J’aimerais placer mes réflexions à propos d’Interdit de folie sous le signe de cet intitulé un peu scandaleux afin de mettre en vedette le quatrième élément du trio. Du trio et non du quatuor. En effet, la première question que nous avons envie de poser en interrogeant la différence entre le titre effectif du livre et un titre plus descriptif comme « Les Quatre mousquetaires » est celle-ci : quel avantage y a-t-il à ne pas exhiber au départ l’ensemble des quatre ? Répondre suppose que l’on se soit d’abord demandé dans quel but il a fallu souligner une totalité qui devait se révéler incomplète et donc décevante. Peu importe le cas du roman de Dumas, la question qui nous retient pour le moment est celle-ci : le roman de Yi In-seong ne peut-il pas tourner autour de cette dissimulation qui deviendrait en quelque sorte son centre de rayonnement ?
trois ou bien quatre, finalement ?
Revenons au trio. Le chiffre trois est représentatif d’un certain nombre de séries formant une totalité fermée. Pour ne citer que les deux plus évidentes, il y a la série constitutive de la temporalité, passé, présent, futur, aussi bien dans la réalité quotidienne que dans la grammaire, et il y a les personnes qui gèrent la conjugaison du verbe, je, tu, il ou elle, là aussi dans deux situations de base, le singulier et le pluriel. Nous avons tous l’impression que chacune de ces triades forme un ensemble qui se suffit à lui-même, dans des domaines fondamentaux de notre réalité, l’écoulement du temps et ce qui concerne l’agir, l’exister et le dire.
Or, dans Interdit de folie, chacun remarque que les chapitres— on en compte cinquante-deux, autant que de semaines dans une année, voilà un autre cycle fermé —, chacun s’aperçoit vite que les unités de discours et d’action constituant ce récit sont d’une part situées par leur verbe principal dans un certain segment du temps, d’autre part présentées tantôt comme une confidence de Je, au présent de l’actualité, tantôt comme une adresse à Tu, au passé du souvenir, et tantôt comme l’évocation d’un Il, au futur de l’espérance (quoique le point de départ se situe en fait dans le passé). Et l’on note bientôt la présence d’un troisième trio, car on entend parler essentiellement de trois femmes anonymes : la folle, l’aimée de toujours, la compagne de voyage.
Ce n’est pas une grande découverte de souligner dès maintenant l’émergence de quatrièmes mousquetaires chaque fois que nous en discernons trois. Certains chapitres — une dizaine — échappent à la fois au temps concret, comme s’ils se situaient dans l’éternel, et à l’attribution à un sujet de verbe précis, comme s’il n’y avait pas de locuteur précis. Ensuite, il existe une quatrième femme, la légendaire Chun-hyang dont on se demande précisément si elle appartient au monde de la fiction ou à celui de la réalité historique (voir chap. 11). Une fausse cinquième est nommée : « mademoiselle Ahn », de la taverne nommée « Le Cercle », mais il faut préciser qu’elle ne compte pas à nos yeux car elle est enfermée dans l’univers irréel de l’ivresse (chap. 10) . On pourrait de même énoncer qu’il y a trois paysages de Corée principaux : le réseau autoroutier, le bord de mer du sud et les montagnes du sud-ouest — plus l’espace urbain. Trois villes visitées : Anyang où l’on est, Namwon où l’on fut, Yeosu où commencera l’errance, — plus le quartier universitaire de Séoul. Trois couches principales de la mémoire : aujourd’hui, naguère, il y a longtemps — plus la petite enfance, au ras de l’inconscient… Et, chose remarquable, chaque fois le numéro quatre est associé à un événement marquant qui a fait souffrir le narrateur, qui le blesse encore. Chaque fois, le numéro quatre dérange la construction, contrevient à la logique ordinaire, déchire l’âme de celui qui se met en scène. Bref, l’élément écarté inscrit dans le récit une entaille de perte, d’absence à soi, disons le mot : de folie. Une entaille qu’il est en même temps impossible d’explorer et impossible d’effacer. De là vient peut-être le titre du roman ?
L’élément pour ainsi dire surajouté n’a pas un statut simple. Certes, il survient manifestement en supplément des trois que l’on a qualifiés de principaux, mais il apparaît comme ce qui a fait défaut dans une totalité, laquelle, considérée après coup, ne méritait guère ce nom. Il prouve que le trio si bien constitué était en réalité imparfait, ou de pure apparence, qu’il était en attente de quelque chose, comme s’il était marqué par un désir insatisfait. Dans le roman d’Alexandre Dumas, déjà, les trois escrimeurs du titre attendaient un chef pour devenir de véritables héros. Ce qui fait l’originalité du roman de Yi In-seong, c’est le fait que ce qui occupe la place de d’Artagnan, c’est-à-dire d’un en-plus, se révèle être un en-moins. Et, pour être tout à fait précis, un en-moins qui n’obtiendra jamais réparation : nul quatuor ne viendra former une unité complète. Cela est tout à fait en accord avec la tonalité générale de ce récit, et tout d’abord avec l’écriture de l’auteur. C’est cette défaillance primordiale que j’aimerais mesurer et analyser.
Disons-le tout de suite, il me semble que les manifestations et les conséquences d’une telle existence trouée seront révélatrices de ce que j’aimerais appeler une mélancolie générale, une mélancolie structurelle, dont l’ombre pèse sur l’auteur plus durement que sur l’ensemble des êtres humains. Ce n’est sans doute pas un hasard si dans la dernière phrase du roman le protagoniste évoque des sensations « mélancoliques » alors qu’il regarde le monde comme si c’était pour la dernière ou pour la première fois. Comme il a la tête en bas et les pieds en l’air, ressemblant plus à un clown de cirque qu’à un professeur de gymnastique, peut-être faut-il entendre en même temps qu’il voit tout à l’envers ? Mais voir tout à l’envers est ambigu, tant que l’on n’a pas décidé si c’est notre vision qui renverse indûment les choses que nous percevons, ou si ce sont les choses qui sont telles que les perçoit notre regard correctement placé, c’est-à-dire qu’elles sont déjà sens dessus dessous. Il en va ainsi tant que l’on n’a pas décidé de ce point, il en va même ainsi tant que l’on n’a pas réussi à décider qu’il est vital de prendre une décision sur ce point. Il y a un trait commun à la psychologie des personnages et au style qui les met en scène : le réflexe de toujours prendre du recul par rapport à tout ce qui se donne pour évident, imminent ou déterminé — qu’il s’agisse d’un sentiment éprouvé actuellement, d’un acte envisagé pour m’avenir ou d’un événement appartenant au passé.
