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Le cinéma iconoclaste de Bong Joon-ho

Né le 14 septembre 1969 à Séoul, en Corée du Sud, Bong Joon-ho ne se destine pas immédiatement au métier de réalisateur. En effet, il entame des études de sociologie à l’Université privée de Yonsei, ce qui ne l’empêche pas pour autant de développer une cinéphilie et de s’émerveiller devant le cinéma hollywoodien. Inscrit au ciné-club du campus, il ne tardera cependant pas à s’éprendre davantage du cinéma d’auteur, notamment des œuvres d’Edward Yang, Hou Hsiao Hsien ou encore Shoei Imamura. Après avoir obtenu son diplôme de sciences sociales, il intègre pour deux ans la prestigieuse Korean Academy of Film Arts, dont il sortira diplômé en 1995.

Cette même année, il décroche un prix au Shin-Yun Youth Movie Festival grâce à son premier court-métrage tourné un an plus tôt en 16 mm, White Man. Fort de cette première reconnaissance encourageante auprès du public coréen, notre jeune prodige ne s’en tint pas là pour autant. Et c’est grâce à son deuxième film, Incoherence, satire acerbe de la société coréenne et prémisses de l’affirmation de son art, qui lui vaudra d’être accueilli au Festival du Film de Vancouver et de celui de Hong-Kong, qu’il lui sera permis d’acquérir la renommée nécessaire pour tourner des films avec des budgets plus conséquents. L’humour noir et subversif de Incoherence laisse d’ores et déjà présager que le réalisateur ne fera pas dans la dentelle… Pour notre plus grand plaisir.

Tout en s’étant forgé une solide expérience en tant qu’assistant-réalisateur sur le film Motel Cactus de Park Gi-yong, Bong Joon-ho continue d’élaborer ses propres scénarios et, en 1999, entreprend une étroite collaboration avec le cinéaste Min Byeong-cheon pour mener à bien le film Phantom : The Submarine.

Un an plus tard, il peut enfin concrétiser un projet de longue date, son tout premier long-métrage : Barking Dogs never bites (2000), qui cette fois connaîtra un succès considérable bien au-delà de la Corée du Sud : en effet celui-ci remporte le prix FIPRESCI lors du Festival International du Film de Hong-Kong en 2001… Sa carrière est définitivement lancée… Il réalise par la suite Memories of murder (2003) et surtout The Host (2006) qui, quelques semaines après sa sortie en Corée du Sud, était devenu le plus gros succès de tous les temps en attirant plus de douze millions de spectateurs.

Adulée par les critiques et le public, l’œuvre de celui qui se qualifie de « cinéaste instable » dévoile, sous des dehors de décontraction, un regard peu optimiste de la société coréenne. Entre réalité sociale et fantaisie se dessine une personnalité atypique, celle d’un cinéaste flirtant constamment avec le cinéma de genre et ses codes pour dépeindre la société coréenne moderne sous un jour peu flatteur.

En dépit du fait qu’on ne peut véritablement porter de réelle analyse sur la base de trois seuls films, ces trois longs-métrages permettent néanmoins d’effectuer quelques rapprochements pertinents : action, personnages, lieux ou encore concepts de scène, le cinéma de Bong Joon-ho révèle déjà quelques éléments récurrents qu’il est intéressant de relever.

Les personnages

Bong Joon-ho aborde la thématique de la condition sociale en s’intéressant avant tout aux travailleurs qui ne gagnent que le strict minimum pour vivre. Si les personnages des films de Bong Joon-ho ne peuvent être considérés comme faisant partie des plus opprimés de tous, force est d’admettre qu’ils vivent dans une extrême précarité, où les désillusions et les infortunes sont monnaie courante.

Dès Barking dogs never bite, le réalisateur met au premier plan un chômeur qui se sent humilié par sa condition, Yun-ju, assassin de chiens de son état. À travers lui, Bong Joon-ho pointe du doigt la perte d’estime de soi dont sont inévitablement victimes les chômeurs, dans un mode capitaliste où la valeur d’une personne se définit par l’argent qu’elle gagne. De même, les supérieurs hiérarchiques de Hyun-nam, jeune fille travaillant dans un syndicat de copropriétés, sont montrés sous leur plus mauvais jour. Cependant, cette dernière ne fait preuve d’aucune volonté pour conserver un emploi qui va visiblement à l’encontre de sa nature véritable.

À l’instar des personnages de Barkin dogs never bite, la famille Park de The Host vit également dans la pauvreté. S’ils n’étaient pas aussi drôles et attachants, on les qualifierait volontiers de « bande de ratés ». Tout comme Yun-ju dans Barking dogs never bite est un mari indigne, Gang-gu, magistralement interprété par l’acteur Song Kang-ho, se comporte de manière irresponsable envers sa fille Hyun-seo, faisant preuve de négligence et d’une grande immaturité. Il est méprisé par sa sœur, sportive désavantagée par un évident manque de confiance en soi, et surtout par son frère, dont le profil de diplômé raté rappelle lui aussi celui de Yun-ju dans Barking dogs never bite.Lorsque Park Gang-du reçoit un appel de sa fille enlevée par le monstre, personne ne veut l’écouter, ni même le croire. Du fait de son statut social, sa parole n’a absolument aucun poids face à celle des hommes en blouse blanche ou en uniforme, et encore moins face à celle d’un américain. En utilisant les oripeaux du film de genre, Bong Joon-ho aspire à privilégier en creux une dimension pamphlétaire sociale voire politique.

