Chroniques Romans Une société en métamorphose

Ma très chère grande sœur

Gong Ji-young se lance dans un texte très personnel, qui retrace une partie de son enfance et se clos sur une note d'espoir.

Gong Ji-Young est une auteure renommée en Corée du Sud pour ses œuvres engagées et criantes de vérités. Son roman Les enfants du silence (2020) s’appliquait à dénoncer les violences subies par des enfants handicapés au sein d’une école de la ville de Gwangju, mais aussi de façon plus générale le silence qui pèse sur la maltraitance des plus faibles en Corée du Sud et dans le monde. Gong Ji-Young n’hésite jamais à aborder les thèmes les plus révoltants pour véhiculer sa pensée ; une envie de justice et de changement au sein d’une société corrompue. Cette fois-ci, avec son roman Ma très chère grande sœur, elle se lance dans un texte beaucoup plus personnel puisqu’il retrace une partie de son enfance. L’auteure, surnommée ici Jjang-a, y raconte les années qu’elle a partagée avec Bongsun, une jeune fille au destin tragique.

            Bongsun, recueillie par la mère de Jjang-a quand elle avait six ans, a grandi au sein de cette famille d’adoption en endossant à la fois le rôle de fille et de bonne. Elle accomplit la plupart des tâches de la maison mais s’occupe aussi de la petite Jjang-a, vivant constamment à ses côtés et dormant même dans la même chambre qu’elle. Les deux sœurs sont inséparables, la petite suit la grande partout et semble être la seule à ne pas remarquer que Bongsun n’est pas tout à fait à sa place dans cette famille.

« De quoi tu te mêles, tu n’es qu’une bonne.
Bongsun, ma grande sœur Bongsun qui était plus forte et plus grande qu’elle, n’a pas dit un mot. […]
– Tu n’es qu’une bonne, grande sœur… ? » (p.38)

            L’équilibre précaire de cette vie de famille se retrouve bousculé lorsque le père revient des États-Unis après y avoir étudié pendant plusieurs années. Il apporte dans son sillage un mode de vie occidental qui s’impose peu à peu dans la maison familiale et ne plaît pas à tous. Bongsun devient rapidement le symbole de la vie traditionnelle coréenne et ne réussit pas à s’adapter aux changements de la maison. L’époque où il était acceptable de laisser une employée de maison vivre chez soi est révolue et Bongsun perd soudainement son statut de fille adoptive…

            Ce passage de la vie traditionnelle coréenne à l’occidentalisation, accélérée par la réussite financière du père, se manifeste aussi bien dans le mode de vie de la famille qui adopte les habitudes américaines – comme le petit déjeuner de toasts et de pains au lait – que dans le vocabulaire employé par la narratrice. Les premières pages du roman comportent des mots comme taetmaru, hanbok et momppe, du vocabulaire de la tradition coréenne qui n’ont pas de traduction et sont inscrits en italique, parfois accompagnés d’une petite note explicative ; mais ces mots se raréfient au cours du roman et ne sont bientôt plus associés qu’aux souvenirs lointains de l’auteure. Seule Bongsun reste hermétique a ces changements.

            L’histoire se poursuit et la tragédie de Bongsun est lentement déployée à travers les souvenirs de l’auteure : comme une bobine de fil qui se déroule sans que l’on puisse l’arrêter. Tout semble tracé à l’avance et Gong Ji-Young nous annonce dès le début que l’histoire de Bongsun n’est pas heureuse. « À ce moment-là je pensais à ma grande sœur Bongsun. […] Peut-être pressentais-je déjà ce que ma mère vient de m’apprendre au téléphone. » (p. 9) Chaque erreur de Bongsun et chaque tragédie qui s’abat sur elle donne une excuse de plus à la famille pour rejeter la jeune fille et l’éloigner de leur mode de vie auquel elle ne colle plus.

            Pourtant, Bongsun refuse de se laisser abattre et s’accroche à l’idée folle que sa vie finira par aller mieux. Le message final de Gong Ji-Young est un message d’espoir. Inspirée par la confiance sans faille de Bongsun, l’auteure se promet de suivre l’exemple de celle qu’elle a un jour considérée comme sa grande sœur, et dont les yeux brillent encore autant que lorsqu’elle n’avait que quinze ans.              

« L’espoir est quelque chose d’aussi concret qu’une heure de rendez-vous qu’on note dans son agenda, et d’aussi contraignant que faire la vaisselle et jeter les ordures après le repas, mais j’ai décidé de prendre ce chemin. » (p. 234)


Ma très chère grande sœur
Gong Ji-young
Traduction par Lim Yeong-hee et Stéphanie Follebbouckt
Picquier, 240 pages, 7,40€