Romans

Ullung-do

Ullung-do JUNG Lim Editions Galilé
Ullung-do
JUNG Lim
Editions Galilée

Dans le roman, l’île, comme territoire, compte peu. Mais qui a vécu sur une île, quelques jours ou toute une vie, qui a fréquenté des îliens, sait combien cette terre, menacée continument de disparaître sous les flots, provoque dans l’esprit un sentiment permanent de perte, incarne un aller sans retour possible, ou encore le trou noir de l’enfer, gardé par des Dieux aux visages hostiles.

Il est parfois possible que la clé d’un roman s’offre au détour d’une phrase à laquelle on ne s’attendait pas, comme surgie trop vite : Plutôt que de consacrer sa vie entière, enfermée dans un temple, à s’affranchir des cinq désirs, des sept passions et des trois jougs, elle voulait les vivre pleinement et en faire les matériaux de l’embarcation qui la mènerait à l’univers de la création.

Pour s’être appliqués mille fois sans succès cette sentence, nous sommes tentés de nous écrier « belle excuse » ! Et puis, lecture faisant, sans que rien ne fasse effort, la phrase, revient, interroge, harcèle. Et nous voilà à devoir comprendre comment le désir du personnage de Ullung-do, désir –lancinant, portant le masque du désir sexuel, qui semble à lui seul recouvrir toutes les catégories du désir, transforme un personnage, ouvre une voie nouvelle dans sa compréhension du monde, invite à créer là où il lui était demandé de se soumettre. Avec le désir qui vrille le corps, le matériau à transformer s’offre.

Lors de son premier voyage sur l’île, au beau milieu d’un hiver enneigé, elle aura fait une expérience mystique, confrontant spiritualité et sensualité, qui placent le personnage du roman, une jeune professeure-stagiaire aux confins de l’excitation des sens.

Ce qui est en jeu ici et qui appelle l’aventure charnelle qui va suivre, c’est la difficulté à comprendre les travers de l’âme par le seul effet du raisonnement. Nulle question posée à Dieu n’obtient de réponse applicable à la conduite des passions. C’est sur ce trouble que se construit à la fois l’attente et la possibilité. Le fumier qui rend la terre fertile au surgissement de l’expérience.

Là, devant la mer, le personnage fait l’expérience d’une illumination (du satori étions-nous tenté d’écrire) qui paradoxalement conduit à l‘émergence du désir et au désir de satisfaire sans condition ce désir naissant :  j’ai l’impression de toucher la substance même de mon être.

Alors qu’elle vit l’expérience d’une fusion avec l’univers, elle en déduit que « ce qui lui arrive est si clair » qu’elle ne peut le considérer « comme un fantasme », et conclut : devant un phénomène physique si tangible, refuser l’existence de l’au-delà, ne pas reconnaître un autre monde que le notre eut été aussi absurde que nier la circulation du sang dans ma chair.

Le roman aurait pu s’arrêter là. Dans cette première partie, le personnage a posé les bases de son devenir. Après un premier séjour hivernal sur l’île, elle reviendra en compagnie de collègues, elles aussi stagiaires ; et va tomber amoureuse d’un élève âgé de 13 ans. Commence la deuxième partie du roman, avec un changement de narrateur, changement dont on peut interroger le bien-fondé.

La découverte de cette attirance pour le jeune garçon, dans une Corée des années 80/90, placée sous le contrôle de la dictature et d’un confucianisme étroit, ouvre au vertige de l’exaltation. Dans cet état de vide que Dieu ne hante plus, le désir brutal de la matière se confond avec le corps de l’adolescent, métabolisé en projet artistique d’un Sujet en train d’advenir.

Alors que l’on aurait pu croire à l’acmé du roman, paradoxalement cette brève aventure amoureuse et charnelle confère à la surprise éventée. Que peut-il bien arriver (de meilleur ou de pire) après s’être offerte à Dieu, au Cosmos, dans la première partie du roman ? Le jeune adolescent conclut une trilogie de l’impossible. De tabou, le sexe créateur devient totem. C’est peut-être, la seule faiblesse du roman : l’aventure avec l’adolescent se constitue comme l’exemple appliqué de la première partie, une démonstration, en quelque sorte. Ce qui s’énonce sous la forme d’un premier amour est la béance surgie de la forme à travailler. L’angoisse du trop plein se substitue à l’angoisse du vide. Le jeune adolescent n’incarne plus la transgression car la transgression a eu lieu avant, dans une vie où il n’était pas. Mais s’il n’incarne plus la transgression, il l’a porte, il l’anime, il l’a transforme en matériau à création.

Il faut lire Ullung-do, c’est un beau roman, bien écrit, où la force des émotions affronte la puissance créatrice. Le lecteur pourra osciller entre raison et passion, mais toujours en conclura que le désir est éternellement recommencé : il faut vivre.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.