écoutons par exemple le tout début du roman. Le narrateur lit un poème évoquant deux bruits, mais dans la réalité où il vit, il n’en perçoit qu’un, l’aboiement rageur d’un chien. Malgré l’incitation du poème, il n’entend pas les coups de sifflet du train. Tout se passe comme si avait disparu la moitié de la réalité qu’il imaginait en lisant ce poème qu’il aime. Il est même désespéré parce qu’il n’arrive pas à savoir si cette disparition est une illusion provisoire (le texte du poème cité dit « un mensonge ») ou si c’est une vérité définitive (« un crime »). Car pendant ce temps, il fuit son image dans le miroir tout en restant en arrêt devant le téléphone. L’éventualité d’un appel est la seule chose qui l’intéresse, mais qui le retient prisonnier dans cette chambre d’hôtel en tête-à-tête avec son propre mensonge — je suis là pour écrire des poèmes sans en écrire — et avec son propre crime — j’ai fait enfermer une pauvre femme, folle de moi puis vraiment folle… Ma réalité m’échappe, comme la sienne échappe à cette femme : dans sa folie, elle s’est imaginée à force de me lire qu’elle et moi nous nous étions aimés. Elle se racontait des histoires et me persécutait : là encore il y avait « mensonge » et « crime ». Le poème les disait « parfaits », la vie révèle qu’ils sont ratés. Il ne reste qu’une quasi-imposture et un pseudo-forfait.
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Où est le sujet ?
On partira donc du constat suivant : la quatrième dimension de l’espace mental dessiné par ces caractères et par l’écriture qui les dépeint est la densité du sensible en tant qu’elle manque, autrement dit la quête éperdue d’une telle densité. Yi In-seong — autant le nommer puisqu’il ignore délibérément la distinction entre roman et autobiographie, illustrant parfaitement ce qu’on appelle depuis peu le régime littéraire de l’autofiction —, Yi In-seong est affamé de la densité des choses. C’est dans leur intériorité compacte et solide qu’il aimerait mordre à belles dents, mais il ne trouve pour se remplir la bouche que leur fluidité, leur labilité, leur fuite incessante. Une bouillie, comme celle qu’avale son porte-parole au début de ce roman : des nouilles instantanées cuites dans beaucoup d’eau mêlées à une page de poésie réduite en confettis, repas qui, comme on s’y attend, aboutira vite à une diarrhée.
L’intimité du réel dont il a faim lui échappe continuellement, elle se transforme en son contraire ou en n’importe quoi. Elle se dérobe à sa prise parce que, dirait-on, ce n’est jamais une vraie substance : l’essentiel est ce qui dure et pour durer il faut être dur. Le protagoniste lutte en permanence pour embrasser les choses, matérielles ou spirituelles, pour les étreindre à pleins bras, pour, idéalement, les assimiler, se les incorporer. Il essaie de réaliser une possession du monde où soient toujours colmatées toutes les ouvertures menaçantes. Mais il a beau ne laisser aucun secteur du temps inoccupé, aucune personne de la grammaire inemployée, il n’y a rien à faire, toujours survient une fuite, au double sens de perte et d’éloignement. Et ces efforts se situent aussi bien dans la vie que dans le discours, car ils sont ce que sans doute le Narrateur de notre récit entend par le mot poésie: une quête de la pleine présence condamnée par nature à l’inaboutissement. Son lyrisme, dirait Nerval, « porte le soleil noir de la mélancolie. »
Ce combat le laisse toujours insatisfait. Pourtant il trouve toujours en lui assez d’énergie pour tenter une nouvelle fois de saisir poétiquement le réel. Peut-être parce qu’il n’incrimine pas les choses mêmes, sachant depuis toujours que c’est lui qui est en faute, que c’est sa prise qui manque d’efficacité, sa volonté qui toujours faiblit, ses moyens qui ne sont pas à la hauteur de son espérance. Tragique constat indéfiniment renouvelé : il ne suffit pas de casser les miroirs(au chapitre 26, c’est-à-dire au milieu du roman) pour se voir autre qu’on est et parvenir à se donner une identité solide. Tout au fond de son âme — autrement dit dans son inconscient —, le renoncement menace chacune de ses envies à l’instant même où cette envie prend consistance. La quête et l’abandon naissent et renaissent ensemble, à l’infini. on croirait que dès l’origine la pulsion de mort et la pulsion de vie s’équilibrent, pour ainsi dire se neutralisent. Ou, pour le dire autrement, dans cette psyché le désir reste bloqué sur son sens premier : le regret. On ne peut désirer que ce qu’on a perdu et qu’on ne possédera jamais, chaque être humain l’éprouve à chaque seconde de sa vie. Mais là où l’immense majorité des humains oublie cette vérité pour survivre dans le confort de l’inauthenticité, cet homme en fait le constat répété, avec amertume et sans se résigner. Voilà en quoi c’est un poète, voilà ce qui le met au bord de la folie, voilà pourquoi il a le sentiment de n’être personne : un envol de papillons, un arbre sec qui peut-être ne refleurira jamais, un couloir de neige et d’ombre, un amant « éjecté » hanté par son amour, un condamné aux travaux forcés des « sales souvenirs »…
Cet ensemble de remarques fait surgir devant nous une nouvelle interrogation. J’ai évité autant que plus possible jusqu’ici de parler du narrateur. Il est temps de souligner que cette instance littéraire est à son tour victime de la mélancolie généralisée. La narration elle-même fuit comme un vase fêlé. Il n’y a pas ici un narrateur, en réalité, parce qu’il y en a au moins trois, avec en plus, bien sûr, en position quatre, une voix off. Cela mérite qu’on s’y arrête.
Si l’on parle du sujet, défini seulement comme celui qui dit jeou celui qui est sous-entendu chaque fois qu’un discours constate, raconte ou imagine un événement, et si en même temps il est question d’une crise d’identité, c’est-à-dire de difficultés à situer et à qualifier ledit sujet, cela signifie qu’on se trouve déjà dans le champ spécifique de la psychanalyse. Dire de quelqu’un qu’il hésite à marquer sa place dans l’actualité, qu’il doute des actes appartenant à son propre passé ou qu’il ne se sent pas responsable de son avenir, c’est dire que sans le vouloir il met une part de son être intime à l’écart de ce qu’il peut en savoir et de ce qu’il veut en assumer, que donc il laisse une partie de lui-même dans l’inconnu. Et quand il ne s’agit pas d’un oubli vite réparé, cet inconnu devient bientôt un inconnaissable, et alors il faut parler d’inconscient. Quiconque a lu Interdit de folie comprend tout de suite que c’est un livre dans lequel l’inconscient occupe une place majeure parce que les diverses instances qui s’expriment sont très rarement maîtresses de leur devenir.
Les instances qui prennent la parole dans notre récit sont les différentes voix d’une même psyché. Mais leur polyphonie ne relève pas d’une analyse narratologique (à la façon de Gérard Genette) car il ne fait aucun doute que nous sommes dans un récit autodiégétique, quels que soient les narrateurs grammaticaux. On commence avec un pur monologue : quelqu’un parle, et puisqu’il s’agit d’un récit écrit, il s’adresse au lecteur. Puis le même sujet — et l’on voit ici combien il serait délicat, et même erroné, de dire la même personne — passe à un monologue déguisé, en dialoguant avec lui-même, en interpellant un toi qui est clairement un Moi de son passé. Enfin, comme il se révèle que ce toin’est pas plus homogène que le premier je, il se dédouble à son tour en produisant un lui qui de son côté, comme un personnage autonome, vivra (dans un temps futur par rapport au temps de toi) une aventure qui fait partie du passé de jeet qui est présentée comme un projet globalement ferme, avec quelques variantes laissées dans l’indécision en tant que possibles vraisemblables.
