Aesthetica Romans

Une lecture créative de La loi des lignes : Unmake the dead

"Tu as desserré l’étreinte de tes mots et j’en ai profité pour me faufiler entre les lignes de ta loi."

unmake the dead
En référence à la nouvelle de Pyun Hye-young, Make the Dead: 《죽은 자로 하여금》 (Hyundae Munhak, 2018)
작가님
Adresse honorifique à un écrivain. Translittération : jagganim.

Unmake the Dead
Défaire la mort !

작가님 에게,
Chère auteure,

Tu te souviens, 작가님, qu’une chose en entraîne une autre. Il aurait mieux valu se résigner dès le début et ne pas espérer. C’est ton mantra, n’est-ce pas ? Jamais la misère ne laisse de répit à un miséreux…

Tellement de choses à penser, tellement de choses à faire et sans cesse se retourner. Sur un fil, nous avançons tous sur un fil, nous les petits, feignant de ne pas entrevoir le gouffre qui s’ouvre sous nos pas.

Toi qui fabriques si aisément les morts, tu étais bien certaine de m’avoir abandonnée, là, dans cette chambre si froide, allongée en silence, parmi les corps sans vie. Tu en es bien certaine, 작가님 ? Ton petit crime de papier, était-il si parfait ? Oh, ça, tu m’as bien condamnée à la racine ! Condamnée à la pauvreté, à la malchance, à une fatalité inéluctable, à une mort certaine ! Mais crois-tu qu’il est si aisé de supprimer une vie ?

Réfléchis, 작가님 ! Le jour de ma disparition, où étais-tu ? Quand m’as-tu quittée ? As-tu continué à m’épier lorsque tu t’intéressais aux vies de Sae-oh, de Ki-jeong, de Bu-yi. Réfléchis, réfléchis bien… Quand m’as-tu vue pour la dernière fois ? Dans cette pièce sombre et froide ? Près de la rivière ? As-tu réellement assisté à ma disparition ? Tes souvenirs sont-ils d’airain ? Tu ne cessais de ressasser ces mots inlassablement : « Comment se fait-il que le désespoir conduise les uns à mettre fin à leurs jours tandis qu’il amène d’autres à prendre un nouveau départ. » Il te fallait des sacrifiés et, qui de plus sacrificiel que la petite fille abandonnée, rejetée.

SACRIFICIEL : Action sacrée par laquelle une personne, une communauté offre à la divinité, selon un certain rite, et pour se la concilier, une victime mise à mort. SACRIFICIEL. Personne ne se poserait de question. Bien évidemment, c’est elle qui finirait dans les limbes glacées, son destin était d’ailleurs tout tracé. Personne pour remettre en question ton raisonnement mathématique, la loi que tu as toi-même imaginée. Inéluctable, ma mort était inéluctable. Tout l’édifice de ta création reposait sur ce point spécifique : ELLE DOIT MOURIR.

Et bien, au risque de te décevoir et de déjouer tes plans d’encre maléfiques, laisse-moi démêler quelques lignes de ta loi ! Admire une dernière fois ton mathématique édifice de désespoir avant qu’il ne s’envole comme un château de cartes.

On s’accroche à l’espoir, 작가님, et on finit par être déçu. C’est juste, très juste. Partout, je l’ai cherché LUI et lorsqu’enfin mon regard a trouvé le sien, il a ri. Il a ri si fort que les secousses de son corps semblaient gagner les feuilles d’arbre en arbre jusqu’à effleurer l’eau glacée de la rivière. — « T’aimer ? Moi ? Mais tu es un personnage secondaire. T’aimer ? Moi ? L’auteure t’a même oubliée, étendue, là, depuis la vingt-sixième page ! Elle ne se préoccupe pas davantage de moi, ne t’en fais pas ! Elle m’utilise quand elle a besoin de ficeler bien solidement son histoire. Console-toi ! Ni toi, ni moi n’avons le droit d’être heureux, ni toi ni moi ne pouvons prétendre à l’amour ! Notre existence n’est que le fruit de son imagination. Notre liberté illusoire… T’aimer ? Moi ? Tu n’existes que parce que j’existe. Tu n’es qu’une sorte d’excroissance de mon personnage ! »