Les suspects de Memories of murder font bien évidemment partie des couches sociales défavorisées, eux aussi. C’est le cas de l’idiot du village mais aussi du présumé pervers sexuel qui s’avère être un père de famille dont l’épouse est malade, le couple vivant avec ses enfants dans un minuscule appartement. Des gens de peu qui ont peu droit au chapitre.

Mais s’il est une figure incontournable dans le cinéma de Bong Joon-ho, c’est bien celle du clochard du coin : on le retrouve dans les deux films dont l’action se déroule en ville: Barking dogs never bite et The Host dans lequel le cinéaste va encore plus loin en montrant des enfants sans-abri, une réalité totalement ignorée du cinéma coréen.

Le décor

L’essentiel de The Host se déroule autour de la rivière Han, un lieu extrêmement familier pour les habitants de Séoul. Ce décor est le théâtre d’un massacre sanglant avant d’être l’objet d’une mise en quarantaine puis d’expériences douteuses.

Dans Memories of murder, le petit coin a priori tranquille, un village campagnard avec ses tracteurs roulant quotidiennement sur les allées bordant les rizières, devient un espace incontrôlable. Le scénario du film s’appuie sur une sombre histoire bien connue des coréens, une suite de meurtres qui s’est déroulée dans les années 80 et dont le coupable n’a jamais été identifié.

Dans Barking dogs never bite, Bong Joon-ho transforme un immeuble commun — dans lequel il a lui-même habité — en véritable labyrinthe où se jouent des courses-poursuites, où se cachent un tueur de chiens et peut-être, selon le gardien, le fantôme d’un certain « Chauffage Kim » assassiné des années auparavant. Le spectre est supposé hanter la cave de l’immeuble, ce qui rappelle un autre aspect récurrent dans le cinéma de Bong Joon-ho : les souterrains.

« Les souterrains sont parallèles à notre vie mais nous les ignorons, ils sont les lieux des affaires obscures et de la violence, ce genre d’endroit reflète le monde et la société », déclare le réalisateur dans l’une de ses interviews. Dans chacun des trois films, il est question de sous-sols renfermant des secrets peu rassurants ou peu glorieux. C’est dans les sous-sols de la ville de Séoul que se tapit la créature de The Host, emportant indifféremment hommes, femmes ou enfants dans sa tanière. Et c’est aussi dans un sous-sol, celui du commissariat, que les policiers torturent les suspects afin de leur faire avouer les crimes qu’ils ne parviennent pas à élucider. Dans Barking dogs never bite, le sous-sol de l’immeuble de Yun-ju se trouve être le lieu d’activités inavouables : Yun-ju y enferme le chien qu’il capture, le gardien se prépare ses petits plats… au chien.

Bong Joon-ho affiche aussi des affinités certaines avec les lieux étroits, dans lesquels les personnages peuvent à peine bouger. Outre le snack minuscule de la famille Park, on pense bien sûr au commerce fourre-tout pour le moins exigu de la copine de Hyun-nam. Si l’on est volontiers tenté d’assimiler l’étroitesse de ces lieux à une métaphore de la condition sociale des personnages, ce n’est pas aussi évident car lorsqu’ils s’y trouvent à l’intérieur, les personnages semblent justement plus forts, comme c’est le cas de la famille Park qui parvient à prendre le dessus sur les événements alors qu’ils se retrouvent coincés à l’intérieur de leur microscopique habitation, assaillis par la bête. De même, les deux jeunes femmes de Barking dogs never bitese libèrent de leurs tensions quotidiennes dans leur minuscule magasin. À l’instar du décor de la dernière scène de The Host, ces lieux évoquent une sorte de cocon, évoquant la chaleur du foyer.

La corruption

« Ces films m’ont indéniablement permis de découvrir certains aspects de l’histoire de la Corée, pour autant ils n’étaient pas les seuls éléments à éveiller ma conscience politique. À cette époque, le poids de la dictature militaire pouvait se sentir à chaque coin de rue », témoigne Bong Joon-ho. Alors que Memories of murder dépeint la société coréenne des années 80, encore sous l’emprise de la dictature militaire, Barking dogs never bite et The Host se déroulent à notre époque et fustigent au passage le règne d’une certaine corruption. Dans Barking dogs never bite, le moyen par lequel Yun-ju parvient à retrouver du travail s’avère particulièrement désolant puisque le jeune homme se voit contraint d’entretenir lui-même ce système de corruption.