À propos de cette dernière scission, significatif est le fait que la voix nommée lui naisse du partage d’un sujet qui apparaît sous la forme d’une « goutte d’eau » (sans doute une larme). Cet état liquide est le comble de l’instable et même du sans-forme. Cela s’opère dans la continuité d’une citation d’un poème de Seong Chan-ho :
J’ai expulsé de mon corps la goutte d’eau,
serrant les dents,
je me suis expulsé moi-même de la goutte. (ch. 5)
Cet extrait si opportunément emprunté et si habilement exploité nous fournit l’occasion de noter que plus le contenu du récit est incertain, plus la narration qui le rapporte doit être assurée, tissée serré. Yi In-seong a trouvé dans les citations de poèmes le moyen de nouer avec force les fragments de sa fiction, d’en accentuer les articulations, afin de disposer en contrepartie d’un maximum de liberté dans la gestion des divers discours confiés aux locuteurs spécifiques. Comme si la présence insistante du sujet général de l’énonciation (car une narration peut être assimilée à un acte d’énonciation) devait compenser la dispersion des sujets des divers énoncés que nous avons baptisés « voix », en sous-entendant qu’il s’agit de voix déléguées, presque de porte-parole psychiques.
Grâce à cette unification ou densification qui permet à un certain ton de se constituer, l’exploration de la psyché du narrateur-auteur se transforme en exploration du psychisme humain. C’est le ton de quelqu’un qui ne parle pas seulement pour se connaître en se faisant connaître, mais qui cherche à se comprendre en comprenant les mécanismes généraux de sa personnalité. Et tout d’abord en faisant le bilan de ce qu’il tient pour une série d’échecs. Des échecs salutaires, au fond puisqu’ils lui donnent l’occasion de faire progresser cette exploration et d’en faire un progrès dans l’approche de soi. Rien ne semble moins proustien à première vue que ce roman où l’atmosphère est totalement différente de celle d’à la recherche du temps perdu, et pourtant c’est le même souci que chez Proust d’analyser notre façon de percevoir, ou mieux, de respirer le monde, en commençant par les sensations et en insistant surtout sur la mémoire. Ainsi le roman est-il émaillé de moments plus ou moins longs mais toujours forts et condensés, où l’auteur se métamorphose en philosophe, en psychologue, en historien, en poéticien.
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En marge des instances topiques
Chacune des trois voix mises en relief collabore à sa manière à l’enquête, mais la quatrième, celle qui se dispense de pronom personnel, intervient pour donner à l’entreprise un surcroît de consistance. Ces dix chapitres impersonnels mettent en relief les thèmes majeurs qui animent les moments successifs décrits dans les récits clairement personnels.
On vient de le voir pour le premier de ces moments (chap. 5), autour de la formation de la voix nommée lui. Le suivant (9) évoque le passé comme un paysage où des traces ineffaçables révèlent l’existence de couches superposées ; par là même, il ouvre sur le départ à Namwon, où vit la Folle, sur les traces de l’aimée de toujours — dissimulée derrière celle-ci avec laquelle elle a certains points de ressemblance, y compris une part de folie. La troisième (15) commente la persistance des « sales souvenirs » qu’il faut ruminer pour tenter de sortir des impasses où ils vous ont plongé. La quatrième (21), dans un village en cul-de-sac dont il faudra repartir en rebroussant chemin, ponctue la mélancolie sauvée par l’obstination. La cinquième (25), pratiquement au centre du livre, au moment donc où tout va basculer, rappelle le titre du roman et justifie un pessimisme généralisé au moment même où, en vue de « brûler le manque », un faux numéro de téléphone conduit à partager l’aventure avec celle qui deviendra la compagne de voyage :
Puisque celui qui ne peut ni choisir ni ne pas choisir et qui ne peut ni devenir fou ni ne pas le devenir rôde indéfiniment sur les frontières du manque.
La sixième (29) est une invocation à la poésie comme réservoir d’imaginaire : l’épigraphe et le texte parlent d’un « puits » dont l’eau vivifiante pourrait ranimer les mots porteurs de mort comme la pluie de printemps donne l’espoir de faire reverdir « l’arbre noir », l’être desséché qu’est devenu le poète. La septième (34) doute de la réalisation de cet espoir : l’eau des larmes devient une « boule de feu du silence » et l’avenir se ferme car
[…] on ne souhaite rien. Rien d’autre que se consumer… Et se consumer de quoi ? Du fait que l’on n’arrive pas à devenir fou alors que, parvenu où s’arrête le chemin suivi jusqu’alors, on en a envie.
— une telle « plaie » se révélant incurable. La huitième (38) apporte confirmation : le silence est maintenant « une épine » dans la chair, qui condamne la poésie à n’être qu’une « lamentation » couronnée de fausses « étincelles » et qu’on rabâche. La série semble se clore ici, comme si était achevé un cycle qui irait de la scission psychologique au silence existentiel en passant par la douloureuse archéologie des souvenirs et par l’espérance de la poésie, affirmée puis finalement récusée. On ne peut pourtant pas dire cela, car un chapitre étrange (45) relance le mouvement, pour trois unités encore. Trois unités également bizarres.
La première des trois — la neuvième du total, chapitre 45, — se présente comme une continuation des récits personnels (en je et/ou tu), avant de se révéler être également un discours impersonnel. Pourquoi ? Parce que celui qui parle est ivre. Cela commence ainsi : « Bon, d’accord, je suis complètement ivre, alors qu’est ce que ça peut faire, ce que je raconte ? » Ce sont là « paroles d’ivrogne », comme il l’avoue un peu plus bas. C’est-à-dire émanant d’un sujet qui n’est pas lui-même, quoiqu’il ne dise pas des choses vaines ou absurdes : on saitque l’ivresse ouvre la porte à l’incontrôlé, en particulier à l’inconscient. Le texte éclaircit bien les choses :
Ce qui est sûr, c’est que le mot je ne cesse de sortir automatiquement, à cause de la force d’inertie de la parole, mais ce n’est pas moi, n’est-ce pas ? Je existe ailleurs ! Et ce n’est pas tu non plus. Pas plus que il. Alors, qui est-ce ? Sors-moi un pronom quelconque à part je, tu, il ! En rassemblant je, tu et il, tout bêtement nous ? Eh bien, devenus un, nous dirons donc des paroles d’ivrogne, ça va comme ça ?
Il ne reste qu’à établir, comme le permet la langue coréenne, que le « collectif des mots » est une « étable à cochons », pour déclarer, conséquence de l’ivresse, que les mots disent tout et le contraire de tout, que donc les sains d’esprit ont leur grain de folie et réciproquement. Belle leçon de lucidité !
