Le bistrot est bondé. Nous regardons dépités, notre nouvel enregistreur, acheté avec soin au marché de Yeonsan. Il est minuscule, soudain. Nous l’encourageons, espérant un sursaut d’orgueil national de sa part pour passer par-dessus le brouhaha.
En attendant Eun Hee kyung, nous parlons de boîtes. De boîtes coréennes, en bois, en nacre, en jade. Elles offrent l’apparence d’objets que l’on ose toucher, tant il paraît presque sacrilège de les ouvrir. Au demeurant que pourrions-nous bien y mettre, à l’intérieur ? Les boîtes de Eun Hee Kyung, titre de son dernier livre paru en France chez Zulma, recèlent des trésors d’insignifiance. Petits objets sans importance d’une portée symbolique intense. On cache comme on s’y cache, comme on s’y cachait, enfant, avec la certitude quasi génétique qu’il faudrait bien la quitter un jour, sortie programmée, naturelle, inévitable. Profiter de chaque seconde passée dans l’obscurité, avant d’en sortir, peu glorieusement peut-être, mais d’en sortir quand même, c’est préférable à une expulsion manu militari.
Dans ce double mouvement du désir et de l’impossible, rester et sortir, être ici et ailleurs, nous ne voulons pas choisir. Choisir est agir et agir nous condamne à l’erreur, semble nous dire la boîte. Si la boite protège d’un environnement agressif, elle expose aussi à être découvert, à tout moment. Pas de répit, un jour ou bien l’autre, il faut se résoudre à s’extirper de sa propre volonté ou courir le risque de donner à l’autre, ce sourire de satisfaction, quand soulevant le couvercle, il vous découvre, blotti dans un angle sombre de la boîte.
Les personnages de Eun Hee kyung, sont le plus souvent féminins. Les femmes n’ont d’autres ressources que d’être à la merci de leur compagnon ou mari. Ici point d’action, point de réaction, point de lutte féministe, de lutte tout court. Attendre que l’autre parte, devienne inopérant, se dissolve dans le silence, dans l’incompréhension. Dans son propre oubli. C’est en offrant le moins de prise à la compréhension masculine que le personnage se tire des situations les plus complexes, les plus sordides. En se cachant dans la boîte. Il se coupe de l’extérieur comme autre forme d’une invitation à être découvert, compris, accepté. Se cacher c’est s’empêcher de fuir. C’est empêcher que les portes s’ouvrent sur le désir, que les robinets laissent couler l’envie de hurler. Tout fuit. La boîte est l’ultime refuge, le refuge dans lequel la décision de fuir se meurt, paradoxe de la survie, dans ce monde organisé par les hommes.
Lutter, parler, se dire, se raconter, supposerait un Sujet entier, non clivé, non partagé entre le difficile et l’impossible. Parler, dire, impliquerait le dévoilement rendu tabou par la culture autant que par l’impossible retour au statut de relations sociales momifiées.
Les personnages de Eun Hee kyung n’économisent rien de leur douleur à refuser le fil imposé par la dictature masculine. Se battre serait devoir s’expliquer sur le sens de la bataille menée. Expliquer, s’expliquer, justifier, se justifier.
Retourner vers la boîte, plutôt.
A vous lire, on devine l’influence de Kafka et de Kundera notamment. On a le sentiment que vous tentez de faire une œuvre originale, dégagée des influences de la littérature coréenne ?
J’ai commencé à écrire en lisant des œuvres d’écrivains coréens. Je ne peux donc pas négliger qu’ils ont été la base de mon monde littéraire. Mais dès le début de ma vie d’écrivain, j’avais alors 35 ans, j’ai essayé de construire mon propre monde littéraire, différent de celui qui existait dans la littérature coréenne de l’époque. Je voulais trouver quelque chose de spécial, qui serait unique, qui n’appartiendrait qu’à moi. Je suis certaine d’avoir été influencée par des écrivains coréens, mais je pourrais dire lesquels de manière précise. J’ai beaucoup aimé les romans des années 70, de Hwang Sok Young ou de Oh Jeong hee.
Quelle est l’histoire de ce livre “Les boîtes de ma femme”?