Dans The Host, Gang-du et sa famille se soulèvent contre la domination des détenteurs américains tandis que d’autres se montrent bien moins enclins à réagir face à la manipulation de l’occupant. À travers l’aventure The Host, initiée par une négligence faisant suite à un acte de domination d’un scientifique américain sur un employé coréen, le discours de Bong Joon-ho n’est guère optimiste sur la capacité de la société coréenne à se défaire des monstres qui occupent son territoire, qu’ils soient mutants, étrangers ou même internes…

Toutefois, même s’il reconnaît le côté contestataire de son œuvre, Bong Joon-ho ne la considère pas comme un film « engagé » :

« En fait, je déteste les films politiques, les films qui veulent faire passer un message, les films de propagande. J’essaie justement d’insérer ces éléments-là à l’intérieur de l’intrigue, du drame, de la trame. C’est donc juste une partie du film, car je déteste les films qui ne sont qu’une satire, qu’une critique… C’est quelque chose que je n’aime vraiment pas, et justement, ce que j’aime, c’est que dans mon film, il y a une histoire de virus, et qu’elle serve par exemple à la fois de satire et d’intrigue. »

Le réalisateur récuse encore la qualification de film « anti-américain », en dépit du fait que l’histoire s’inspire d’un fait réel survenu en 2000 : du formaldéhyde déversé sauvagement dans le fleuve Han par des militaires américains. Par ailleurs, il faut signaler que The Host a été salué en Corée du Nord comme une critique contre la présence des troupes américaines en Corée du Sud.

Chasse à l’homme

Proies ou chasseurs, les personnages de Bong Joon-ho sont immanquablement amenés à prendre part à une partie de chasse à l’homme.

Tout d’abord, il faut bien évidemment citer l’hilarante course-poursuite dans les couloirs d’un l’immeuble dans Barking dogs never bite, au cours de laquelle Yun-ju se retrouve traqué par Hyun-nam. Par la suite, celle-ci devient elle-même la proie d’une poursuite plus ou moins imaginaire avec un clochard.

La course-poursuite entre le présumé pervers et les policiers de Memories of murder s’avère tout aussi mémorable, d’autant plus qu’elle fait suite à une scène de voyeurisme plutôt drôle. Le scénario de Memories of murder s’apparente d’ailleurs à une chasse à l’homme dont la proie se révèle particulièrement insaisissable. Au contraire de la plupart des polars et films policiers qui s’attardent plutôt sur le profil psychologique et les motivations du tueur, Memories of murder s’attache ainsi avant tout à explorer les raisons pour lesquelles celui-ci n’a jamais été démasqué. Ne maîtrisant pas leur environnement, les policiers se laissent vite dépasser par les événements qui surviennent autour d’eux.

Il est aussi bien entendu question de chasse dans The Host puisque le scénario s’appuie sur la présence dans la ville de Séoul d’une créature prédatrice. Cette dernière fait son entrée en matière au travers d’une chasse à l’homme particulièrement sanglante. Au cours de l’histoire, cependant, la situation tend à s’inverser quelque peu puisque la famille Park prend à son tour la créature en chasse. La proie s’avère alors presque aussi insaisissable que le tueur de Memories of murder, les quelques indices, dont l’appel de Hyun-seo, n’étant absolument pas pris en considération par ceux qui ont les moyens de chercher mais qui ne font rien ni pour retrouver les disparus ni pour débarrasser la ville de la menace. Alors qu’elle prend en chasse la créature, la famille Park est elle-même pourchassée par les autorités. On obtient une situation pour le moins complexe pour les Park, simultanément proies et prédateurs.

Bien qu’elles apportent une certaine cohésion d’ensemble, les inspirations de Bong Joon-ho demeurent multiples, ce qui fait de ce cinéaste passionné d’authenticité un élément iconoclaste du cinéma coréen et mondial. Invité à participer au triptyque Tokyo! (2008) en collaboration avec les réalisateurs Leos Carax et Michel Gondry, il livre de nouveau une œuvre lumineuse et originale, Shaking Tokyo, autour d’un homme hikikomori dont la vie de reclus est bouleversée par l’irruption conjointe d’une livreuse de pizza et d’un tremblement de terre.

Après cette poésie à la fois tragique et grotesque, c’est avec Mother que Bong Joon-ho renoue avec le crime, ce dernier film partageant de nombreux points communs avec Memories of murderMother est bien le récit d’une enquête mais cette fois-ci pas selon le point de vue de la police, encore une fois trop expéditive… Le titre donne évidemment la réponse, ce sont les investigations de la mère qui nous intéressent ici, qui n’est d’ailleurs pas plus vertueuse que la police et qui va tout tenter pour prouver l’innocence de son fils dans l’affaire de meurtres dans laquelle il est impliqué. Mother se décline selon les thèmes affectés à Memories of murder : une dérision constante, un cynisme génial, un scénario sophistiqué qui multiplie les pistes et nous trompe en permanence. Ce dernier fut présenté au Festival de Cannes 2009 dans la sélection officielle « Un certain Regard ».

Enfin, une étroite collaboration avec l’illustre Park Chan-Wook sur l’adaptation cinématographique du roman graphique en noir et blanc Le Transperceneige a été donnée en 2013. Comme un retour aux sources au film de science fiction.

Emmanuelle Ignacchiti

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