Revenons un instant à la formule qui nous guide dans ce labyrinthe et posons ceci : on peut vivre selon trois régimes, plus un. D’abord le nez collé sur la réalité actuelle comme fait Je. Ensuite la tête enfouie dans les souvenirs lointains, comme Tu. Enfin sur le mode du fantasme ou du rêve, même s’il s’agit d’une escapade réelle, comme le fait Il. Et puis… et puis on peut écrire. Écrire tout ça ou autre chose, mais l’écrire d’une manière telle que cela permette au lecteur de le vivre vraiment. S’il n’y avait pas nous qui écrivons, personne n’aurait connaissance des existences de Moi 1, de Moi 2 et de Moi 3, personne ne souffrirait ni ne jouirait avec eux, par eux, à leur place. Mais comment puis-je parler de nousquand il s’agit d’écrire, demandera-t-on ? Du fait que l’écrivain n’est qu’un sujet prête-nom — naguère on aurait dit un sujet porte-plume, voire, en Extrême-Orient, un sujet-pinceau. Cela pour deux raisons : d’abord, il se fait l’interprète de l’Homme en quête d’existence authentique, capable de s’arracher aux routines, aux compromissions, aux fausses idoles de l’idéologie environnante, et cette fonction l’arrache à sa subjectivité. Et puis surtout, qu’il le veuille ou non, il n’énonce qu’un discours en attente de sens, dans un langage provisoire, avec des phrases inachevées. Il parle en avant de lui-même, au-delà de ce qu’il essaie de dire, et il a besoin des lecteurs qui retentiront diversement à son vouloir-dire différé. Il n’y a pas d’autre texte d’Interdit de folie que, ici et maintenant, celui qu’a codé l’écriture d’Yi In-seong et que décode à sa façon ma lecture — et à sa façon chacune de toutes vos lectures. Cela devait, il me semble, être rappelé. Cela, en outre, confirme la prééminence de la poésie et la nécessité ici des épigraphes comme fil conducteur thématique. L’écrivain devait être un poète tourmenté par la poésie. Et la poésie, qui a plus que tout autre discours besoin d’être interprétée, est le lieu où le nous a les meilleures chances de s’exprimer.
Le numéro dix (49) — reprenons notre fil — évoque le poids des souvenirs que l’on remonte quand on a le courage ou même l’imprudence de plonger profond dans sa mémoire. Il procède à une analyse logique aussi froide et en même temps aussi brûlante que possible. Cette analyse est conduite à grand renfort d’articulations isolées entre chaque paragraphe (« et / mais / alors / toutefois / par conséquent / ainsi »), voilà pour la froideur. En revanche, il n’y a aucune ponctuation, les phrases comptent sur nous pour être reconstituées : voilà pour la brûlure. Dès lors, ce chapitre ressemble à un discours délirant, même s’il est le fruit d’une réflexion aussi philosophique que poétique sur le fonctionnement et le statut de la mémoire. En voici les dernières propositions :
Nous restaurerons tant bien que mal l’image de la mémoire avec les hypothèses lointaines que susciteront les vagues ou l’écume qui sont les dessins de la mémoire remontant à la surface de la mer de la mémoire à force d’onduler de déferler et de rugir aussi bien qu’avec notre imagination qui interviendra au fur et à mesure comme leur partenaire naturelle nous ne saurons jamais jusqu’où cette image sera de la fiction jusqu’où elle sera de la réalité de toute façon ce corps composé de réalité et de fiction sera chargé comme une pile électrique
On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, qu’une onzième et ultime prise de parole impersonnelle (51) se présente comme annulée, semblable à une plaisanterie car le texte est formé uniquement de signes de ponctuation, points de suspension, points d’interrogation et points d’exclamation, sans aucun mot. Et même, pour que nul ne soit dupe, l’épigraphe qui demandera si tous ces points qui organisent la parole en marquant les silences « brilleront en noir » sur la page, cette épigraphe est une fausse citation : c’est un fragment de poème fabriqué tout exprès par un poète inexistant nommé « Kim Su-yun », autrement dit le nom de plume officiel (déclaré à la police au chapitre 12) de l’écrivain « Kim Yun-su » qui est censé être le signataire de notre récit. Voilà comment le comble du personnel — il y a quelqu’un de réel derrière le pseudonyme ici réutilisé — rejoint le comble de l’impersonnel, à savoir la ponctuation d’un poème silencieux dont les mots sont effacés. Ou enfouis dans les abysses inaccessibles, c’est-à-dire inconscients, de la « mer de la mémoire ».
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Approches du geste psychanalytique
Pour mesurer à quel point l’inconscient imprègne et travaille ce discours en quelque sorte autofictionnel, il serait bon de regarder d’abord comment, dans quel style, avec quelle espèce de langage notre poète explore sa psyché et notre psychisme à tous. Je dirai qu’il le fait en recourant à une exploitation systématique de la métabole. Ce terme rassemble commodémentla métaphore et la métonymie, procédés bien connus permettant de parler la langue des images comme il convient à l’inconscient. En effet, celui-ci est réduit aux processus primaires pour interpréter les énigmes que la vie pose à l’enfant — infans, celui qui ne parle pas encore et qui pense par images. On devrait d’ailleurs distinguer d’une part les procédés de la rhétorique, à savoir certains aménagements de la langue commune auxquels les écrivains font traditionnellement appel pour donner plus de vivacité à des écrits qui doivent frapper l’esprit pour s’y enraciner, et d’autre part les processus qui sont à eux seuls un moyen d’expression, en quelque sorte une langue première à laquelle la langue commune fournit des mots et des modalités syntaxiques. Chez Yi In-seong plus que chez la plupart, ou plus constamment que chez la plupart des écrivains, la métabole est de l’ordre du processus.
Pour reprendre l’exemple que nous venons d’évoquer, à côté de la comparaison classique, qui est presque devenue un cliché, selon laquelle son corps « sera chargé comme une pile électrique », il nous présente « les vagues ou l’écume qui sont les dessins de la mémoire remontant à la surface de la mer de la mémoire », image qui a fait en détail l’objet du chapitre 48. Et là, il n’est pas question de comparaison rhétorique : il n’y a pas d’autre manière de présenter ou de représenter l’inexprimable réalité du monde mémoriel, tandis que l’on pouvait aisément dire du corps qu’il était agité de tremblements ou traversé de spasmes semblables à ceux que produit un choc électrique. Il n’y a pas d’autre manière de donner à voir, de faire exister devant nous la mémoire existentielle douloureuse et en perpétuel mouvement.
Bien sûr, il y a une autre manière de parler des souvenirs. Elle consiste, et notre texte le fait plusieurs fois, à évoquer un tableau dépeignant un paysage dont on gratte la couche superficielle de couleurs jusqu’à une couche d’apprêt blanc qui à son tour peut laisser apparaître un autre tableau plus ancien, lequel recouvrait déjà une esquisse au crayon à dessin, etc (voir les chapitres 16, 22, 27, 39 et 48 où cette métaphore très parlante est exploitée avec insistance). L’avantage de la mer est qu’elle est en perpétuel mouvement, comme tout ce qui vit et comme les souvenirs. Quant au travail de la remémoration, lorsqu’il s’agit de la mer, le sujet des souvenirs est tantôt un pêcheur qui jette et remonte un filet, tantôt un poisson qui explore les grands fonds. Lorsqu’il s’agit d’une toile de peintre, le sujet est un insecte dont les antennes fouillent les couches de couleurs ou suivent les traits de crayon. L’essentiel est que jamais nous n’avons l’impression d’être un investigateur opérant rationnellement à l’aide de concepts, parce que la pâte même des sensations s’anime devant nous, s’offre à notre prise, puis s’incruste en nous.
