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Ma mémoire assassine

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Dans sa façon d’aborder le réel, Kim Young-ha fait pourtant l’effet d’un écrivain chinois contemporain, c’est à-dire qu’il attaque par l’absurde. Il n’en a pas peur, et tord le réalisme avec outrance. En Chine, les accusés de la neuvième catégorie furent, eux, tordus par un pouvoir vain et criminel, qui entendait, lui, nier la réalité. Des accusés qui révèlent par leur propre usage de l’absurde, l’absurdité dont ils étaient victimes. Mine de rien. Avec un twist ending très cinéphilique chez Kim Young-ha, dont les lecteurs avides n’attendent jamais moins.
Ainsi, dans les romans parus en France de Kim Young-ha trouve-t-on cette même propension à réduire le monde à l’absurdité et la vacuité. Dans L’Empire des Lumières, La Mort à demi-mots, Quiz show ou les nouvelles de L’homme coincé dans l’ascenseur, Kim Young-ha décrit une société dont la déliquescence s’inscrit dans la perte de sens, la perte de repères et la course aveugle en avant. Comme les scientifiques qui décrivent la fin du monde et celle de l’humanité avec complaisance et détachement, et (se) nous réconfortent en concluant que cela n’arrivera « que » dans quatre milliards d’années.
Son propre criminel est une métaphore du totalitarisme qui gomme l’Histoire, et la réduit aux années de son propre règne. Comme celle de la République de Corée, baptisée dans le sang et le meurtre, aujourd’hui entrée dans la grande spirale hypnotique des grandes puissances dont le prestige économique rachète toutes les vilenies. À moins que ce ne soit celle des violences identitaires qui se déchaînent en s’arc-boutant contre la perspective d’un possible anéantissement. L’humanité perd la mémoire, et le passé peut être toujours réinventé, pour s’imaginer un futur de toute puissance.
Atteint de la maladie d’Alzheimer, le héros de Kim Young-ha perd tout d’abord sa mémoire immédiate, puis celle des actions complexes, pour finalement s’oublier lui-même. C’est à travers son journal intime que le lecteur suit l’intrigue. Il s’agit donc d’impressions rapportées, écrites par un homme qui « perd la tête », c’est-à-dire qui ne distingue plus le vrai du faux, ni le début de la fin. Un récit dont le lecteur est averti qu’il est potentiellement incrédible.
Criminel sanguinaire de longues années auparavant, l’homme aurait mis sa « carrière » en sommeil en adoptant la petite fille d’une de ses nombreuses victimes. Mais le feu couve sous la cendre, et sa lutte contre la maladie et son propre anéantissement se ressource dans la soif de détruire un inadmissible concurrent dans l’art du meurtre, rival aussi dans le cœur de sa « fille ». Las, malgré toute la série de précautions habituelles et douloureuses, le vieil homme se trahit lui-même, dans une forme de dédoublement dû à cette « petite mort » qui rogne et lime et raccourcit sa vie par les deux bouts.
Comme l’Histoire est raccourcie, rognée, limée, par les hommes qui ne préfèrent voir et vivre qu’au présent, la mémoire en sommeil, avec pour seul souvenir attisé comme la braise, l’extraordinaire stimulation née de l’abus de pouvoir, de la violence qui détruit, annihile et s’en repaît, et qui représente aussi un espoir fou comme si l’avenir ne pouvait être qu’une revanche.
Difficile oui, de ne pas voir dans ce texte une projection métaphorique d’un certain monde, un monde de destruction, où la volonté de puissance est fédératrice, le crime un sceau, la vision d’avenir la volonté de toute puissance, et l’autoanéantissement une conséquence ô combien sous-estimée.
Dans la brève postface qui accompagne son texte, l’écrivain évoque sa conception de l’écriture de fiction comme une forme d’asservissement de l’auteur au récit, autonome et qui n’a besoin de l’homme que comme média. Kim Young-ha en auteur possédé, quelle farce ! Kim Young-ha agent d’une créativité rebelle et cynique, espérons que nous n’avons pas fini d’en savourer l’amère liqueur.


MA MÉMOIRE ASSASSINE
DE KIM YOUNG-HA
Traduit du coréen par LIM Yeong-hee et Mélanie BASNEL.
Éditions Philippe Picquier, 152 pages, 17 €.

Documentaliste dans l' Education Nationale, et très impliquée dans la promotion de la littérature pour la jeunesse, j'ai découvert la production coréenne il y a plusieurs années, et j'ai été emballée! Je m'attache donc dans Keulmadang à en partager les délices avec les lecteurs, sans m'empêcher parfois de chroniquer un roman ou une bande dessinée pour les plus grands.