Un joli ovni dans le paysage de la littérature coréenne traduite : Saumon de AHN Do-Hyun, poète et nouvelliste coréen de la jeune génération. Ce remarquable petit livre écrit en 1996, voulu par l’auteur comme « un conte de fées pour adultes » est aussi un bel objet à la reliure cartonnée, bien rare de nos jours en édition courante, jaquette illustrée par Eom Taek-Su qui signe aussi les illustrations intérieures. L’éditeur Philippe Picquier a sans doute voulu prolonger la poésie du texte par une mise en page soignée et une maquette aérée, très agréable à lire. Si dès les premières pages nous entrons dans la cuisine de l’auteur, entrain de préparer un article sur la pêche du saumon, – pêche coupable de détruire l’écosystème -, c’est pour mieux en éprouver la posture choisie : la connaissance est source de l’imagination. Une connaissance obtenue à force « de se mettre au niveau du saumon » pour regarder le monde avec le cœur, car « l’essentiel est invisible à nos yeux », ainsi que l’affirme le renard au Petit Prince, de Saint-Exupéry, auquel nous pensons en lisant Ahn Do-Hyun. Se mettre au niveau du saumon, c’est aussi parler le « saumon », sorte de langage poétique, au fil de l’eau, entre ciel et mer, regard porté sur le monde destructeur des hommes. Vif-Argent le saumon au dos d’écailles argentées, héros et narrateur vit au milieu du banc, à place décrétée par le chef pour le protéger des rapaces attirés par la brillance exceptionnelle de son dos. Mais il étouffe dans la communauté protectrice des saumons. Il préférerait vivre libre et vulnérable que protégé et exclu du monde. Il voudrait pouvoir dire « non », mais dans cette communauté des saumons, il y a des termes prohibés, à ne jamais prononcer, comme : désobéissance, révolte, résistance, révolution ou même un simple « non » ! Il faut avant tout se conformer à l’ordre du chef, avisé et protecteur de la collectivité qui décide pour le bien de tous. Ce voyage du saumon est le voyage du retour aux sources, du retour à l’origine, au lieu de naissance, au moment où il faut remonter le fleuve pour aller frayer et mourir. Ce chemin balisé, inexorable, Vif-Argent le refuse. Il lui est impossible de penser que la vie ne serait pas autre chose que ce but assigné, que ce destin collectif, que de génération en génération il faut assumer sans pouvoir le changer ni même discuter. Il faudra toute la patience de Regard-Limpide, la belle saumone, qui le sauvera des griffes de l’ours, pour lui rendre l’acuité du regard, nécessaire à la traversée de ce destin, car « seul le saumon capable de regarder la beauté du monde peut tomber amoureux ». Le sens caché de l’existence ne se révèle que lentement, n’apparaît que lorsque nous le relions à la chaîne des significations muettes. Ce voyage servira à comprendre ce monde où seule la relation aux autres, à la nature, à la place de chaque élément dans la nature importe, même celle de la pierre qui aide à traverser le gué. Et dans l’ultime épreuve, alors qu’il lui faudra remonter la cascade, la communauté se divisera sur la stratégie à adopter : faut-il fournir l’effort nécessaire ou suivre les passages aménagés par l’homme ? Vif-Argent découvrira qu’il est fils d’un ancien chef. Son père autrefois sévèrement condamné par son banc a dû démissionner. De nombreux saumons étaient morts par sa faute, pour leur avoir imposé l’effort de franchir la cascade. Ces saumons étaient le tribut à payer à la vie pour garder la force de la communauté, pour suivre « la voie propre aux saumons ». Il faut vivre ces épreuves dans toute la douleur qu’elles représentent, car « la voie facile n’est pas pour nous » dira Vif-Argent. Et nos morts, ceux qui nous ont aimés et nous accompagnent dans notre traversée nous aident à prendre conscience des décisions qui jouent avec le destin du monde. Arrivé au but du voyage, le saumon sera devenu « homme », au destin accompli et son corps ira bientôt rejoindre le fond des océans. Et lorsque dans le froid de l’hiver, un homme jettera un caillou sur la surface glacée de la rivière Emeraude, celle-ci criera de faire attention, de jeunes saumons sont entrain de grandir dans son lit. On se laisse emporter sans effort par ce texte allégorique, qui signe sous l’apparente simplicité de la narration, une profonde réflexion philosophique. Ahn do-Yun né en 1961 est un poète bardé de multiples prix littéraires. Cet ancien professeur de collège, licencié pour activité syndicale et réintégré 5 années plus tard est régulièrement publié depuis ses 20 ans. Son livre « Saumon » paru en 1996, au moment où la crise asiatique est entrain de se préparer, a été vendu à un million d’exemplaires dans toute l’Asie. A cette période, la Corée (et toute l’Asie) va traverser une crise sans précédent, avec de nouvelles lois sociales qui rendent le travail encore plus précaire et la situation des salariés encore plus difficile. Les pouvoirs de surveillance seront renforcés, une nouvelle loi interdira la création de syndicats supplémentaires. Après les années euphoriques du progrès économique vient le réveil brutal. La Corée empruntera de lourdes sommes au Fmi et sera, quelques années plus tard, parmi les rares pays à rembourser entièrement sa dette. N’y voyez bien entendu, aucune ressemblance directe avec le « Saumon », bien que les conditions de production d’une œuvre n’interviennent jamais dans un hors champ social.