L’écrivain ne convoque pas sous nos yeux un attirail de figures concrètes grâce auquel il illustrerait des schémas abstraits en ajoutant des résonances affectives comme font les romanciers classiques : ce sont les choses elles-mêmes qui se métabolisent en mots-images accompagnés d’un minimum d’indications signalétiques, tout comme cela se passe en poésie. On croit observer des cellules germinales en train de se multiplier pour former une réalité dont l’identité se précise au fur et à mesure de son développement. Par exemple, la conscience s’est métamorphosée en une paire d’antennes, un souvenir est un paysage peint ou un poisson, la femme folle ne sera rien d’autre qu’un visage bleu, le poète devient successivement une tornade de bruits, un arbre noir, un puits noir, un oiseau noir etc.
Le paradoxe auquel je suis personnellement le plus sensible alors que je ne sais pas très bien en rendre compte est celui-ci : les mots pèsent tout leur poids d’opacité poétique, j’imagine qu’on en a plein la bouche, et en même temps le sentiment s’impose qu’ils essaient de se rendre transparents, de ne pas placer entre les choses et nous le moindre voile susceptible d’arrêter notre saisie d’une présence matérielle, substantielle, charnelle. On dirait qu’ils émanent des choses pour venir jusqu’à nous et en nous sans être passés par le dictionnaire, si une telle image peut faire sens. Comme s’ils venaient de naître et que, n’ayant jamais servi auparavant, ils étaient purs de toute trace d’usure, de toute ombre de cliché. Vierges et comme tels offerts avec ferveur à notre embrassement. au comble du savoir, dire les choses comme un enfant découvrant le langage, n’est-ce pas à cela que se reconnaît le vrai poète ?
Les exemples abondent, de diverses sortes. Le meilleur est sans doute celui qui paraît incontournable quand on a affaire à un poète qui soliloque face à lui-même : le miroir. En français, un grand miroir où l’on se voit en pied s’appelle une psyché, par emprunt au personnage mythologique représentant l’âme ; rappeler ce détail m’évitera de justifier l’importance d’un tel objet dans ce contexte. En suivant les démêlés des divers Moi avec leurs divers miroirs, on saisira mieux la conception de la subjectivité éclatée qui forme un des noyaux du roman.
Pour commencer, le miroir est lié métonymiquement au téléphone, avec lequel il voisine dans l’espace (voir chap. 7, 8, 14, 47). Or, le téléphone est stratégique dans l’histoire puisqu’il fait craindre un appel de la Folle, qu’il fait espérer un appel de l’Aimée et qu’il fait intervenir par erreur la Compagne de voyage. Ces appels sont au centre de la confrontation du protagoniste avec lui-même. Il se martyrise avec leur imminence toujours différée et mesure ainsi l’étendue de son malheur. En quelque sorte, le téléphone le met à l’écoute de lui-même. Par ailleurs, un miroir est toujours lié métaphoriquement à une introspection. Ici, en l’occurrence, il réfléchit l’image déprimante d’un homme déprimé. Mais si l’on s’en tenait là, le miroir aurait une fonction banale, comme apparemment aussi le téléphone, alors que notre texte va bien au-delà.
Associé à l’attente stérile, le miroir devient bientôt l’image de l’attente stérilisante. Certes, il est impossible d’écrire de la poésie quand on est envahi par une sorte d’attentisme pathologique, mais la vraie question est : pourquoi mon autre dans le miroir, ou plutôt derrière le miroir, est-il lui-même voué à la paralysie ?
Dissimulant ma pitié, je lui lance quelques paroles cruelles : « toi, là, qui t’es laissé piéger par le miroir, tu n’es même pas foutu d’écrire des poèmes ! » Moi non plus, je n’arrive pas à en écrire, mais au moins je fais corps avec la conscience de ma propre incapacité. (26)
En d’autres termes, cet autre qui ne « fait pas corps avec » son impuissance créatrice devrait avoir encore une chance de se tirer d’affaire. Une tentative de rapprochement entre le sujet et son reflet donne lieu à une expérience cruciale : il essaie de lécher son portrait afin de se nourrir de la satisfaction espérée. L’image de celui qu’il regarde et qui le regarde se met à lécher elle aussi l’envers du miroir, pour découvrir que le tain contient du « mercure », poison mortel…
Voilà une réécriture très personnelle du mythe de Narcisse conté par Ovide dans les Métamorphoses. Au lieu que l’éphèbe antique s’admire dans l’eau horizontale d’une fontaine, notre poète dialogue avec l’autre qu’il découvre dans un miroir vertical. Il a beau essayer de consolider son « hypothèse », plus affective là encore que rationnelle, selon laquelle devant le miroir ce serait « le monde du manque » et derrière « le monde de l’assouvissement », il reste finalement confronté à deux mondes empoisonnés, l’un par l’attente, l’autre par le mensonge.
Cela est explicité d’une manière poétique qu’il faut examiner de près. Le miroir devient, comme si cela allait de soi, un symbole de « l’anti-poésie » (26-27). On dirait qu’ici Yi In-seong tourne autour d’une intuition qui est au fondement de la théorie psychanalytique. En effet, se regarder dans un miroir est, redisons-le, une bonne métaphore de l’introspection. En fait, il n’y a de juste dans cette image que le face-à-face de Je avec Moi, avec mon Moi qui est une pure apparence, une construction imaginaire, dépourvue de toute authenticité : je ne vois là, devant mes yeux, que ce que je peux voir et ce que je veux bien voir, sans aucune garantie de vérité. Les miroirs sont toujours trompeurs : si votre chevelure comporte une raie à droite, celui qui vous regarde, lui, la porte à gauche. Il vous met au défi d’aller occuper sa place tel que vos propres mains en vérifiant au toucher et vos amis avec leurs yeux vous disent que vous êtes. Comme tout défi, celui-ci vous donne envie de passer quand même de l’autre côté. Et là commence une aventure comme celle que raconte notre roman. Dans le langage de la théorie freudienne, cela revient à dire que l’introspection ne vous permet pas de vous connaître mieux et donc de vous mieux porter si vous êtes en souffrance. Ce n’est pas là-bas derrière que vous trouverez ce qui vous manque et que vous ignorez, vous resterez à coup sûr piégé dans votre mélancolie. Pour que des effets (d’inconscient) se produisent, il faut être trois : je, Moi et un autre —, un autre qui vous renverra vos paroles au lieu de refléter votre image. Vos paroles déformées mais peut-être par son écoute reformées, restaurées dans leur vérité. L’analyste ne vous présente pas vos parents tels que vous les voyez, mais tels qu’il les entend dans votre discours incontrôlé et tels qu’ils ont été à coups d’images pour l’enfant que vous avez été. C’est cela qui peut vous aider à voir clair dans un traumatisme de votre enfance. Je dirais volontiers qu’il faut prendre au mot la formule même du texte, « anti-poésie » : le miroir est le contraire de la poésie parce qu’il est muet sur la réalité vraie des choses, parce que tout simplement il ne parle pas. Il n’ouvre pas accès aux profondeurs de l’inconscient, là où se nouent les problèmes. Les mots du poème peuvent créer des visions inédites riches de vérité, tandis que les figures du miroir ne sécrèteront jamais des discours autres que convenus, ne seront jamais que des étiquettes déjà répertoriées et de surcroît menteuses.
