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Écrits de l’intérieur

Cet essai de Jean-Claude de Crescenzo est une clef de compréhension de l’Œuvre de Lee Seung-u, une analyse en profondeur des thématiques et symboles qui marquent ses textes.

Publications en France
Jusqu'ici, les œuvres de Lee Seung-U disponibles en France sont au nombre de six, mais son roman "Voyage à Cantant" sera publié en mai prochain par les éditions Decrescenzo.

Si Jean-Claude de Crescenzo a choisi de consacrer un essai à Lee Seung-U, ce n’est pas à cause de la popularité de l’auteur – qui est aujourd’hui un des écrivains coréens les plus publiés et lus en France – mais bien grâce à ce qu’il décèle dans ses œuvres. Les romans et nouvelles de Lee Seung-U sont faciles à lire mais n’en renferment pas moins une multitude de symboles, d’images et de messages qui semblent lier les textes les uns aux autres pour qu’ils ne forment plus qu’un tout : l’Œuvre de Lee Seung-U. On retrouve dans chaque texte les mêmes thèmes, les mêmes relations entre les personnages, le même fond, comme si Lee Seung-U se traduisait lui-même sans cesse pour produire différentes versions d’une seule histoire.  Ici, Jean-Claude de Crescenzo propose une lecture de ces textes et donne une clef de compréhension aux lecteurs curieux de découvrir l’écrivain coréen. Un à un, il dépouille les textes de leurs attributs pour en extraire le corps, ce qui fait le centre profond de l’Œuvre de Lee Seung-U.  

Parmi les thématiques favorites de Lee Seung-U, l’absence du père est une des plus importantes. Dans son roman L’envers de la vie, le personnage principal croit son père mort alors que celui-ci est en réalité attaché dans la cour de la maison. L’enfant s’interroge sur la fonction et la valeur du père, notamment parce qu’il pense ne pas en avoir et parce que sa mère répond déjà à tous ses besoins. Un jour son père se suicide, et une fois ce père définitivement perdu, l’enfant se voit condamné à devenir adulte, un adulte éternellement inadapté au monde à cause des mensonges de son enfance. Il devient écrivain, « une autre forme d’inadaptation au monde » (p.45) d’après Jean-Claude de Crescenzo, et évolue en décalage avec la réalité, en essayant d’organiser le chaos de la vie à travers l’écriture. Lee Seung-U explique lui-même dans son roman que l’écriture n’est exercée que par ceux qui veulent voir changer le monde, qui ne s’y trouvent pas à leur place. Cette situation fait naître chez le personnage une culpabilité – qu’a-t-il fait pour ne pas mériter de connaître la vérité sur son père ? – que l’on retrouve ensuite dans le roman La vie rêvée des plantes.

Dans cette œuvre, le personnage principal Kihyon se sent coupable car il est en partie responsable de l’amputation des jambes de son frère. Lorsqu’on connaît l’intérêt particulier de Lee Seung-U pour la religion, on devine aisément que la relation des deux frères de ce roman fait écho à celle d’Abel et Caïn dans la Bible. Au sein de famille aux relations particulièrement difficiles, chacun à des choses à reprocher aux autres. Cependant, les parents, tous comme les deux fils, sont murés dans le silence et ne peuvent avancer. On retrouve ici la structure familiale bancale sur laquelle Lee Seung-U aime se reposer. Pour l’écrivain, la famille n’est pas une unité solide, c’est une source de souffrance. De Crescenzo explique :

« [En Corée le] mélange de communautarisme et d’individualisme, d’obligation et de soumission, a donné naissance à des rapports humains souvent d’une grande dureté, dissimulés sous la culture de la politesse et du sacrifice de soi. » (p.69)

 Il n’y a pas de solution pour rétablir les liens familiaux, seulement le renoncement, la fuite, l’abandon. L’exploration de ce thème de l’exil est aussi une habitude de Lee Seung-U. Dans cette œuvre, Kihyon fuit sa famille instable, et dans le roman Ici comme ailleurs, c’est le personnage de Yu qui se voit exilé de force.

Dès le début du roman, Yu est quitté par sa femme et muté dans la petite ville de Sori, un purgatoire où ne semblent l’attendre que la violence et sa propre mort, étouffé par le sable. Dans ce village abandonné par le reste du monde, Yu voit sa vie se dégrader sans pouvoir rien y faire, comme s’il essayait de lutter contre le vent. Face à cette impuissance lucide, De Crescenzo rappelle une citation célèbre de Camus : « Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? » Yu n’a pas la volonté de lutter, alors il ne le fait pas. Tout semble perdu pour ce personnage, jusqu’à ce qu’un symbole d’espoir apparaisse : une grotte cachée dans une montagne où vit un homme appelé Noé – une fois de plus, on lit la symbolique religieuse rien que dans le nom du personnage. Cette grotte qui n’apparaît qu’aux yeux des « bons » est un asile auquel Yu peut s’abandonner sans crainte. La montagne et la nature sont des images sacrées que l’on retrouve plus d’une fois dans l’Œuvre de Lee Seung-U.

Le chant de la terre offre au personnage de Hou un refuge dans un temple se situant en haut d’une montagne, à nouveau le symbole sacré de la nature. Hou est bouleversé en croyant avoir tué un homme, et vient se cacher dans ce temple qui devient pour lui un havre de paix. Il loge dans une chambre si petite qu’elle est comparée à un cercueil, comme s’il retrouvait la sécurité et la sérénité en retournant à la terre. Les petites chambres sombres qui servent de refuge à tous les personnages de Lee sont une façon pour eux de s’enfouir pour échapper au monde, le temps d’apprendre à mieux le comprendre – ou de mieux se comprendre. Ce sont des lieux de déconstruction, pour mieux se reconstruire par la suite.

L’essai se conclut sur l’analyse d’un des textes les plus énigmatiques de Lee Seung-U, La Baignoire, qui évoque le souvenir de la naissance d’un amour, alors que celui-ci se termine. Cet amour instable, et immanquablement éphémère, est accompagné du rythme de l’eau qui finit par laver le personnage principal, lui offrant ainsi une sorte de renaissance.

Par cet essai, Jean-Claude de Crescenzo lie les œuvres de Lee Seung-U les unes aux autres en y dénichant les thématiques du père absent, de l’errance, de la solitude, mais aussi et surtout en analysant l’expérience intérieure et la symbolique religieuse toutes deux omniprésentes dans l’Œuvre de l’auteur coréen. Cet essai nous fait plonger au plus profond de la pensée de Lee Seung-U et comprendre un peu plus les messages qu’il cache entre les lignes.


Écrits de l’intérieur
Jean-Claude de CRESCENZO
Decrescenzo éditions, 190 pages, 13,00€