Chroniques Styles & Cie

Comment se passe ton été ?

comment se passe ton étéLes voies d’accès sont rendues impraticables, le téléphone et l’Internet sont coupés. Bientôt, le confinement leur fait perdre la notion du temps… Doivent-ils quitter leur appartement pour échapper à la montée des eaux, survivre à l’engloutissement ? À voir la violence avec laquelle la Nature reprend ses droits sur ce qui doit lui apparaître comme une aberration (« Une cité alternative lugubre bâtit sur une plaine surgie de nulle part »), on serait tenté de répondre par l’affirmative, bien que s’aventurer à l’extérieur ne soit pas non plus une entreprise sans risque. Ceci étant, c’est moins la perspective d’affronter les affres de la mort que la volonté de pérenniser leur environnement qui les retiennent dans leur logement : l’accession à la propriété a couté vingt années d’un travail acharné (et les privations qu’on imagine) au père de famille, un ouvrier soudeur tout juste décédé. Alors que tous les autres habitants de l’immeuble comme ceux de la ville ont déjà été évacués, notre couple reste là, seul, jusqu’à ce qu’un nouvel événement vienne sonner le glas de leur quotidien de « naufragés » : la mort de la mère. À partir de ce point du récit, on pourrait croire Kim Ae-ran tenter d’imposer à son jeune narrateur d’une quinzaine d’années le même travail d’imagination qui jusque-là prémunissait ses personnages contre les blessures profondes occasionnées par la perte des parents. En même temps, il relèverait du tour de force de trouver un coin de soleil au milieu ce paysage hostile englouti sous les flots. « Pourquoi m’avoir épargné ? Pourquoi moi tout seul ? » se lamente le jeune adolescent qui décide de tenter sa chance en se fabriquant un radeau de fortune pour regagner la civilisation. L’absurdité apparente de la violence des éléments naturels, une violence à la fois éruptive et routinière (1 mois de pluie), laisse muet le contemporain désormais solitaire de la catastrophe (« La nature voulait qu’on s’écrase sans jamais deviner, prévoir ou comprendre »). De quel message ces torrents d’eau boueuse charriant des cadavres d’animaux sont-il porteurs ? Sur cette question, l’imagerie de l’élément aqueux utilisée par l’auteur est ambivalente, oscillant entre les pôles  d’une eau funeste, engloutissant tout sur son passage, et d’une eau onirique, symbole de la paix des « eaux maternelles » (« C’ [l’eau] était doux et moelleux, aussi langoureux que confortable. Comme si je me retrouvais dans un espace à la fois inconnu et familier, coupé de tout bruit extérieur le temps d’une courte éternité »). À cet endroit, il convient de noter que notre jeune narrateur entreprend son périple à l’instant où sa mère passe de vie à trépas, signe probable que Kim Ae-ran dessine un univers autrement plus sombre que dans ses œuvres antérieures sans se départir totalement de la question des effets du manque sur la construction de l’identité ainsi que du trauma de la naissance. Mais là où auparavant cette question se résolvait sans heurt par le récit aimable d’une fable loufoque, une quête identitaire symbolisée par un radeau de fortune naviguant sur des eaux déchainées — et notre jeune « héros » n’emporte- t-il pas le corps mort de sa mère dans son périple ? — se veut forcément un peu plus périlleuse. L’adolescent est jeté dans le désarroi, seul au milieu de ce paysage désolé, et fond en larme lorsqu’il voit le cadavre de sa mère passé par-dessus bord et emporté par le courant. La nature émotive, trop comprimée, explose alors en masse destructrice. Est-ce à dire que le masque de la douleur tombe pour laisser transparaître les failles de l’individu ? Alors que dans Ma vie palpitante, un adolescent de 16 ans atteint de progéria remonte le temps pour reconstituer la rencontre de ses parents et (re) vivre les différentes étapes de sa vie — notamment celle de sa conception ­—, il faudra voir quel homme (re) naîtra, baignant dans les eaux troubles au milieu d’un paysage désolé. Une odyssée vers un passé fœtal dont l’issue est incertaine, mais pas totalement dénuée d’espoir. En effet, les récits de Kim entretiennent toujours la possibilité, même si elle paraît mince, d’un avenir meilleur. Cette lueur se concrétise sous la forme de phrases qui viennent contrecarrer, d’une manière et simple et parfois inattendue, une fin tragique. « Quelqu’un viendra », assure le narrateur des Goliath aquatiques perché sur une grue pour échapper à la furie des eaux. Dans la nouvelle Les Insectes, un couple de la classe moyenne emménage dans un appartement vétuste occupé par d’étranges locataires dont ils ne peuvent se défaire : des insectes.­­ ­— On notera au passage la prédilection de l’auteur, du moins dans ces présents récits, pour l’irruption de la nature (eau, insecte) dans un contexte urbain, symbolisant probablement l’insécurité et l’instabilité des personnages —. Mais là encore, nos protagonistes savent prendre du recul face à la situation : « Tout s’arrangera cet hiver ». Dans la nouvelle  Trente ans, une jeune trentenaire nous confie, sous la forme d’un récit épistolaire, sa vision désenchantée de l’existence, non sans ponctuer sa lettre d’un j’écrirais à nouveau  final. À y regarder de près, l’ombre et la lumière se disputent le fil conducteur des récits qui composent le recueil (au lecteur de choisir si le verre est à moitié plein ou à moitié vide). À l’exemple du jeune adolescent de ses Goliath aquatiques, Kim Ae-ran veille à nous sortir la tête hors de l’eau au dernier moment­, — avec cette réserve que l’étau du réel se resserre dangereusement sur ses personnages. Pour connaître le sort qui leur sera fait, il faudra attendre de voir quelle imagerie l’avenir inspire à leur auteur.


COMMENT SE PASSE TON ÉTÉ
DE KIM AE-RAN
Traduit du coréen par Kette AMORUSO et Lucie ANGHEBEN
Decrescenzo Éditeurs, 158 pages, 12 €.

 

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