Dès lors, au fond de sa déception puisqu’il espérait se rencontrer, notre poète n’a pas d’autre issue que de casser un miroir qui, au fond, ne lui dit rien de plus sur lui-même que ce qu’il a déjà dit à l’inspecteur de police : un nom d’état civil et un pseudonyme qui inverse deux syllabes de son prénom, par jeu (voir chap. 12). Voici le résultat :
J’ai cassé le miroir pour détruire le monde de l’anti-poésie, mais hélas ! je l’ai fait sans savoir que la poésie s’était déjà arrachée à moi. Bref, j’ai cassé quelque chose qui n’y était pour rien sans savoir que j’étais déjà devenu moi-même le corps desséché de l’anti-poésie, sans savoir que manger de la bouillie de poèmes ne me donnerait que la diarrhée. En le cassant, je me suis cassé moi aussi (31)
Après quoi il faut encore ramasser les morceaux, de soi et du miroir. Cela ne se fait pas sans douleur : les minuscules bouts de verres se transforment en fourmis, promptes à piquer et difficiles à attraper. Cet émiettement interdit toute forme de plaisir, y compris celui de la masturbation (40), et il ne lui reste en guise de distraction qu’à rêver une fois de plus une réunion de soi avec soi :
Oh oui, quelle merveille ce serait de disposer des deux sexes ! De pouvoir baiser avec moi-même ! Alors je pourrais maintenir les ténèbres hors de moi, enfoui tout seul dans mon trou de sable. Sans doute mon intérieur aurait-il aussi ses ténèbres, mais je survivrais, seul, enlacé à moi-même. (ibid.)
Vain espoir et sombre bilan. Sauf que, au passage, le soupçon a commencé à pointer que la poésie avait quelque chose à voir avec l’inconscient et qu’une telle perspective est une consolation pour un poète. À défaut de rassembler le corps et ses sensations, si au moins on pouvait réunir les mots ?
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Expériences de l’inconscient
Réunir, qu’il s’agisse de poèmes ou de plaisirs de la chair, c’est la visée propre de la pulsion de vie, emblématisée chez Freud par éros dressé en face de Thanatos, la force qui désunit. La poésie rassembleuse de mots a peut-être pour noyau secret l’intention de réunifier le langage, de l’érotiser pour qu’il sonne autrement et qu’il résonne plus profond. Notre texte ne se contente pas de suggérer une si resplendissante hypothèse, il met en pratique ce que l’écriture essaie d’établir comme une vérité — au moins une vérité en marche, une vérité en train d’advenir pour peu que le romancier se fasse suffisamment poète.
Une première occasion de le vérifier nous est offerte par le passage où notre narrateur essaie d’exposer ce qu’il reconstitue de son propre passé infantile. Sans doute ce passage est-il le fruit d’un calcul conscient de l’auteur, mais cela n’ôte rien à la valeur symptomatique des pseudo-souvenirs imaginés. Car ce que l’on invente pour déguiser ses certitudes conscientes en dit aussi long sur la réalité que ce que l’on croit savoir, et un mensonge sur le divan est souvent plus révélateur qu’un aveu sincère. Ici, on peut pressentir chez Yi In-seong un désir de subvertir le célèbre roman familial des névrosés découvert par Freud et auquel Marthe Robert a donné des prolongements littéraires tout aussi célèbres. En effet, il ne s’agit plus ici de substituer aux parents réels de merveilleux ou de déshonorants parents fantasmatiques, mais de juxtaposer deux couples de parents entre lesquels il est impossible d’établir une hiérarchie. Ce qui est présenté comme le comble de « l’humiliation » quoique ce soit le type même du souhait inconscient.
Qu’entend-on dans cette page confuse du chapitre 48 ? Que le « poisson » de la mémoire descend au plus profond de la mer du passé en poursuivant un enfant vagabond au seuil de l’adolescence, orphelin de père et de mère. Il découvre une situation indescriptible :
Tout comme il ne restait que certaines pages intactes par ci par là du vieux roman défraîchi qu’on utilisait comme papier toilette dans ton orphelinat, tout comme un vieux film en noir et blanc où seulement certaines images ont été raccordées au montage, l’histoire, tissée n’importe comment sans que l’on sache même s’il s’agit de fiction ou de réalité, a remonté d’abord jusqu’à ton père-d’après, avec qui tu avais habité plus longtemps qu’avec ton père-d’avant [etc]
La distinction entre parents « d’avant » et parents « d’après » ne semble guère pertinente, car l’essentiel paraît être d’accumuler les tares sur la tête des deux couples. La condamnation est sans appel. Il en ressort que le père numéro 2 était un ivrogne qui battait sa femme et son fils tandis que le père numéro 1 n’apparaissait que très fugitivement, toujours chargé de livres qu’il remportait aussitôt, et qu’en outre il était le premier mari de la mère numéro 2, laquelle était une bouddhiste pleurnicharde qui en même temps « se maquillait trop et travaillait dans un bar », à la fois soumise et révoltée, mais capable pourtant de donner au garçon les coordonnées de sa mère numéro 1 ; celle-là, il l’avait vue un couteau à la main se faire enlever « en jeep » par des policiers et il l’aurait plus tard retrouvée « en train de labourer, pieds et mains chargés de chaînes, dans un champ entouré d’une palissade de bois au fin fond d’une montagne »… Bref, ce n’est que violence ou indifférence du côté des hommes, faiblesse ou folie du côté des femmes, un tableau entièrement négatif. Et finalement douteux :
[le poisson] avait envie de savoir si par hasard les yeux qui te regardaient en te portant dans les bras au moment où tu venais de naître n’étaient pas d’un bleu éclatant, à supposer que cette mère-là ait bien accouché de toi — de cela non plus il n’était pas très sûr — [etc]
Ces poncifs que l’on dirait extraits d’un univers à la Zola ou à la Hwang Sun-won n’ont rien de crédible. La vengeance qu’ils trahissent répand une forte odeur de culpabilité inconsciente : ce que l’on entend ici, c’est la haine meurtrière infantile à l’état pur, née des insatisfactions et des jalousies, capable de fabriquer des images parentales atroces pour pouvoir les haïr toujours davantage. La dimension inconsciente est difficile à nier quand on a lu la fin du passage :
[…] à quoi rimait toute cette folie ? On aurait cru qu’il avait envie de revenir pour toujours dans le sein de sa mère, mais pour quel néant se déchaînait en fait cette magnifique passion ? Et, faute de savoir qui était qui, dans le sein de quelle mère avait-il envie de revenir ?
