiographie fictionnalisée certes, mais autobiographie tout de même. Deux sœurs donc, abandonnées par leur mère et vivant avec un père au caractère plutôt effacé. En proie à des soucis d’argent constants, la famille connaît des déménagements multiples, pour finalement s’installer chez une bonzesse. Cette vie instable, conjuguée à l’absence d’une figure maternelle sur laquelle s’appuyer et prendre exemple, pousse Woo-lee à couper les ponts, à s’éloigner des siens. Une séparation assez brutale, mais qui ne donne lieu à aucune effusion lacrymale ou tout autre épanchement excessif. Il n’y a que résignation et acceptation, et une tristesse diffuse qui englobe tout. Sans tomber dans un pathos facile, Sim Heung-ah/Seon-hwa nous conte l’histoire de cet éloignement.

L’absence, nous le savons, n’est qu’un mode de présence. Woo-lee et moi ou moi sans Woo-lee, en fin de compte, quelle différence ? Que Woo-lee soit ici ou là-bas, qu’elle se matérialise ou pas au sein de la planche, sa présence ne cesse d’habiter chaque page, de s’immiscer dans chaque bulle produite par Seon-hwa. Au fond, Woo-lee n’est pas une absente ; elle est simplement partie pour un temps. Une parenthèse s’est ouverte, qui ne se fermera qu’en fin de l’album, lorsque l’unité familiale sera retrouvée. Woo-lee et moi, c’est avant tout l’histoire d’une parenthèse.

C’est donc à l’intérieur de cette parenthèse que se déploie le trait de Sim Heung-ah. Un trait précis et tout en rigueur. Qu’il s’agisse des personnages ou des lieux, le dessin se caractérise par un souci du détail, un réalisme renforcé par l’utilisation exclusive du noir et blanc et l’aspect hachuré des vignettes. Seule une séquence onirique présente en milieu d’album contrevient à cette facture réaliste. Le trait rectiligne fait place à un style plus arrondi, les personnages ne sont plus cloitrés en des lieux reproduits avec minutie, mais se perdent dans une nuit d’encre ; parenthèse dans la parenthèse, le rêve propulse les personnages dans un ailleurs et un hors-temps.

Outre cette variation sur le plan plastique, Sim Heung-ah se plait également à faire évoluer ses mises en page. Alors que l’auteure commence son album avec des planches très aérées, en disposant de véritables béances entre les vignettes, elle opte assez rapidement pour un compartimentage plus classique. Le malaise existentiel des personnages nous est narré dans des planches quadrillées, comme si l’impossibilité d’une échappatoire se traduisait dans la mise en page elle-même, devenue une juxtaposition parfaitement réglée de cases. Aussi n’est-ce pas un hasard si la mise en page se fait moins oppressante en fin d’album, lorsque la parenthèse enclenche sa phase de fermeture. Le retour de Woo-lee approche, les planches se font moins denses, les strips se réduisent à deux vignettes, puis à une. Dernière planche enfin, un dessin pleine page montre Woo-lee et Seon-hwa s’apprêtant à entrer dans leur nouvel appartement. Toute trace de compartimentage disparaît. La bande dessinée s’efface, et, paradoxalement, s’affirme avec force.


WOO-LEE ET MOI
SIM HEUNG-AH
Éditions Atrabile, 160 pages, 16.30 €

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