Il y a environ 12 ans, mon premier livre « Le cadeau de l’oiseau » a été publié en France par la maison d’éditions Kailash. Les éditions Zulma ont examiné le livre et comme elles s’intéressent aux écrivains coréens, j’ai eu de la chance d’ê??tre publiée encore une fois. Ils avaient eu déjà quelques traductions de mes nouvelles, mais le problème, selon eux, c’est qu’ils avaient une impression différente avec chaque traduction. Ils m’ont dit qu’ils voulaient être vigilants sur le choix des traducteurs. J’ai totalement fait confiance à la maison d’édition pour la publication de ce livre.
Vous donnez pourtant le sentiment d’être un auteur aux multiples identités, tant chaque histoire paraît avoir été écrite par une main différente.
C’est aussi le sentiment de beaucoup de mes lecteurs en Corée. Peut-être parce que j’ai tendance à écrire des choses variées.
Vous semblez pessimiste dans ce livre, il n’y a jamais de fin heureuse et votre vision des rapports homme-femme aborde de front des sujets délicats en Corée, comme si vous vouliez ouvrir une brèche dans la littérature coréenne.
En Corée, on m’appelle l’écrivain des romans malheureux. Mais je préfère une littérature qui éveille les gens plutôt qu’une littérature qui les console ou qui leur donne du bonheur. Cela veut dire qu’il faut que je montre la vérité qui se cache sous l’apparence ou encore l’insipidité de la vie. Je trouve qu’en général, la littérature coréenne est édifiante de sentimentalisme. Les lecteurs me disent souvent que j’ai du être une femme terriblement blessée par les hommes, dans la vie. C’est vrai, j’ai eu beaucoup de blessures, mais j’ai toujours envie que mes lecteurs se fassent vacciner en lisant mes livres. Contre n’importe quel malheur.
Vous vous écartez régulièrement des thèmes traditionnels et propres à la littérature coréenne, comme la présence japonaise ou la guerre de Corée ou les dictatures militaires. Votre intérêt paraît centré sur les relations entre les individus.
Les gens m’appellent aussi, avec quelques autres écrivains, l’écrivain « de 10 ans d’âge ». La littérature coréenne a changé depuis les années 90 car le pays s’est stabilisé économiquement et politiquement. L’individualisme est apparu. Egalement, les écrivains femmes ont commencé à écrire et être publiées. Et elles ont abordé les questions de l’individu et des idées. On me reproche de ne pas avoir assez de sens social, mais je ne suis pas d’accord avec cette idée. J’ai grandi dans une famille qui a vécu la guerre de Corée et j’ai été grandement influencé par un oncle a été plus tard au cœur des manifestations. Mais je trouve qu’il est temps d’exprimer les problèmes sociaux ou historiques d’une autre façon et plutôt que de les exprimer directement, il vaut mieux intérioriser ces questions à travers les relations entre les personnages ou les conflits intérieurs. Je ne voudrais pas utiliser le terme « indirect » pour autant. Parmi mes liivres, il y en a un qui s’appelle Minerleague et qui aborde les problèmes sociaux. Même si l’histoire se déroule sous le régime dictatorial, je n’en parle pas de manière directe mais je montre comment cette période a aliéné la vie des individus. On ne peut pas dire que les jeunes auteurs n’ont plus d’esprit critique sur les questions sociales et qu’ils sont en rupture avec la société coréenne. Je dirai plutôt que le moyen d’exprimer ces questions par la littérature a changé. Il est désormais plus varié.
Plutôt que la fresque descriptive, le fin trait du pinceau ?
On dit de Hwang Sok Young qu’il a représenté la lutte contre la société dans une seule toile mais, moi, dans ce tableau, je préfère montrer la vie bousculée des individus et leurs blessures de la vie quotidienne.
Dans vos livres, les blessures des personnages ne cicatrisent jamais.
Je voudrais montrer le destin fatal de la vie, la solitude qui vient de l’absence, du manque ou de l’impossibilité de la communication entre les êtres humains. Bien sûr, les problèmes ne peuvent être résolus par la littérature. Elle ne peut que poser des questions qui aident les gens à réfléchir à la solitude ou à la douleur d’eux-mêmes. A eux de résoudre les problèmes. C’est cette littérature que je voudrais faire.
