Chroniques Cinéma/Drama Une société en métamorphose

La psychologie selon Squid Game

Série la plus visionnée de l'histoire Netflix, Squid Game appartient à un genre révélateur des dessous de l'âme humaine. Jean-François Marmion se propose de détailler les mécanismes psychologiques à l'œuvre dans le jeu du calamar.

© Toei

Le survival est un genre cinématographique où les personnages doivent, comme le nom l’indique, survivre à des situations dangereuses. Une de ses sous-branches inclue les œuvres où des individus sont placés dans des conditions particulières et doivent s’entretuer pour survivre. Le Japon, précurseur et expert en la matière, a lancé une véritable révolution du genre dans la culture populaire avec l’adaptation cinématographique du roman Battle Royale en 2000.

Depuis, le pays use de son talent inné en déclinant le survival sous de multiples formats – des mangas et animes avec Deadman Wonderland (2007), Btooom! (2009) et autres Darwin’s Game (2020) ; les franchises Zero Escape (2009) et Danganronpa (2010) du côté des jeux-vidéos ; jusqu’au très apprécié Alice in Borderland, manga adapté par Netflix en 2020. L’Amérique a bien évidemment suivi la tendance dès les années 2010 avec la série des Hunger Games, adaptation du roman éponyme de 2008, pour ne citer qu’une des franchises les plus populaires dans le monde.

Et en 2021, c’est la Corée du Sud qui devient maître du genre avec Squid Game, production Netflix qui bat tous les records de popularité : première série sud-coréenne à se classer première du Top 10 à l’internationale, avant de devenir la série la plus regardée au monde sur la plateforme au bout de 17 jours seulement. La popularité écrasante de la série a valu à deux de ses acteurs principaux, Lee Jung-jae et Jung Ho-yeon, d’être les premiers récipiendaires coréens des prix des meilleurs acteur et actrice de série dramatique aux SAG Awards et aux Critics’ Choice Super Awards en Amérique (2022).

Il n’est donc nullement avancé de dire qu’outre l’attrait contemporain pour la violence, le survival fascine grâce aux situations dans lesquelles il plonge personnages et spectateurs confondus. Car il y a derrière les parties de 1, 2, 3, soleil et les jeux de billes, de réels mécanismes psychologiques qui font naître chez nous des questions éthiques : jusqu’où irions-nous pour triompher d’un adversaire, qui plus est en situation de vie ou de mort ? C’est ce que Jean-François Marmion se propose d’analyser, dans un court ouvrage intitulé La psychologie selon Squid Game.

© Editions de l’Opportun

La psychologie sociale, c’est la science qui étudie les comportements humains, les relations entre individus. Plusieurs domaines en découlent, dont la psychologie du jeu : pourquoi joue-t-on ? Pourquoi risquer d’enfreindre les règles ? Jusqu’où pourrait-on aller par appât du gain ? Le meurtre, peut-être ? C’est bien ce que le célèbre jeu du calamar illustre : une série de dilemmes et jeux de mort qui encouragent à la trahison et la violence même les plus sages des participants, et qui révèlent par la même occasion les rapports que l’homme entretient avec le jeu, la société et autrui.

Jean-François Marmion propose un retour sur la série iconique tout en ponctuant sa réflexion d’études et théories psychologiques. Du sens moral à la psychologie du dilemme, en passant par syndrome de Stockholm et dissonance cognitive, Marmion fait état des réels mécanismes psychologiques qui œuvrent dans le jeu du calamar. Car si Sang-woo, Gi-hun et les autres troquent une part de leur humanité pour leur survie, le téléspectateur qui s’identifie à ces personnages se retrouve lui aussi en proie au questionnement : jusqu’où suis-je capable d’aller pour survivre ? Toute traitrise est-elle condamnable ? Qu’en est-il des circonstances atténuantes ?