Cette claire allusion au fantasme originaire de retour dans le sein maternel est traitée sur le mode de la dérision, car le doute qui plane sur l’identité de la mère essaie désespérément de renverser le souhait de régresser. C’est là une autre manière de viser la folie désirée et interdite dont parle le titre du livre. De plus, il ne faut jamais oublier que, même si ce fantasme apparaît comme une recherche du paradis, sa réalisation effective apporterait l’extinction du désir et donc la mort.
Un deuxième moment du récit (chap. 19) retiendra également notre attention. Cette fois, on affirmera d’emblée que l’auteur a été conscient de sa charge d’inconscient. Nous nous trouvons dans les monts enneigés du massif du Jiri, non loin du tumulus grandiose dédié à la légendaire Chun-hyang. La circulation étant paralysée par la neige, notre voyageur abandonne sa voiture et s’avance à pied sur un sentier couvert de glace glissante. Il se retrouve bientôt étendu sur une plaque gelée sous laquelle coule un filet d’eau. La situation devient onirique, sinon délirante, quand le paysage vire à la couleur noire et qu’il éprouve des sensations étranges, d’une intensité qui semble le conduire à un paroxysme de plaisir.
Le récit de ce moment commence en demandant si cette soudaine « obscurité primitive » n’est pas « celle qui ne vit que dans nos souvenirs d’avant la naissance », ce qui nous conduit d’emblée sur les territoires de l’inconscient. Suit la découverte d’un « profond couloir d’obscurité » dans lequel il s’engage :
Ce qui guidera son corps dans cette obscurité, ce seront des filaments de sensualité qui produiront de faibles ondulations à mesure qu’ils se répandront, […] Le frôlement de ces filaments de l’obscurité communiquera une excitation subtile à sa peau, si bien qu’il aura l’impression qu’il y a quelqu’un qui le caresse. Au bout d’un certain temps, pendant lequel il s’abandonnera à cet état les yeux fermés, à son insu sa respiration se mettra à devenir plus rapide et plus brûlante. Soudain […] il sera pris de frissons en reconnaissant l’odeur d’un liquide gluant.
[…] animés de petites convulsions, les arbres seront prudemment en train de transformer en mouvements leur chair limpide réveillée d’un long sommeil. Plus ils s’efforceront de concentrer leur énergie pour élargir rapidement ces mouvements, plus les vaisseaux sanguins se multiplieront et grossiront dans leur chair. […] ils propageront dans toute la forêt une danse collective endiablée au cours de laquelle ils ouvriront chacun leur chair pour la mêler à celle des autres.
Cette expérience sera assimilée à une « nouvelle naissance ». Puis, dans cette forêt qui formera un seul corps où « perlera la sève de la vie », il sentira son propre corps devenir noir, « se gonfler de noir » et « faire bouillir en lui la liqueur noire », une liqueur qu’il aura envie de lécher. Alors,
se tordant de volupté sous les sensations provoquées par sa langue, qui fera savoir combien elle est vivante jusque dans les recoins les plus cachés, la forêt rétrécira sa chair autant qu’elle le pourra afin d’enserrer encore plus étroitement ses sensations. Il atteindra les convulsions d’un plaisir tout à fait inconnu : son corps aussi en sera tout gonflé, au point de remplir totalement l’intérieur de la chair intime de la forêt qui l’enserrera de plus en plus. […] Mais tout de suite il s’écroulera, flasque comme une éponge […]
Conclusion de cette scène qui finit par prendre une tournure franchement érotique : quand il retrouvera la route, une voix magique
lui murmurera au creux de l’oreille une phrase symbolique : Ici, ce n’est pas l’entrée mais la sortie. L’entrée pour les morts, mais la toute première sortie pour les vivants. Murmure semblable à une incantation. Effrayant comme la mort et envoûtant comme la naissance — effrayant côté sentiment, envoûtant côté prise de conscience. L’envoûtement au comble de l’effroi.
Ces trois pages essaient d’incarner — au sens où nous avons décrit plus haut un souci d’exacerber les sensations — une méditation à la fois philosophique et esthétique sur l’interpénétration de la vie (le blanc de la lumière) et de la mort (le noir de la forêt), méditation qui culmine sur la conjonction de « l’entrée » et de « la sortie », c’est-à-dire de la naissance et de la mort. Le lecteur est emporté par des avalanches d’images contrastées où s’entremêlent des vagues de couleurs, de formes et de mouvements, sous le signe de l’indistinction entre végétal et animal. L’écriture l’amène à partager avec le poète une « extase » réunissant l’extrême de la sensibilité avec l’extrême de l’intelligence.
Et si le lecteur ne s’aperçoit pas sur le moment de la dimension profondément sexuelle de cette évocation, cela lui deviendra sensible à l’autre bout du roman (chap. 43) lorsque, un soir, le personnage nommé lui racontera précisément cet épisode à la voyageuse allongée à son côté, dans un état semi-onirique où chacun apparaîtra à l’autre sous la forme d’un « trou de lumière » :
« Avant-hier, quand je suis allé seul dans la montagne, j’ai rencontré aussi au fond d’une forêt noire un trou de lumière comme celui-ci. Mais je me suis enfui parce que j’ai pris peur. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? – C’était sans doute une certaine moi qui n’était pas encore advenue, ou bien toi-même, ou bien simplement quelque chose faisant partie de la nature » répondra-t-elle. […] ils se pénétreront l’un l’autrecomme deux corps gazeux qui se mélangent et traceront des dessins de lumière qui flotteront au gré des vagues de l’air. Quelque chose les surprendra durant un instant : eux qui tout à l’heure s’étaient soudain ouverts en tant que trous de lumière blanche dans les ténèbres sans limites, voilà que maintenant, ayant pénétré dans le trou de lumière de l’autre, ils se dissoudront sous forme de dessins de lumière noire.
Il s’agira là d’une proximité d’âmes décrite par une femme et un homme très désireux de partager chacun la réalité profonde de l’autre. Mais on apprendra au chapitre 46 que le lendemain, au réveil, tous deux ressentiront « un ardent désir de transformer autant que possible leur fête en état d’apesanteur de la nuit en une fête bien terrestre du matin » — après quoi ils connaîtront des moments extraordinaires d’entente amoureuse. On peut déduire de tout cela que le romancier a parfaitement calculé ce qu’il voulait nous donner à entendre, en s’appuyant par avance sur l’agilité à interpréter des inconscients de ses lecteurs. L’extase dans les neiges du mont Jiri avait réellement une dimension sexuelle, même si cela ne saute pas aux yeux.
Il y a encore dans Interdit de folie une troisième filière d’inconscient qui demande à être explorée : celle de l’appareil téléphonique, dont on attend, dont on espère ou dont on craint un appel tout le long du récit. En effet, il forme un lien virtuel avec la femme folle et avec la femme Aimée, et un lien réel avec la Voyageuse qu’il permet de retrouver. Cet appareil est surtout pris comme objet de façon systématique aux chap 47, puis 52. C’est là que l’on assiste à une scène qui donne à penser que ce fil tout-puissant, capable de régner sur une existence entière, devrait avoir quelque chose à voir avec l’inconscient. Pour être tout à fait précis : peut-on imaginer que ce cordon qui met le sujet en rapport avec des images féminines ne représente pas pour notre inconscient un cordon ombilical nous reliant depuis l’origine à notre mère ? On a évoqué il y a peu un fantasme originaire de retour dans le sein maternel ; ce qu’évoque maintenant le cordon est en apparence le moment antérieur, celui de la séparation du corps maternel. Une séparation dont on sait que pour le sujet pensant et parlant elle reste foncièrement impossible même si du côté physique elle s’effectue en un éclair avec un instrument tranchant. Une séparation toujours ratée dont le poids sur notre existence est tel que nous passons notre vie à essayer avec une peine infinie de l’alléger quelque peu.
