En 2019, Bong Joon-ho recevait la Palme d’or au Festival de Cannes pour son film Parasite. Cette récompense venait confirmer un succès critique qui ne s’était jamais démenti au fil des ans. Consécration pour le réalisateur lui-même, mais aussi reconnaissance symbolique pour le cinéma de tout un pays. Après Park Chan-wook et son Old Boy (2004), vainqueur du grand prix du Festival de Cannes, Bong Joon-ho asseyait la renommée du cinéma coréen avec l’une des récompenses les plus prestigieuses.

Mais alors que les succès obtenus par le cinéma désignent naturellement ce dernier comme un vecteur culturel de premier ordre, un soft power, qu’en est-il de la littérature coréenne, particulièrement de celle qui nous intéresse ici : la littérature policière ?

Cela est peut-être passé inaperçu, mais depuis peu, la majeure partie des œuvres traduites du coréen sont des polars. Il est notable que ce genre en particulier soit devenu la locomotive, la vitrine de la littérature coréenne. Dans un pays que le confucianisme a marqué de son empreinte, notamment sur le plan intellectuel, le roman policier, parce qu’il prend sa source dans les expressions de la vie quotidienne (les rêves, les désirs), ne pouvait guère espérer mieux qu’être considéré comme la manifestation d’une littérature facile, sans singularité. En tout état de cause, n’étant pas une littérature légitime, le roman policier ne pouvait procurer aucune légitimité, dans les champs intellectuel et académique, à celui qui en faisait son art d’écrire. Pas étonnant dès lors qu’il soit resté longtemps un genre à la marge.

Bien sûr, les choses ont évolué. Le polar a gagné, en Corée comme ailleurs, ses lettres de noblesse. La célébrité de certains personnages dépasse même celle de leur auteur : Arsène Lupin (Maurice Leblanc), Sherlock Holmes (Arthur Conan Doyle), Maigret (Georges Simenon), etc. Au pays du Matin calme, cependant, peut-être sous l’effet d’un conservatisme plus fort, cette émancipation du polar a été plus tardive. Les choses semblent aujourd’hui s’accélérer…

Il n’était pas anodin de commencer cette introduction d’un numéro consacré au polar coréen en évoquant le succès de Bong Joon-ho et, plus généralement, le très bon accueil ainsi que le succès critique que réserve le public au cinéma coréen. Car si le cinéma dans son entier connaît une embellie, cette dernière profite aussi à la littérature. En France au moins, on peut avancer sans trop de risques que c’est par la médiation du cinéma que les amateurs de polar sont devenus les premiers lecteurs de romans policiers coréens. Le cinéma a tiré la littérature. Mais que met-on exactement sous l’étiquette « polar » ? On parle de « polar », puis on le détermine : roman noir, roman à suspense, thriller (avec les nuances que l’on veut : thriller horrifique, cosy mystery, etc.). Il y en a pour tous les goûts. Mais à chaque fois, que ce soit au cinéma ou en littérature, ce sont les mêmes recettes du succès. Le roman policier coréen emprunte à son pendant cinématographique sa maîtrise dans la conduite du suspense, son habile distillation des moments de tension et de relâche, qui maintient spectateurs et lecteurs en haleine, son emploi inopiné de moments d’humour cocasse; enfin, il y a ce côté indéniablement graphique, des partis pris esthétiques qui oscillent entre la simple épure et la débauche visuelle. En définitive, et peut-être sans le vouloir, le cinéma policier coréen est devenu l’un des meilleurs ambassadeurs de la littérature policière coréenne.

Alors que l’on se questionne et que l’on s’inquiète, en Occident, d’un déplacement du pôle d’activité constitué par le livre au bénéfice des pôles audiovisuel et numérique, les artistes coréens parviennent à mélanger les genres et les médiums. Tour de pirouette, et tour de force, qui a de quoi nous surprendre. Mais il ne faudrait pas croire que les raisons de ce succès se limitent au génie de la mise en scène et de l’écriture des auteurs, à leur maîtrise du genre. Ces œuvres, si elles emmènent sans problème leurs lecteurs et leurs spectateurs dans leurs univers, ne se limitent pas au simple divertissement. La technique parfaite, qu’elle s’élabore dans un roman ou au cinéma, et le spectacle d’effets esthétisants procurent un plaisir qui donne faussement l’impression que l’on s’échappe du réel le temps du livre ou du film. En vérité, en sous-main, le polar fait le travail : il cherche à métamorphoser les rapports dans la société. En cela, les auteurs de romans policiers, de la jeune génération pour la plupart, s’inscrivent dans le sillage de leurs aînés, qui témoignaient du sentiment d’absurdité qui a recouvert le pays pendant des décennies après la division Nord/Sud. Les écrivains d’aujourd’hui décrivent, à leur manière, leur époque, notre condition, nos mœurs, notre machinerie sociale. Et le polar est là pour donner corps, avec acuité et une certaine froideur, à une réalité souvent peu reluisante, que l’on ne peut jamais totalement saisir. Le polar agit comme un monocle de vérité, se fait l’outil d’un hyperréalisme.

Dans ce numéro de Keulmadang consacré au polar coréen, la première publication dédiée à ce sujet, nous voulons donner à voir la richesse de ce genre cinématographique et littéraire si populaire. Les deux articles qui inaugurent ce dossier (« Le roman noir sud-coréen et le “sous-sol” de la société » ; « Miniabécédaire du polar coréen pour les lecteurs français ») dresseront quelques lignes de force du polar coréen en soumettant au lecteur une petite bibliothèque du roman policier.

Ce tour d’horizon sera complété par trois interviews d’autrices qui s’illustrent dans la veine du thriller : Jeong You-jeong, Pyun Hye-young et Gu Byeong-mo. Pierre Bisiou, éditeur chez Matin Calme, jeune maison spécialisée dans la publication de polars coréens, reviendra, dans un autre entretien, sur le choix de sa ligne éditoriale.

D’autres articles viendront faire le lien avec la production audiovisuelle (« Le polar coréen à la lumière du giallo » ; « Émergence du drama policier : la société a-t-elle soif de justice ? »). Évidemment, on ne saurait parler de cinéma sans proposer une analyse de Parasite, le fameux film qui a valu à son réalisateur la Palme d’or. Le dernier article de ce dossier propose un aperçu de quelques manhwa (bandes dessinées coréennes) dans lesquelles l’expérience visuelle du thriller est encore renouvelée.

Pour conclure ce numéro, un article, en marge du dossier, déborde du cadre du polar en proposant d’élargir la discussion au nouvel essor des films de zombies, appelé « phénomène Z ». L’imaginaire s’affranchissant volontiers des frontières, on peut faire ce pronostic : après le polar, les œuvres de science-fiction coréennes pourraient bientôt déferler sur les écrans et dans les librairies.


Keulmadang N° 5 : Le polar coréen
En librairie ou sur le site de Decrescenzo, 10€.