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Les orchidées rouges de Shanghaï

Les lecteurs qui se passionnent pour l'histoire de la Corée et de l'Asie liront "Les orchidées rouges de Shanghai" de Juliette Morillot comme un témoignage romancé sur les femmes de réconfort, mais aussi comme un très beau roman, violent, émouvant, poétique.

Rendons grâce aux Presses de la Cité d’exhumer cette édition, parue une première fois il y a une vingtaine d’années. Ce roman, nouvellement édité, de Juliette Morillot présente le tour de force de faire cohabiter l’horreur dans ce qu’elle a d’absolu et la poésie la plus douce, de celle qui nous donne une chance d’espérer à nouveau. Les orchidées rouges de Shanghai est un roman dans lequel l’histoire de la guerre en Asie se frotte à l’histoire d’une bien malheureuse héroïne. Rappelons brièvement les faits historiques : au cours de l’occupation japonaise de la Corée (dates officielles 1910-1945), le Japon décidé à conquérir l’Asie déploya son armée en Corée, en Chine et dans le Sud-Est asiatique. Soucieux du moral de ses troupes, le gouvernement japonais réquisitionna à partir de 1937 des femmes coréennes, chinoises, malaises, indonésiennes, et même occidentales, et les prostitua partout où les garnisons combattaient, à l’arrière ou sur le front. Ainsi des milliers de femmes coréennes, dont certaines à peine nubiles, furent kidnappées parfois avec des complicités locales, envoyées satisfaire les soldats japonais. Elles étaient appelées cyniquement « femmes de réconfort » pour ce qui était des viols quotidiens. Bon nombre d’entre elles périrent, sous la torture, la monstruosité des passes à répétition, la maladie ou encore les bombardements. Dans toute l’Asie les chiffres varient de 20 000 femmes suivant les chiffres japonais jusqu’à 400 000 femmes suivant les chiffres chinois. Le gouvernement coréen en dénombre 200 000.

Les orchidées rouges de Shanghai s’inspire de ces faits et notamment l’histoire de ces femmes. Tandis que se déroule sous les yeux du lecteur l’histoire de l’Asie de 1937 à 1945 on découvre l’histoire de Sang-mi, coréenne, femme de réconfort.  Faits historiques et faits romanesques promènent le lecteur sur un spectre large, allant du dégoût le plus violent à l’émotion la plus intense, sans omettre les sentiments troubles, lorsque Sang-mi à plusieurs reprises éprouvera elle aussi l’ambiguïté de certaines situations, restituant un peu d’humanité là où l’abject fait habituellement son lit. À l’âge de 12 ans, elle est enlevée par l’armée japonaise, en compagnie d’autres jeunes filles ; rapidement déflorée et mise au travail, elle effectuera un voyage depuis la Corée jusqu’au Japon en passant par la Mandchourie, Shanghai, Java … Une carte de son périple figure au début du livre. Les orchidées rouges de Shanghai constituent le récit de ce périple et de l’exploitation sexuelle au cours des quelques 8 ans que va durer sa captivité. Sang-mi sera tour à tour esclave, prostituée de luxe, cobaye d’expériences nazies, traductrice, espionne à la solde des Japonais, sans jamais perdre sa dignité ni l’espérance de revoir un jour son pays. Ni la maladie ni la torture ni les coups ne feront fléchir sa volonté, son désir de s’en sortir, d’être sauvée comme elle le croit à plusieurs reprises. Dans des pages d’une élégante virtuosité, Juliette Morillot laisse entière la question de savoir à quel moment nous sommes dans le roman et à quel moment nous sommes dans la vérité historique. La connaissance préalable que nous avons de cette tranche d’histoire coréenne ne change pas la donne. Plus le lecteur avance dans le roman et plus il devine qu’il n’est pas au bout de sa peine. S’il n’y a pas de complaisance dans la description des scènes d’horreur, si l’auteur ne profite pas de l’émotion qui saisit le lecteur pour le fragiliser davantage, le lecteur lui, sait qu’il n’en n’a pas fini avec le calice.

Entre deux horreurs, il doit se ménager pour s’interroger sur l’état de la nature humaine, sur les dispositifs de propagande militaires et politiques, sur la capacité de ces soldats sans doute par ailleurs bons pères de famille ou gentils voisins, de trouver dans le corps féminin, ce « lieu privilégié de l’attentat » (Dardigna, 1980) de quoi satisfaire les instincts les plus morbides. La bestialité n’a pas d’origine connue. La violence des soldats japonais n’était que le prolongement de la violence de l’État japonais, les cruautés de la guerre s’inscrivaient dans le fil des exhortations politiques. La violence sexuelle comme forme de terreur (Foucault), comme force dissuasive, comme stratégie de désamorçage des rébellions, tout l’arsenal du barbare fut développé pendant les heures sombres à l’encontre de ces femmes. Mais la capacité humaine à supporter les situations les plus atroces n’a peut-être pas de limite, pas plus que la compassion dont Sang-mi fit preuve quand elle pardonnera un ce jeune soldat la violence qu’il venait de lui infliger, parce qu’il est jeune et qu’il sait qu’il va mourir.  Ces pages d’une absolue beauté nous donnent la force de poursuivre la lecture. Et, lentement, tandis que se fait jour chez le lecteur, le risque de voyeurisme, c’est la capacité de Sang-mi à faire face, à faire front, à résister, qui nous séduit. L’histoire des femmes de réconfort, on a beau la connaître, l’avoir lue, l’avoir visionnée dans les documentaires, l’avoir enseignée à l’université, continue de faire trace en nous. Le roman est si habile, mêlant géostratégie et histoire personnelle, horreur et poésie, vérité historique et vérité romancée, qu’on se prend à désirer lire les carnets préparatoires de Juliette Morillot. Car le roman est aussi une somme, géographique, politique, historique. Et de la romance, issue des entretiens que l’auteure mena avec Grand-mère Mun (Sang-mi), on se dit qu’il fallait une bonne dose de confiance pour l’obtenir.

Au plus fort de la présidence de Park Geun-Hye, présidente déchue en 2017, la statue représentant une petite fille assise sur une chaise, face à l’ambassade japonaise à Séoul, qui attend réparation de la part de l’État japonais, était menacée de déplacement. Quelle joie d’avoir côtoyé ces jeunes gens qui montaient la garde jour et nuit au pied de la statue pour la protéger du déboulonnement complaisant dont elle était menacée. Oui, des jeunes gens.

Les lecteurs qui se passionnent pour l’histoire de la Corée et de l’Asie liront Les orchidées rouges de Shanghai comme un témoignage romancé sur les femmes de réconfort, mais aussi comme un très beau roman, violent, émouvant, poétique. Ils pourront réfléchir aussi bien à la barbarie toujours en état de marche, quelle que soit l’époque et les hommes, et aux lacis d’une conscience humaine en proie à l’horreur.


Les orchidées rouges de Shanghaï
Juliette Morillot
Les Presses de la Cité, 504 pages, 20€