Essais Une société en métamorphose

À propos de « La Corée du Nord à bicyclette »

Ancien ambassadeur de l'Angleterre en Corée du Nord, John Everard apporte un éclairage significatif sur le pays « le plus fermé du monde».

John Everard au salon du Livre de Mouans-Sartoux

Présentant son livre[su_tooltip style= »bootstrap » position= »north » rounded= »yes » size= »2″ content= »La Corée du Nord à bicyclette, Decrescenzo éditeurs, 2018″]1[/su_tooltip] au Salon du Livre de Mouans-Sartoux les 4 et 5 Octobre 2018, dans une salle où près de 100 personnes se pressèrent, John Everard, ancien ambassadeur de l’Angleterre en Corée du Nord, rapporta son expérience et sa vision du pays, tel qu’aucun ambassadeur français ne peut le faire, puisque la France n’a toujours pas de représentation diplomatique en Corée du Nord. Si John Everard n’a jamais caché son antipathie pour le régime nord-coréen, il sait en distinguer le peuple. Et son livre est, de ce point de vue, sans ambiguïté.

Vous prenez soin dans votre ouvrage de ne pas confondre le régime et le peuple coréen. Mais pouvez-vous estimer le degré d’adhésion du peuple à la politique menée par les gouvernants ?

Il me paraît impossible de parler de « peuple », en tant qu’une masse homogène. Il s’agit surtout d’individus qui vont d’unextrême à l’autre. J’ai rencontré des gens très croyants en leur régime, qui lisent et adhèrent aux discours des journaux, et d’autres qui ne croient en rien, qui pensent que les journaux mentent, et eux sont très friands de savoir ce qu’il se passe dans le monde. Un fossé existe entre ceux qui pensent qu’on leur cache la vérité et ceux qui soutiennent le régime. Vous savez en Corée duNord, il règne un despotisme oriental du XIXe siècle, et le manque de distinction propre au monde oriental, entre le monarque et l’État. Souvent en Corée du Nord la question « que pensez-vous de Kim Jong-il ? »se transforme vite en « que pensez-vous de la Corée du Nord ? », car la distinction entre les deux n’est pas de mise. Mais ce que je peux dire, c’est qu’en général, les Nord-Coréens sont fiers de leur pays, fiers de leur langue, fiers de leur culture… s’ils critiquent leur pays, c’est uniquement parce qu’il est pauvre et qu’ils voudraient bien qu’il soit un pays riche. Même le développement des armes atomiques reçoit un soutien important, il y a plus de gens qui sont favorables que de gens en désaccord. Si nous considérons l’échelle que j’aie indiquée, entre le noir et le blanc, la plupart des gens se positionnent dans la zone grise. C’est une adhésion jusqu’à un certain point. Il ne s’agit pas d’une adhésion fanatique. Je parle ici, plutôt de l’élite de Pyongyang, pas celle qui prend les décisions mais celle qui est chargée de les faire appliquer. La crainte de cette élite, c’est qu’un changement risquerait d’être pire. Si on posait la même question aux gens des villes périphériques ou des campagnes, les réponses risqueraient d’être différentes. Mais je n’ai pas eu l’occasion des les rencontrer.

C’est la crainte d’une élite de perdre ses avantages, surtout ?

Ils ont diffusés en Corée du Nord des vidéos sur la chute du mur de Berlin montrant des ex-officiers de la RDA, assis des heures sur des bancs dans les jardins publics, sans rien faire. Et les mêmes disaient : Voilà ce qu’il se passerait si notre régime s’effondrait.