« Sous le coup de l’anxiété, d’un monde confiné dont les règles nous échappent, sommés de choisir et d’agir le plus vite possible dans l’ignorance de ce qui nous attend le jour même, ferions-nous mieux qu’eux ? » (p. 39)

Car si en apparence le jeu du calamar oppose les « gentils » poussés à s’entretuer contre leur volonté, et les « méchants » masqués, rien ne reste manichéen très longtemps : personne n’est entièrement noir ou blanc, le danger coerce les personnalités au changement, à l’adaptation. La psychologie le démontre : force est de constater que, sous la pression d’une figure d’autorité, dans certaines situations – sans qu’elles ne soient question de survie, qui plus est ! –, l’humain peut consciemment endosser le rôle de bourreau. Dans Squid Game, la figure d’autorité, c’est l’Agent – ou Frontman, dans sa traduction anglaise. Alors qu’il intime aux participants de jouer selon les règles, il les conforte également dans l’idée que causer la perte d’autrui est la nouvelle normalité. Dans de telles circonstances, il devient plus aisé de se dire « ce n’est pas ma faute, c’est le jeu qui veut ça ».

Ce qui fait la particularité de Squid Game pour Marmion, c’est la progression graduelle de la violence : on part d’un semblant de liberté avec l’occasion d’arrêter le jeu si la majorité s’accorde, on propose quelques jeux individuels où l’échec n’est imputable qu’à celui qui ne respecte pas les règles, on ajoute de l’argent pour chaque vie perdue, et il devient vite difficile de faire marcher arrière – même quand les choses se corsent et qu’il s’agit de prendre soi-même la vie d’autrui. « Autant qu’il y ait l’argent à la clé, et que les autres ne soient pas morts pour rien. »

© Netflix

Dans Squid Game, il convient aux participants de dissimuler des parts d’eux-mêmes. Un jeu dans un jeu. Chacun joue un rôle, chacun use d’un « persona », concept théorisé par le psychanalyste Carl Jung et qui désigne en quelque sorte notre masque social, la part de l’individu qui s’adapte aux attentes et conventions sociales. Concept également constructeur de l’album Map of the Soul du groupe BTS, aux côtés de l’Ego et Shadow de Jung, et qui donne son titre à la chanson d’intro.

« Le ‘moi’ que j’ai créé seul dans l’espoir de m’exprimer ; oui, peut-être que je me suis menti à moi-même, que je me suis dupé. »

Persona, BTS.

Entre étude des relations humaines et inventaire des théories psychologiques, La psychologie selon Squid Game redonne l’occasion d’apprécier la série sous un nouvel angle. Jeux d’enfants, jeux d’argent, jeux de confiance, jeux de masques… autant de mécanismes révélateurs du profond de l’âme humaine et de la construction des relations à autrui. Jean-François Marmion décortique, explore de manière claire et illustrée ce dont est capable l’individu en proie au dilemme. Une analyse aussi bien applicable au survival dans son ensemble – il n’y a qu’à voir Alice in Borderland, autre succès Netflix beaucoup plus sombre que son comparse coréen.

Tricher, frauder, se taire, obéir, se révolter… Il est aisé en tant que spectateur de se conforter dans l’idée qu’on aurait fait mieux, mais une fois au pied du mur, notre propre comportement peut nous paraître étranger.


La psychologie selon Squid Game
Jean-François Marmion
Editions de l’Opportun, 144 pages, 12,90€

A propos

Doctorante en littérature coréenne, j'ai découvert la Corée par la musique et le cinéma en 2010, et l'amour que j'ai pour ce pays n'a fait que s'étendre au fil des années. En termes de littérature, ma préférence va aux polars, drames et autres récits complexes. Ma recherche se focalise sur des thématiques sombres, très présentes dans la littérature contemporaine : mal-être, psychopathologie et mélancolie ; mais cela ne m'empêche pas d'apprécier les histoires plus joyeuses de temps à autre.