Dans une nouvelle, un mari découvre que sa femme tient un journal intime qui est une fiction.
Vous faites allusion à la nouvelle où la femme considère son mari comme un amant ? Oui, c’est une nouvelle écrite d’expérience… Des féministes reprochent aux personnages féminins de mes romans, de ne pas se battre contre les hommes pour changer leur vie. Les femmes de mes romans ne veulent pas lutter. Dans la nouvelle en question, plutôt que de se battre contre son mari pour revendiquer ses droits, elle se considère comme célibataire, prenant son mari comme un petit copain avec qui elle ne finira pas sa vie. Elle préfère changer elle que de changer la réalité.
Au fond, elle est très seule cette femme ?
C’est vrai. La plupart de mes personnages sont au fond des solitaires. J’ai lu dernièrement un ouvrage intitulé « La découverte de la solitude ». Dans la société contemporaine, la solitude devient inévitable. Si l’on veut accepter l’autre, il faut devenir soi-même solitaire. Je pense que c’est le destin humain de la modernité.
Dans la dernière nouvelle “Yeonmi et Youmi”, vous avez divisé un personnage en deux sœurs, comme si chacune d’elles ne parvenait à exister à elle seule.
Oui dans quelques uns de mes romans, je divise les personnages en deux facettes. Les protagonistes sont toujours doubles. Par exemple, dans “Les boîtes de ma femme”, le narrateur est le mari, mais c’est pour mieux montrer la vie de sa femme. J’utilise souvent ce procédé de division des caractères. Je suis vraiment ravi de l’avoir trouvé!
Quel scepticisme!
Beaucoup de gens me trouvent sceptique mais je me considère au fond comme une humaniste. J’aime l’humain. Mais je préfère montrer l’humain comme violent, incomplet, contradictoire, égoïste, que beau, bon et innocent. En montrant ou en exprimant les côtés négatifs de l’être humain, je veux rassurer les lecteurs qui ne sont pas satisfaits d’eux-mêmes. Mes lecteurs me disent qu’ils sont rassurés en lisant mes romans. Avant la lecture, ils pouvaient ne pas être satisfaits d’eux-mêmes, ils pouvaient trouver qu’ils n’avaient pas réussi leur vie. Mes romans les ont convaincus qu’ils n’avaient pas tant échoué que cela, par comparaison avec mes personnages. Quand j’entends mes lecteurs dirent qu’ils sont encouragés par la lecture de mes romans, je suis heureuse.
Mais tout fuit dans vos romans, l’eau, la vie, les portes qui s’ouvrent seules… est-ce une métaphore de l’oppression des femmes durant de longues années en Corée?
Nous avons parlé du grand courant social coréen de l’époque précédente. Des expériences de cette époque m’ont rendu sensible à la violence et à la pression de l’uniformisation. Je crois que la violence quotidienne est liée à la solitude et à l’aliénation des femmes. Les gens sont sous pression. Il se peut que la violence quotidienne vienne des préjugés sur le rôle des femmes ou l’oppression d’une société en forte croissance économique. C’est cette oppression que je veux exprimer dans les « Les boîtes de ma femme.
Vous abordez les problèmes liés à la relation entre homme et femme, notamment dans la relation de couple, mais nous avons le sentiment que les problèmes ont surgi bien avant cette période de la vie ?
Ce n’est pas un roman qui règle un problème surgi de la relation. Le problème est né en même temps qu’eux. J’aimerai dire des choses plus ontologiques. La femme et le mari n’arrivent pas à communiquer mais ce n’est pas de leur faute. Pourquoi les gens se sentent-ils las de la vie de couple au bout d’un moment…
Est-ce pour cette raison que votre écriture paraît être travaillée au couteau, presque sèche ?
Je suis naturellement très sentimentale mais je fais des efforts pour ne pas écrire des romans sentimentaux.
Traduction de l’interview HWANG Ji-hae et KIM Hye-gyeong
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