Pourtant, après le passage au libéralisme, beaucoup de gens regrettent le communisme, en Allemagne, en Hongrie, en Russie…

C’est une question compliquée. Je crois que c’est la question de la liberté qui est en cause. Pour beaucoup de  monde, la liberté est un bien. Et pour quelqu’un qui vit dans un régime communiste, c’est un problème. Dans ces pays, on n’avait pas l’habitude prendre des décisions. Sur le plan matériel, ils vivent aujourd’hui mieux qu’avant. Mais en contrepartie, la vie est devenue plus difficile qu’avant. Ils sont obligés de consacrer des heures à décider, où vivre, quoi acheter, etc.  En Corée du Nord où les personnes sont contrôlées d’une façon inouïe, ce serait encore pire par rapport à l’Europe de l’Est. On perçoit presque chez les Nord-Coréens de la naïveté.  On sent bien qu’ils n’ont jamais été obligés à prendre une décision stratégique dans leur vie. C’est l’État ou la famille qui décide. C’est la famille qui décide ce que vous devez faire, ce que vous devez acheter, qui vous devez épouser, et pour acheter, vous achetez ce qu’il y a… Ce n’est pas comme en Corée du Sud où il faut apprendre dès l’enfance à décider. On le voit bien avec les réfugiés nord-coréens. Quand ils passent au sud et qu’ils font leur stage obligatoire de réinsertion, de 3 mois, quand ils vont dans la vie civile, ils sont perdus. Il y a des taux d’alcoolisme et de délinquance très élevés. Ils ont de la peine à s’adapter à la vie au sud. Et là il ne s’agit que de quelques dizaines de milliers de cas. Imaginez-vous ce que ce serait avec une population entière.

Il y a peut-être là, une transposition mécanique entre quelques cas et une population.  La frontière abolie,  d’autres formes de régulation joueraient certainement. Voir l’exemple de l’Allemagne…

Oui mais la vie est difficile en Corée du Sud. C’est l’une des vies les plus difficiles.

Oui, je vous le confirme.

L’avantage, c’est que les deux pays ont une culture classique identique. Après la période des dictatures en Corée du Sud, il y a eu une phase d’adaptation à l’avènement du libéralisme. Un libéralisme certes différent de l’occident, mais finalement plus similaire que différent. Je pense que si la Corée du Nord vivait le même événement que la Corée du Sud, elle arriverait elle aussi au même résultat.

La presse ne cesse de nous rabattre l’idée selon laquelle les Nord-Coréens sont endoctrinés au point d’en avoir perdu leur libre-arbitre. À y regarder de plus près, vous confirmez ?

L’endoctrinement est réel bien que les séances d’endoctrinement politique auxquelles sont obligés d’assister les gens n’ont en fait pas tellement d’effet sur eux. Au début de mon séjour, je demandais à mes amis ce qu’ils avaient retenu de la séance et ils me répondaient qu’ils avaient oublié. Je comprenais qu’ils ne pouvaient pas parler mais avec le temps, j’ai compris que c’était vrai. Ils savent qu’ils vont s’ennuyer pendant une heure ou une heure et demi et puis qu’ils seront libérés. Une fois par hasard, j’ai assisté à une séance. C’était au marché, il faisait beau. Quelques marchands avaient été obligés de sortir de l’enceinte du marché et de s’asseoir sur une pelouse, tout près du marché. Il y avait un cadre qui leur lisait un discours politique  qu’il s’efforçait de rendre intéressant en faisant de grands gestes. Tout le monde était très sage. Personne ne dormait évidemment, ce serait trop dangereux, mais ils avaient le regard distant, vide. Ils attendaient seulement le moment où ils pourraient retourner au marché gagner un peu d’argent.

Vous pensez aussi qu’aujourd’hui, personne n’a intérêt à la réunification ? Ni les USA, ni la Chine, ni le Japon, au motif qu’uneCorée réunifiée nuirait à des intérêts pourtant divergents des pays cités ?

