, par Kim Hye-gyeong et Jean-Claude de Crescenzo
Interdit de folie, de Yi In-seong, traduit par Choe Ae-young et Jean Bellemin-Noël, est paru en mars aux Editions Imago (et en 1995 à Séoul). Dans le précédent numéro de Keulmadang, nous avions rendu compte du premier roman de l’auteur, paru en France : Saisons d’exil, chez L’Harmattan. Dans le même numéro, on pouvait lire aussi une interview de l’auteur et une lecture-analyse de Saisons d’exil, par Jean Bellemin-Noël.
Il n’est pas aisé de rendre compte d’un livre de Yi In-seong, tant l’auteur multiplie les chausse-trappes, les fausses pistes, les leurres – tantôt épouvantails tantôt miroirs aux alouettes -, avant de nous immerger dans un bain de réalité intérieure dont il sera difficile de sortir indemne. Il dit (voir KM N°4), vouloir briser la narration traditionnelle et ce faisant, bouleverser la littérature coréenne, au moins celle qui, depuis les années 50, colle au réel militant. Et dans ce mouvement revendiqué, il offre à ses lecteurs des livres à nuls autres pareils, de ceux qui font dire à Jean Bellemin- Noël (toujours KM N°4) que nous avons affaire, là, à un écrivain qui apporte du nouveau. Interdit de folie n’échappe à la difficulté que représente une écriture sans concessions à laquelle doit se confronter le lecteur. La littérature n’est pas une distraction clame Yi In-seong. Elle est à l’estomac, a t-on envie de répondre, cet estomac qu’il ne ménage pas en lui faisant ingurgiter, presque d’entrée de jeu, des nouilles instantanées mélangées aux pages arrachées d’un livre de poésie.
L’histoire, -au fond, quelle importance !- est celle d’un écrivain accablé par ses déboires amoureux et qui nous conte par anecdotes et souvenirs, une aventure au bord de la folie.
La virtuosité du texte interroge, dans un mélange inhabituel de sentiments et d’émotions, d’admiration et de désarroi, d’abandons et de raidissements, un lecteur vivant, et contraint à la plus grande des vigilances, sur décision de l’auteur.
Mais réduire Yi In-seong à une virtuosité stylistique reviendrait à passer à côté de l’essentiel, à côté de son exploration de la conscience, de sa volonté de puiser au tréfonds des ressources de la psyché, des tentatives d’explications, des désertions programmées, une volonté de mettre le mot le plus juste sur l’incertain, l’indéfini, l’indéfinissable. Lecture parfois éprouvante à force de solliciter les multiples registres des ressentis possibles :
Tiens, je me retrouve une fois de plus face au miroir posé derrière le téléphone. Image, dirait-on, de quelqu’un de vidé : épuisé à force de courir sur la frontière du manque. Moi ! Ramassé, aplati au bas du miroir, qui ne reflète que mon visage, mes épaules et le sommet de mes genoux. Pourtant, si je me regarde là-dedans en détail, l’image reflétée ne présente ni expression mêlée de tristesse et d’animosité, ni lèvres brûlées et desséchées. Est-ce parce que c’est seulement à l’intérieur de moi que tout est en train de bouillir ? Mais jusqu’à il y a un instant, ce n’était pas comme ça. Ou alors, ça voudrait dire que sont désormais coupés les filaments du système nerveux autonome qui permettent à l’âme de s’exprimer dans le corps ?
Yi In-seong ne ménage pas le lecteur, ne l’encombre pas des artifices de l’intrigue, il l’entraine dans les lacis du psychisme, dans les multiples états de la conscience, dans l’empêchement d’unicité. Le lecteur, lui, doit choisir sa posture, entre docilité consistant à suivre, presque pieusement, la narration, à s’accrocher aux prises et escalader, non sans risques, les montagnes russes d’une conscience à la recherche de soi. Ou bien, dans une position à l’inverse de la précédente, d’afficher une révolte salvatrice et d’empoigner le livre dans un corps à corps laborieux, au bout duquel, le texte ressortira inévitablement vainqueur. Enfin, une troisième position voudrait qu’au nom du principe de toute puissance qui habite le téméraire lecteur, celui-ci ne se préoccupe ni de la page qui suit, ni de la page qui précède et s’enfonce tout entier dans le présent de la page lue, décomposant et recomposant à sa guise l’unité sémantique nécessaire à l’oeuvre. Lire Yi In-seong c’est accepter le paradoxe d’une errance attentive, d’une errance qui n’est pas une fuite, qui est au contraire la pleine attention qui rend si aigue la nécessité de se poser, de circonscrire les mots, les situations et d’en faire émerger le caractère singulier. Et il faudra avancer cahin-caha, pour débusquer, à la manière des Trois Princes de Sérendip les indices dont l’interprétation hasardeuse peut indifféremment conduire à l’impasse ou à la lumière :
…désormais, il ne demandera plus sa route aux panneaux indicateurs. Au contraire, ce sont les panneaux qui lui demanderont où il va. En lui montrant des possibilités de choix tout à fait concrètes, ils lui demanderont où il va ainsi en se fiant au hasard. L’idée que ces possibilités sont limitées aux routes déjà tracées lui laissera une sorte d’amertume abstraite, mais le fait de ne pas en avoir encore parcouru beaucoup attisera son désir concret d’aller à l’aventure.
