Memoria Romans

Témoigner de l’histoire et guérir les blessures

La guerre de Corée est la source d’inspiration de nombreux romanciers. Des écrivains comme Park Wan-seo, Park Kyong-ni, Choi In-hoon, Jo Jong-nae, Yi Mun-yol et Kim Won-il, ont choisi la guerre de Corée comme thème principal de leur œuvre. Celle-ci a été dépeinte comme « une guerre fratricide tragique », « une guerre de libération nationale » ou « une guerre par procuration entre les États-Unis et l’Union soviétique », selon l’orientation politique de chacun. Pour les écrivains coréens, pourtant, elle n’est pas un souvenir que l’on pourrait simplement représenter par une position politique sûre. Bien que la guerre soit terminée depuis longtemps, son souvenir perdure dans les mémoires.

Dans Le marché et le champ de bataille, Park Kyong-ni[1], l’auteur de La terre[2], décrit la psychologie de quelqu’un qui a survécu aux atrocités de la guerre : « Jusqu’à présent, personne n’avait critiqué publiquement l’armée coréenne ou la République de Corée. Les réfugiés témoignaient silencieusement des batailles pendant lesquelles ils avaient eu la sagesse de ne pas donner leur avis. » Pour ceux qui n’étaient en faveur d’aucune des deux parties, la volonté de survivre guidait leur choix, mais comme la situation pouvait basculer à tout moment, ils ne savaient pas à qui ils finiraient par mendier de la nourriture. Nombre d’entre eux n’avaient pas d’autre solution que d’hésiter et passer d’un camp à l’autre selon le cours de la guerre ; celle-ci n’était pas une bataille idéologique, mais une lutte pour leur survie.

Dans une scène de son roman Near Buddha[4], Park Wan-seo raconte la naissance de la littérature au cœur de cette bataille pour la survie. La narratrice à la première personne, qui a perdu son frère à la guerre, décrit cette dernière ainsi :

« La mort que j’ai endurée est encore au cœur de moi-même, et empiète sur ma vie quotidienne, comme un surpoids ou une migraine. Le désir de raconter cette histoire m’a rendue folle. Comment pouvais-je être sûre qu’on écoute mon histoire jusqu’à la fin ? Comment pouvais-je les intéresser ? Comment pouvais-je gagner leur compassion ? Pendant mon temps libre, j’ai rassemblé tous les aspects de mon histoire, adaptant même certaines parties en fonction de mon audience. Sans m’en rendre compte, j’étais en train de transformer mon histoire en roman. Je me suis tordue de douleur, comme si je vomissais et je me suis sentie mieux, comme si j’avais réellement vomi. »

Un jour n’a pas encore passé depuis la mort du frère mais la famille sort déjà le corps de la maison, par peur qu’il se décompose. La même famille engloutit l’intégralité de la pâte de haricots rouges entamée, simplement par peur qu’elle ne s’abîme ; le souvenir de cet incident se change en une persistante indigestion qui tourmente l’auteur, et la douleur finit par se transformer en roman qui se déverse comme du vomi.

Dans A House with a Deep Yard, le souvenir d’avoir été forcé de prendre la tête d’une famille sans père dans les décombres de la guerre prend forme dans les mains de l’auteur Kim Won-il[4]. La mère du protagoniste ne fournit aucun effort pour consoler son fils aîné, qui doit arrêter l’école pour aller vendre des journaux dans la rue. Le narrateur raconte :

« Quand que je rentrai dans la maison, tremblant comme une petite souris, ma mère me vit mais ne dit rien. Alors que j’avais arrêté l’école, à la différence des autres enfants – mon frère et ma sœur allaient encore à l’école –,  comment Maman pouvait-elle ne m’offrir aucun réconfort ? Lorsque ces pensées me traversèrent l’esprit, mes yeux se remplirent de larmes. »

Tandis que le fardeau qui pèse sur les épaules du fils va grandissant, sa mère continue de faire pression sur lui et d’être de plus en plus sévère afin d’en faire quelqu’un de bien. Pour Kim, la guerre est un violent souvenir, marqué par l’absence du père, de lourdes responsabilités dès l’enfance, et la négation de soi.

La perversion de l’amour maternel en l’absence d’un père figure également dans les romans de Yi Mun-yol[5]. La famille de Yi, qui a souffert pendant des décennies du passage du père en Corée du Nord, n’a jamais connu une vie ordinaire. Son roman autobiographique The Heroic Age représente le conflit idéologique aigu et la tension des champs de bataille. Son roman présente les difficultés fondamentales auxquelles fait face un homme lorsqu’il faut choisir entre Iciet Là-bas, en n’étant le bienvenu ni « ici » ni « là-bas ». Même 50 ans après la fin de la guerre, Yi n’a toujours pas oublié la souffrance que lui a causé l’écriture de The Heroic Age :

« De notre temps, ce n’était pas possible de rester neutre. La neutralité impliquait d’être du côté des deux idéologies ; cette éventualité était résolument tortueuse et j’y ai été confronté dès que j’ai commencé à rédiger The Heroic Age. J’ai souffert des abus des deux côtés. À sa première publication, le roman a été censuré pendant deux mois, mais avec l’intervention de quelques connaissances, il est finalement paru. Quatre ans plus tard, par contre, il a été interdit par des activistes politiques. À partir de là, je ne pouvais plus contourner la situation, alors j’ai essayé de faire entendre la voix des deux côtés, mais cela n’a pas été bien reçu » (Journal Sisa, 20 août 2008).