Ça, c’est une perspective bien française ! La Chine ne veut pas, ça c’est clair. Une Corée réunifiée serait un concurrent trop important, surtout muni de l’arme nucléaire. Les USA veulent la réunification, et cela depuis l’accord de Yalta. Mais à la condition que la péninsule soit dénucléarisée. Le Japon a une position plus ambiguë. Bon nombre de Japonais à haut niveau sont favorables à la réunification mais l’arme nucléaire empêche que cette idée s’étende. La Russie n’est pas favorable car elle ne dispose pas de beaucoup de cartes diplomatiques. Moscou aimerait jouer un rôle d’intermédiaire entre la Corée et les USA, mais elle n’a pas beaucoup d’atouts pour cela.

Vous ne pensez pas que la politique d’extrême-orientalisation de la Russie ne milite pas en faveur d’une réunification des deux pays ?

Je suis sûr que c’est l’avis de Poutine. Mais je doute de sa possibilité ; Pyongyang cherche de l’argent et je ne vois pas comment la Russie peut faire plus que ce qu’elle fait actuellement. Il est difficile de penser que les USA seraient chauds de voir Poutine jouer les médiateurs. Les USA maintiennent leur contingent militaire pour la seule bonne raison que ça ne fait pas du Japon le seul pays  d’Extrême-Orient a avoir un contingent militaire américain. Le contingent sud-coréen, à 300 km du Japon,  ne sert pas à grand chose en réalité. Si les USA maintiennent ce contingent c’est uniquement parce qu’il est contenu dans l’accord de protection signé avec la Corée du Sud.

Sur le plan du leadership mondial pourtant, tout est entrain de se jouer ?

Il est possible que nous entrions dans une période où la puissance américaine touche à sa fin. Mais il est illusoire de penser que la Chine offrirait à la Russie une occasion de jouer un rôle de ce type.  La Chine a beau avoir l’ambition d’un leadership mondial, elle est entrain de commettre sans doute la même erreur que l’Urss communiste quand elle prêtait beaucoup d’argent à des pays insolvables, qui donc ne rembourseront jamais ; le plus grand risque, ce n’est pas la force chinoise mais sa faiblesse qui va surgir des problèmes qu’elle a elle-même créés.

Il y a vingt ans déjà, on parlait du siècle asiatique. Mais aujourd’hui, c’est un peu plus difficile de parler de  la même façon quand on voit les problèmes de la Chine, du Japon, de la Corée. Je pense qu’avant la fin du siècle, nous serons rentrés dans un monde multipolaire. L’Asie aura sans doute un poids géostratégique plus important qu’aujourd’hui, si la Chine ne commet pas d’erreur. L’Amérique latine tranquillement est en train de se développer sans faire de bruit.  J’ai passé de nombreuses années en Amérique latine et j’ai vu des pays comme l’Argentine qui, il y a 100 ans, aurait pu devenir une grande puissance si elle n’avait pas commis par la suite des erreurs, comme par exemple celles de la Chine aujourd’hui.  À plus long terme, il faudra compter sur l’Afrique, depuis qu’elle a mis fin à ses guerres des années 80. Et puis l’Inde, qui, selon la prospective va dépasser la Chine en population et un taux de croissance qui sera supérieur à celui de la Chine.

Dans cette perspective, est-il possible de spéculer sur la stratégie de Kim Jong-un ?

Je n’en ai aucune idée. Et je ne crois pas que je suis le seul dans ce cas. Je ne crois pas que les Usa le savent et il est possible que Kim Jong-eun lui-même ne le sache pas. On parle aujourd’hui d’une stratégie nord-coréenne. Il est possible qu’elle existe mais il est possible qu’il n’ait pas encore défini le destin de son pays. Il est aussi possible que Kim Jong-un devienne le Gorbatchev de la Corée, qu’il veuille seulement obtenir plus d’argent du Sud, qu’il n’a nullement l’intention de dénucléariser et qu’il est juste en train de gagner du temps. Regardez, après les sommets, ce n’est jamais Kim jong-eun qui fait les grandes déclarations. Ce sont toujours Trump ou Moon.

Propos recueillis par Jean-Claude de Crescenzo


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