Les personnages d’Interdit de folie sont dans cet étrange rapport de présence-absence au monde, d’impossibilité à être, en même temps qu’un désir d’être, ni tout à fait actants, ni tout à fait évanescents, relief en creux, flou généralisé qui se heurtent à la réalité des objets qui les entourent :
Puisque celui qui ne peut ni choisir ni ne pas choisir et qui ne peut ni devenir fou ni ne pas le devenir rôde indéfiniment sur les frontières du manque.
Cette demi-teinte généralisée ne peut évidemment être prise pour une indécision structurelle du personnage. Plutôt une impossibilité à être présent au moment où il le faudrait, -tant les conditions de cette présence sont problématiques alors qu’on l’a tant voulu. En fait, une autre définition possible de la folie à laquelle tente d’échapper le narrateur, folie qui n’est pas sa propre folie mais la folie de l’autre qui fait trace en soi (l’autre pouvant aussi être lui-même) :
Un fou n’est pas fou des pieds à la tête, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
(…) Parmi tous les germes de la folie qui sont enfouis chez elle comme chez tout le monde, tu en laissais un se développer librement en toi.
Lecteurs embarqués à la frontière de multiples états, états intérieurs frappés de la douleur d’écrire, de l’impossible stabilisation des formes du raisonnement, états extérieurs marqués par une ancienne maîtresse folle, en passe de le redevenir (!), à qui il attribue la raison de sa possible folie :
Car c’est à Namwon qu’habite la femme qui t’a peut-être volé ton âme.
Dire qu’Y In seong est un écrivain de l’intériorité est peu dire. Son écriture, tendue comme la corde d’un équilibriste, toujours proche d’une possible rupture, nous impose d’admettre l’inconnu de la phrase. L’errance, l’errance maîtrisée est aussi celle par laquelle nous nous aventurons dans la proposition, sans être certain de pouvoir toucher au but. Le style de Yi In-seong fonctionne par boucles de rétroaction, semble vouloir redire ce qui vient d’être dit, paraît vouloir fermer le cercle, jusqu’à ce qu’une incise s’offre, une nouvelle aventure au bout de laquelle, la phrase poursuit son chemin, nous mène à la phrase d’après, qui elle aussi nous fera patienter quelques instants avant un nouveau départ, vers une autre unité de sens. Il s’agit moins d’un procédé que d’une nécessité de développer une idée, jusqu’à épuisement de son incomplétude, un point de vue qui situe le personnage autant que l’auteur (on s’intéresse moins à mes idées qu’à ma technique–Intv. KM N° 4). L’écriture de Yi In-seong fonctionne comme un roulis, un puissant ressac, vagues venues mourir sur une plage de sable fin. Et cette mort, aux prix de transformations successives, de métamorphoses obligées, ira se fondre parmi les grains de sable pour repartir vers le large des mots déçus.
Mais lorsque tout ce que l’on possède ce ne sont que de sales souvenirs, même avec une grande envie de vivre qu’est-ce qu’on pourrait recommencer en s’appuyant sur eux ? Qu’est-ce que l’on a encore à recommencer ? Vous dites qu’on peut remplacer ces souvenirs par d’autres ? Autrement dit s’abandonner au hasard, ce qui n’est pas possible tant qu’on n’est pas devenu complètement fou ?
Ce faisant, c’est comme si Yi In-seong retardait le moment fictionnel, comme s’il s’attardait sur l’insuffisance de l’état intérieur décrit, figuré, imaginé. L’histoire progresse ainsi par petits bonds, des sauts de puce, éloge de la lenteur, qui s’attardent à décrire des états incertains, inachevés, rendus plus fragiles encore par une pensée sans limites, qu’il veut pourtant sans cesse ramener aux dimensions de l’audible :
Dans le miroir, en ce moment, il y a un homme en train de se mordiller les lèvres, la tête un peu inclinée, le menton serré contre le cou, les paupières inférieures crispées. Il jette de travers un regard flou avec ses pupilles noires qui se détachent sur le blanc de ses yeux cernés. Il me regarde. Dis donc, moi, qu’est-ce que tu as à hésiter ? Tel que tu es là, tu as l’air d’un fou ! Est-ce que tu ne trouves pas ridicule d’hésiter devant ce coup de téléphone, que tu ne peux vouloir donner que si tu es devenu fou ? Est-ce parce que tu n’es pas arrivé à être complètement fou ?
Interdit de folie fait partie de ces romans bréviaires, dont on peut lire un court chapitre (il y en a 52, chacun précédé d’une épigraphe poétique), puis méditer, puis arrêter, puis recommencer. On doit accepter de partir sans boussole, franchir les lacis de la conscience, certain que le retour est assuré par l’auteur. Il faut lire Interdit de folie, il n’y a aucun danger.
NB: Yi In-seong est né en 1953 à Séoul. Cet ancien professeur de littérature est aujourd’hui un des écrivains les plus importants de l’avant-garde littéraire. Il a fondé en 2001, la revue Champs Littéraires qui cherche, entre autres, à délivrer les écrivains de la pression du marché.