C’est avec la parution de La chaîne des monts Taebaek de Jo Jong-nae[6] que les histoires sur la guerre de Corée se font plus précises et se généralisent. « Le pays a créé le Parti communiste et le patron a créé les “cocos” », cette phrase prononcée par Moon, un personnage du roman, représente la voix du peuple à l’époque. La chaîne des monts Taebaek, best-seller qui s’est vendu à plus de 5 millions d’exemplaires, est un livre prodigieux de 16 500 pages manuscrites et de plus de 60 personnages ; son équilibre parfait, l’absence d’idéologie anti-communiste ont fait sensation. La guerre de Corée, d’abord vue comme « une cicatrice historique béante pleine de tabous et de mensonges », devient « une responsabilité historique qui doit être portée par la communauté » avec La chaîne des monts Taebaek. De plus, la variété des biographies de la multitude de personnages, les belles histoires d’amour, le rythme charmeur de la province du Jeolla-do, touche les lecteurs ; une des réussites du roman est son attrait populaire, montrant que « la littérature de guerre peut être appréciée elle aussi ».

La Place[7] de Choi In-hoon[8] est l’un des premiers romans à apporter une réflexion philosophique à la tragédie de la guerre coréenne. Comme l’a fait observer Kim Hyun dans une de ses critiques : « Sans amour, il ne reste que des rumeurs et des idéologies. L’amour est la seule chose qui puisse permettre aux hommes d’avoir des expériences authentiques. » La Place est aussi une belle histoire d’amour tragique. La tragédie liée à l’idéologie, qui secoue la vie d’un jeune homme, est souvent exprimée par la métaphore de l’amour ou du corps : « La vie, c’est l’angoisse d’un désir insatiable, comme le ventre d’une femme qui a porté plusieurs enfants […] La vérité à laquelle croient les hommes n’occupe-t-elle pas le même espace que le corps d’une femme ? » Le style sensuel de ces phrases, inexistantes dans la littérature de guerre de l’époque, plaît beaucoup aux lecteurs. La mort du personnage Lee Myeong-jun, qui des deux idéologies extrêmes choisit la neutralité, est l’une des scènes les plus belles de la littérature coréenne moderne.

Pour ces écrivains, la guerre de Corée est à la fois un témoignage de l’histoire collective[9] et la confession de souvenirs personnels. Leur jeunesse a consisté à sortir des décombres de la guerre. Pour beaucoup d’entre eux, la guerre a été un obstacle à leur maturité en tant qu’hommes et leur matière à écrire. Bien que celle-ci les ait empêchés de connaître une enfance ordinaire, elle a tracé leur « inéluctable destin d’écrivain ». Ces auteurs se sont établis avec des œuvres qui traitent de la guerre, mais la popularité de leur carrière littéraire s’est étendue bien au-delà. Plusieurs de leurs œuvres ont été adaptées en films ou en séries télévisées ; la guerre de Corée est au cœur de leurs expériences. Pour eux, l’écriture est une lutte contre le terrible traumatisme de la guerre et le moyen de le dépasser.

Yang Yoon-eui
Traduit de l’anglais par Lucie Angheben
Source koreanliteraturenow.com/LTI Korea


[1] PARK Kyong-ni (1926-2008).Le roman fleuve La Terre est le plus connu de son importante œuvre, qui comprend aussi Les filles du pharmacien Kim. Elle est récompensée à titre posthume de l’Ordre du Mérite Culturel Geumgwan par le gouvernement coréen.

[2] La terre, Park Kyong-ni, traduit du coréen par Mine Hi-sik et André Fabre, Belfond, 1994.

[3] Les titres des œuvres non traduites en Français sont donnés en Anglais.

[4] KIM Won-il (1942- ) a écrit de nombreux romans sur la problématique de la division de la péninsule coréenne. Son œuvre comprend Winter ValleyThe House with a DeepYardThe Soul of Darkness et The Festival of Fire.

[5] YI Mun-yol (1948- )relate dans son autobiographie, Notre héros défiguré, les souffrances de sa vie dues au passage de son père au Nord. Un grand nombre de ses œuvres, comme Notre héros défiguréL’hiver cette année-là et Le poète ont été publiées en français, espagnol, anglais et japonais.

[6] JO Jong-nae (1943- ) a écrit La chaîne des monts Taebaek et Arirang d’après ses expériences personnelles d’enfant pendant la guerre de Corée. Son œuvre a beaucoup influencé le monde littéraire. L’écriture de son roman La chaîne des monts Taebaek a entrainé une polémique sur une possible  violation de la sécurité nationale pendant 11 ans, avant que l’auteur soit innocenté.

[7] La place, Choi In-hoon, trad. du coréen par Choe Yun et Patrick Maurus, Actes Sud,1993.

[8] CHOI In-hoon (1936- ). En plus de La place, premier roman à critiquer les idéologies des deux Corées, l’œuvre de Choi inclut aussi The Grey Man, et The Question. Dramaturge, il est également l’auteur de pièces de qualité.

[9]L’enjeu de la mémoire collective reformulé par la nouvelle génération, l’exemple du dessinateur Park Kun-woong.

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