Tu t’en souviens, 작가님, de notre rencontre. Non ? C’est juste, tu n’as même pas pris le temps de t’enquérir des conditions de notre existence. Tout est mathématique pour toi, implacable mécanisme de la vie capitaliste. Mais c’est toi qui m’as créée comme cela. Même libre, on conserve l’illusion de nos chaînes, de nos déterminations. Oui, c’est toi qui m’as déterminée, pas la société, pas la malchance… Non, c’est TOI ! Et, je devrais ne pas t’en vouloir, à toi, ma démiurge ? Oh ! Mais sur un point tu as bien raison. J’ai voulu mourir, j’ai tellement voulu mourir. Cette déchirure qui a écartelé mon cœur, cette douleur persistante. Et, entendre raisonner à chaque seconde ces mêmes mots : M’aimer ? Moi ? Mais je ne suis qu’un personnage secondaire. On n’est pas digne d’être aimé quand on est un personnage secondaire. Je l’ai contemplé des jours durant, le miroitement de l’eau à peine gelée qui tentait de s’échapper de sa prison pour redevenir rivière. Impuissante, je glissais, tout mon être glissait à la dérive. La rivière m’appelait. Tu ne seras plus soumise aux lois de ce monde injuste. Rejoins-moi, nous serons libres ensemble. Rejoins-moi

C’est ici, en vérité, que tu m’as laissée. Ce n’est pas ma grande sœur qui est partie à ma recherche, non, c’est toi ! Car c’est ici que tu m’as perdue. Tu t’en souviens maintenant ? Plutôt que de l’avouer, ma sœur faisait un alibi du plus bel effet. Jamais tu n’as été certaine que c’était bien mon corps qui était étendu, là, jamais. Avoue ! Je me suis échappée comme la rivière, tu as desserré l’étreinte de tes mots et j’en ai profité pour me faufiler entre les lignes de ta loi.

Quand IL s’est éloigné, mon bras, instinctivement, a voulu le rattraper, tout mon corps a souhaité pouvoir le rattraper. Tant et si bien que le contenu de mon sac s’est répandu, s’envolant avec la rivière. Et, dans ce sac, il n’y avait pas de photos, il n’y avait pas d’argent, ça non ! Il n’y avait que quelques pages de papier griffonné, reliées, écrites par un célèbre auteur américain. Pages qui ne m’ont plus quittée. Tous les jours, je venais m’asseoir, sur ce banc, près de la rivière, engloutissant page après page. Tu étais occupée ailleurs, ne t’en veux pas. Tu n’allais pas t’intéresser aux lectures d’un personnage secondaire ! Ce banc, se trouvait sur le Campus de la ville de J. Et, tous les jours, un vieux monsieur passait devant moi, me saluait, m’offrait parfois un sourire. TOUS LES JOURS.

Jusqu’au jour…

Tu ne crois quand même pas que je vais t’aider 작가님… débrouille-toi ! Quand on est responsable de la vie de personnages, on ne les perd pas de vue !

Adieu, 작가님.

Ton Ha-Jeong.


Note au lecteur,

© Rivages

Je ne t’abandonnerai pas, toi, lecteur innocent ! Ne l’écoute pas et bats-toi ! Toujours, bats-toi ! Jusqu’au bout de l’enfer, bats-toi ! Rien n’est terminé tant que l’histoire n’est pas terminée ! Efface la misère en toi, efface la peine en toi, sois la rivière qui se faufile et change toujours ! Nous, les petits, ne pouvons pas lutter contre ce monde implacable et prédéterminé mais on peut inlassablement se faufiler. Nous sommes serpents, nous sommes fuyants. Apprends à disparaître, apprends à t’évader. Mais n’abandonne jamais, attends la faille en silence ! Promets-le-moi !

Je vais te raconter, à toi, ce qui m’est arrivé ! Ce vieux monsieur, était un professeur, spécialiste de Philip Roth. Et, il se trouve que cet immense écrivain, travaillait à la rédaction d’un livre sur la guerre de Corée. Devinant ma passion pour cet auteur, le professeur m’a proposé de l’aider dans la collecte de documents historiques. Il n’avait pas le temps, jamais le temps… trop de cours, trop d’élèves. Je suis devenue son personnage secondaire ! Puis, peu à peu, moi aussi je me suis mise à écrire des histoires. Mon histoire…Toujours mon histoire car c’est une grande responsabilité d’écrire l’histoire des autres. Il est si facile de trahir ses personnages…


A propos de l’auteur
Passionnée de littérature, bibliothécaire et thésarde, Hanadulsetkorea publie des lectures créatives, chroniques et trouvailles littéraires sur instagram.

2 commentaires

  1. Anne-Eli dit :

    Vendu ! Je suis sous le charme de cette présentation !!! Les conseils d’Hanadulsetkorea tombent toujours juste et les thèmes abordés me touchent beaucoup ! Merci