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Détective Kahn

Avec ce titre de Ha Min-seok, les éditions Misma nous offrent un album aussi brillant que sa couverture est colorée!

Quel enfant n’a pas rêvé d’être détective ?! Les héros de nos livres se baptisaient eux-mêmes le Club des cinq, Fantômette, aujourd’hui on suit les aventures d’Enola Holmes, la sœur du célèbre Anglais, ou encore d’Alex Rider, jeune agent secret au service de la reine, y compris en bande dessinée… Détective Kahn, et son chat masqué Nibalius, sont les derniers nés de cet univers foisonnant de multiples possibilités, et Ha Min-seok est leur créateur !

Dans ce recueil d’aventures, le ton est donné par la représentation contrastée du héros sur la couverture :  beaucoup d’angles aigus au feutre noir, mais une dominante rose pétant qui attire le regard du lecteur qui farfouille dans les rayons ; l’œil sévère, mais le petit nez retroussé sont dissimulés sous l’imper et le chapeau caractéristiques du détective. Le titre en vert pulse, grâce à son traitement ombré qui lui donne du relief, le fond jaune fait comme un coup de projecteur : intrigué, le chaland ouvre le livre. Et tout à coup, le voilà transporté dans le monde merveilleux de Kahn.

Dans une mise en page digne des meilleures reproductions enfantines de la ligne claire, avec des cases tracées à la règle, l’utilisation du feutre de couleur ou technique similaire, l’allure des personnages est manifestement inspirée par celle des héros des comic strips. Ce choix d’un héros enfant, au costume à la fois remarquable et immuable, avec son chat anthropomorphe, son ombre et son prolongement, aux allures de Félix, un autre matou célèbre du dessin animé américain, introduit une typologie classique de personnages : le méchant diabolique a des passions enfantines, par exemple quand il collectionne les billes, le chef de gang ressemble à un nain de Blanche-neige grimaçant, des savants fous, certains gentils, d’autres moins, dissimulés sous de traditionnels masques de catcheurs. L’adjuvante féminine, c’est Coco, l’agente secrète, avec sa coiffure à la Barbarella, et les chapeaux marqués des marchands d’échelles et de luminaires sont un détail parmi d’autres qui rappellent les planches de Donald et Picsou. La nostalgie s’installe chez la lectrice qui chronique cet album ; est-ce pour autant une bd rétro ?

Car l’environnement évoque aussi une certaine science-fiction « pour enfants » ; la voiture-capsule qui ressemble à celle de Doraemon, les machines temporelles ou spatiales, un incroyable analyseur de bonbons,  mais ces éléments intègrent peu à peu une dimension fantastique plus proche de Kafka:  univers dédoublés, mondes souterrains insondables, ou surexprimés comme le siège du gang des Blancs-becs, avec un trône en forme de canon,  ou de phallus, un conseil d’administration composé de vieillards identiques et soumis ( ! je spoile : en fait ils sont les enfants du fondateur, qui s’est lui-même cloné pour aller jusqu’au bout de son entreprise maléfique !) ; le tout est recouvert de motifs colorés de type cinétique, dans des tons bleus et roses dignes de Disney, qui renforcent le malaise : serait-ce une évocation d’un type de fonctionnement sociétal, par exemple celui des chaebols coréens ? Le propos de Ha Min-seok se révèle plus ambigu.

Alors l’œil s’aiguise. Quid de ces récits en abyme qui s’insèrent, souvent monochromes, pour dire des rêves, des souvenirs, films du passé qui se déroulent en noir et blanc ? D’ailleurs, l’aspect  flashy  de la couverture est remplacé dans le recueil par l’utilisation de couleurs douces, délavées, passées comme l’enfance.

Quid encore dans la ribambelle de personnages, de cette dérogation que constitue celui de la mère du héros ? C’est en effet la seule à être représentée à l’échelle par rapport à son enfant, mais seulement à partir de la taille comme un rappel que cette histoire est  « d’enfance », et qu’on descend d’un cran pour en suivre les péripéties.

D’autres clins d’œil dans le récit : le pseudo-dévoilement d’une astuce technique du dessinateur pour déguiser les personnages en page 36 ; la reproduction de la couverture d’un célèbre album de Crimson King, ici Cat Crimson, un groupe de « rock progressif » de la fin des années 60 célèbre pour mêler les styles et les références, comme Ha Min-seok dans cet album sans doute. La bouche grande ouverte et l’œil fou du visage terrifié représenté sur la pochette du disque évoquent une forme d’expressionnisme, peut-être inspiré par une dérive criminogène et violente de la société, ou bien est-ce la réminiscence d’un cauchemar d’enfant ? Mais les deux interprétations sont-elles si éloignées ?

Les différentes intrigues installent ce sentiment d’un entre-deux : le héros est sollicité quand les adultes sont impuissants, situation typique du récit d’enfance. Ses aventures sont à la fois farfelues, donc puériles (mais les motifs ne sont pas toujours aussi naïfs que celui des bonbons à la colle), et sophistiquées dans leur déroulement : beaucoup d’épreuves, des séparations, des disparitions, de rebondissements, souvent plusieurs épisodes sont nécessaires pour venir à bout du mystère… Si le dispositif existe dans ce type de récit pour enfants, ici, le héros est remis en question de plus en plus par rapport à son âge. Dans la dernière aventure, Kahn est carrément accusé de mégalomanie et interné pour démence… Fake ! ouf ! C’était une idée à lui pour tromper l’ennemi…

De cette construction complexe naît un grand dynamisme, et c’est cette alchimie qui rend la lecture addictive, en dépassant l’illusion de puérilité. L’enfance en scène est le prétexte au dévoilement étoffé de scénarios inventifs et farcis de références comme si l’auteur poursuivait son propre rêve d’enfant, et entraînait le lecteur à sa suite avec un seul propos : le monde est une autre scène grotesque où les jeux d’enfants deviennent des systèmes de fonctionnement absurdes et potentiellement cruels. Mais heureusement qu’on a été enfant !

On n’est pas surpris que le livre soit co-traduit par Yoon-sun Park[1], et édité par Misma : comique de l’absurde, goût pour la farce, fantaisie débridée, ce titre ne dépare pas le catalogue ! Quand on referme le livre, le sentiment de vertige perdure encore longtemps. Une excellente incitation à ne pas le lâcher tout à fait, à le relire encore pour résoudre peut-être d’autres énigmes… et à découvrir d’autres auteurs coréens à l’humour caustique !

DÉTECTIVE KAHN
HA MIN-SEOK
Traduit du coréen par Yoon-sun PARK et Lucas MÉTHÉ
Misma, 352 pages, 19 €.


[1] Voir Les aventures de Hong Kil-tong, un très vieux super-héros actif dès l’enfance lui aussi, ou les deux volumes du Club des chats, toujours chez Misma.

Documentaliste dans l' Education Nationale, et très impliquée dans la promotion de la littérature pour la jeunesse, j'ai découvert la production coréenne il y a plusieurs années, et j'ai été emballée! Je m'attache donc dans Keulmadang à en partager les délices avec les lecteurs, sans m'empêcher parfois de chroniquer un roman ou une bande dessinée pour les plus grands.

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