Memoria

Filles de la mer

Américaine d’origine sud–coréenne, Mary Lynn Bracht signe un roman poignant sur le rapt et l’exploitation sexuelle de jeunes filles coréennes pendant l’occupation du pays par le Japon. Un beau livre à valeur de témoignage.

En 1939, alors que le Japon occupait la Corée depuis presque trente ans et tentait de l’assimiler en interdisant la culture coréenne, la Seconde Guerre mondiale fut déclarée. Le Japon enrôla alors les hommes coréens comme soldats pour leur empire. Parmi les femmes coréennes, beaucoup furent enlevées et utilisées comme « femmes de réconfort ». Sous ce nom euphémique se cache un sort atroce pour ces femmes qui étaient emmenées près du front pour servir dans des maisons closes où elles étaient violées plusieurs fois par jour par des soldats japonais, sous prétexte que cela les aiderait à gagner la guerre. Ainsi, en Corée, mais aussi dans tout le reste de l’Asie — en Chine, au Japon, aux Philippines, en Indonésie, etc. —, de jeunes filles furent arrachées à leurs familles pour servir de prostituées à l’armée japonaise. Le roman Filles de la Mer de Mary Lynn Bracht retrace le sort de ces femmes en mêlant fiction et histoire à travers les yeux d’Hana et Emi, deux sœurs de l’île de Jeju. 

En 1943, alors qu’elle n’a que seize ans, Hana se fait enlever par un soldat japonais. Elle se sacrifie et se laisse emporter par le militaire dans l’espoir qu’il n’emmène pas sa petite sœur Emi. Tout au long du roman, nous suivons Hana jusqu’en Mandchourie, puis en Mongolie. Alors qu’elle tente par tous les moyens d’échapper à la vie infâme de « femme de réconfort » qui lui a été imposée, priant pour retrouver sa liberté et sa famille, elle perd à chaque nouvelle épreuve un peu plus de son innocence et de son identité. Aucun élément des souffrances d’Hana n’est ignoré et les scènes parfois très détaillées marquent les esprits et rendent compte de l’enfer que ces femmes ont subi. « Hana a tout le mal du monde à reprendre le contrôle de son corps, de ses poumons, de ses membres ; plus rien ne répond. Elle a l’impression de mourir. » (p.132) La jeune fille heureuse et forte qu’elle était à Jeju n’est bientôt plus qu’un lointain souvenir.

Dans sa lutte pour rester elle-même, Hana puise sa force dans son identité unique. Hana vient de l’île de Jeju où certaines femmes, dont celles de sa famille, pratiquent un métier qu’on ne trouve presque que là-bas : celui de haenyeo (해녀). Ces plongeuses sont réputées pour être capables de pêcher en apnée dans les profondeurs de l’océan. Vivant de leur pêche, elles subviennent en grande partie aux besoins de leurs familles et sont vues comme des femmes fortes et indépendantes. Hana et Emi sont, elles-mêmes, des haenyeo, comme leur mère l’a été ainsi que toutes leurs ancêtres avant elles. « Je suis une haenyeo […] comme ma mère, comme sa mère avant elle, et comme ma sœur le sera un jour, ainsi que ses filles — je n’ai jamais été rien d’autre qu’une fille de la mer. Ni vous ni aucun autre homme ne pourrez me l’enlever. » (p.381) Dans les moments les plus difficiles, la jeune fille se raccroche aux souvenirs de cette vie où elle était quelqu’un d’autre, une haenyeo forte dans une famille protectrice.

En parallèle de l’histoire d’Hana, des années plus tard en 2011, sa sœur Emi est devenue une femme âgée et une plongeuse respectée sur l’île de Jeju. Elle a vu le monde avancer autour d’elle : elle a survécu à de nombreuses épreuves, la Seconde Guerre mondiale, l’occupation du Japon, la guerre de Corée… La famille d’Hana et d’Emi se retrouve très affectée par ces événements et c’est la petite sœur qui se charge de décrire, à travers ses souvenirs, les horreurs des massacres. « [Emi] et ses parents n’étaient que les simples citoyens d’un pays déchiré par deux puissances qui les dépassaient largement. » (p.145)

Après avoir traversé tant d’événements, Emi ne peut trouver la paix. En quête de la vérité, elle est toujours à la recherche de sa sœur disparue. C’est pour cela que, chaque année, elle se rend à Séoul pour assister aux Manifestations du mercredi. Ces protestations publiques ont lieu chaque semaine en Corée devant l’ambassade japonaise, et ce depuis 1992. Elles ont pour but d’obtenir une reconnaissance et une compensation de la part du Japon, pour les maltraitances qu’il a fait subir aux femmes d’Asie durant la Seconde Guerre mondiale. « Les manifestations hebdomadaires ont débuté en 1992 et aujourd’hui […] aucune résolution n’a encore été prise pour que les survivantes obtiennent réparation. » (p.142)

Or, en 2011, Emi se rend à une Manifestation du mercredi particulière : celle qui marque la 1000e réunion. À cette occasion une statue a été inaugurée, la Pyeonghwabi (평화의소녀상). Assise devant l’ambassade japonaise, la jeune fille de bronze, qui représente toutes les femmes de réconfort, attend patiemment d’obtenir la justice qu’elle mérite. 

À travers les vies fictives d’Hana et Emi, Filles de la Mer retrace un pan de l’histoire de Corée qui a transformé et traumatisé le pays entier, et qui continue aujourd’hui d’impacter la péninsule. Ces deux âmes essayant inlassablement de se rejoindre à deux époques différentes permettent de mettre un visage et un nom sur les victimes de guerre, rendant les faits historiques plus pénétrants et douloureux. 

Une famille se brise sous nos yeux. Deux enfants perdent leurs identités  à cause de guerres qui ne sont pas les leurs. Traumatisées, jamais Hana et Emi ne pourront redevenir celles qu’elles étaient avant l’enlèvement, avant les viols, avant les massacres. Ce chemin qu’empruntent les deux sœurs est semblable à celui de milliers d’autres familles coréennes à cette époque. Filles de la Mer retranscrit toutes les horreurs que subissent les civils durant une guerre, mais aussi les séquelles à plus long terme. Lorsque la paix revient, toutes les blessures ne guérissent pas.

La lutte pour obtenir les excuses du Japon pour avoir meurtri autant de vies n’est qu’une infime partie de ce qu’il faudrait pour gagner un véritable sentiment de justice. Et ce ne sera jamais suffisant pour compenser les vies perdues.


FILLES DE LA MER
MARY LYNN BRACHT
Traduit de l’anglais (américain) par Sarah TARDY
Robert Laffont, 432 pages, 22 €.