Prêtons l’oreille en lisant de plus près. On se souvient de ceci : je a longuement médité sur le temps et l’attente (42) avant de plonger dans les faux souvenirs de sa prime enfance (48) ; tu a complaisamment raconté son premier rapport sexuel avec l’Aimée en suggérant qu’ils étaient séparés et unis comme la lune et le soleil (44) ; lui a presque décidé, au terme d’une nuit d’amour inoubliable, de partir à l’aventure avec sa Voyageuse (46) : on voit se profiler un happy end qui nous surprendrait et qui plus que tout nous décevrait. Soudain (47) je décide de s’habiller pour aller chercher de l’alcool afin de noyer la nuit qui tombe. Mais cela signifie s’éloigner du téléphone… Ce téléphone à la fois maudit et bénit dont il se met à suivre le fil le long des murs de sa chambre jusqu’à la fenêtre, puis le long de la façade en entreprenant une dangereuse ascension par l’échelle de secours jusqu’au toit en terrasse de l’auberge. Une fois là (52), il suit rêveusement son fil envolé vers les étoiles, puis il « fait le poirier » comme pour inverser sa vision du monde et des choses.
On peut imaginer qu’il adopte cette position étrange afin de mieux voir, ou peut-être au contraire de réussir à ne pas voir, que ce fil est un cordon le reliant à l’infini, où l’inconscient entend : un cordon ombilical ? En effet, lorsqu’il se met les pieds en l’air, il fait tomber de son pantalon un couteau de poche emporté par hasard :
J’entends le bruit métallique que fait ce qui tombe par terre. Ça doit être le couteau pliant. Je le cherche du regard à l’envers. Je devine vaguement la forme mince et effilée de l’instrument rouge noir. Il est sûr qu’il est plié, et pourtant j’ai l’impression que la lame brille à un bout.
Ce couteau aux couleurs de sang et de mort, de surcroît prêt à l’emploi, n’a pas d’autre raison d’apparaître ici que de nous donner à penser qu’il pourrait servir à couper le cordon une fois pour toutes. Évidemment, nous ne saurons rien de ce qu’il adviendra — notre inconscient pourra fantasmer à son aise, toutes les possibilités sont ouvertes. Au moins à moitié, comme l’instrument.
Mais comme on sait, dans notre roman, une troisième filière est en pratique obligée d’en faire apparaître une quatrième. Ce sera par association — je me contenterai de pointer quelques détails, chacun saura constituer sa filière et juger combien elle corrobore l’hypothèse ci-dessus. Il y a dans l’histoire un autre fil, au sens propre du terme, celui qui sert à retenir et à manœuvrer un cerf-volant, jeu favori de tu enfant (27). Ce jouet n’a rien d’exceptionnel, sauf si l’on note qu’il s’agissait pour celui qui raconte d’une sorte de vision hallucinatoire dans le miroir réactivant des souvenirs dignes d’un fragment de rêve :
[…] tu étais en train de regarder dans le miroir avec attention, parce que tu avais cru voir que quelque chose était pris dans une toile d’araignée à un coin du plafond ; à mesure que cela grandissait, tu y as reconnu ton grand cerf-volant de jadis, qui apparaît souvent dans tes rêves, sur lequel sont dessinés comme un talisman un emblème du yin-yang et des moustaches en forme de huit chinois ; […] à ce moment-là, de l’autre côté de la fenêtre, la femme de la taverne […] est apparue au bord de la mer bleue […] toute nue en train d’enrouler autour de sa taille le fil du cerf-volant qu’elle avait coupé, avec un air gêné comme si elle espérait dissimuler la forte odeur de ses règles ; et toi, ayant beaucoup de mal à maîtriser un violent désir de mêler ton corps à la chair et au sang de cette femme [etc…] (27)
Dans cette femme, on aura reconnu la Voyageuse. Celle-ci, mieux lotie psychologiquement que son ami notre héros, laisse penser qu’elle a coupé le cordon : la valeur inconsciente de ce « fil coupé » — rupture avec la mère — est suggérée par la mention surprenante, voire absurde, de « l’odeur des règles » là où, s’agissant de quelqu’un qui est vu « de l’autre côté de la fenêtre », on aurait dû craindre d’apercevoir des écoulements de sang et non d’en sentir les effluves…
Maintenant, que chacun laisse la parole, ou plutôt le murmure, à son inconscient !
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Bilan
Qu’est-ce qui ressort, au bout du compte, de cet enchevêtrement de remarques et d’analyses esquissées ? d’abord, que je suis sensible avant tout à l’effort de Yi In-seong pour approfondir le statut du sujet humain tel qu’on peut se le représenter à l’époque actuelle — c’est-à-dire foncièrement divisé, même déchiré, et incertain non seulement de son avenir, mais déjà de son passé tout autant que de son présent. C’est une vision dans le prolongement des tentatives de Proust, Joyce, Kafka ou Borges, mais dont l’intensité est autrement marquée et la tonalité très nouvelle.
Finalement, si je me résume : exploration de la subjectivité qui tient compte de l’inconscient, célébration de la profondeur poétique et thérapeutique de la parole au détriment de la spécularité de l’introspection, saisie par l’écriture de la réalité alliant une puissante capacité d’incarnation et un sens aigu — freudien — de la perte irrattrapable, tout concourt à placer ce livre pleinement coréen à l’avant-garde de notre modernité planétaire. Mais il y a quelque chose de plus, que déjà suggère l’esprit sinon la lettre du titre coréen, « Envie de devenir fou, impossible de devenir fou », je veux parler du ton. Les quatre écrivains occidentaux que je viens de citer ont en commun un certain culte du second degré, de la distance, de l’ironie âpre ou douce ; l’originalité d’Interdit de folie est elle aussi liée à une écriture personnelle où l’humour se fait étonnamment discret, à force de délicatesse et de raffinement, dans un contexte littéraire dont ce n’est pas la caractéristique principale. Car l’immédiateté, la radicalité, la violence sont ce qui fait le caractère spécifique, à mes yeux, de la littérature coréenne, sinon de la coréanité même : l’Europe le perçoit à travers les films.
Je trouve que ce livre — plus encore que le précédent traduit sous le titre de Saisons d’exil — accomplit, accentue, débride, déborde ce qui faisait le mérite exceptionnel d’un roman comme Kwang-jang d’un auteur plus proche de ma génération, puisque Choe In-hun est né, je crois, en 1936. Cette audace ne se contente pas de faire éclater les dogmatismes en usage, à commencer par celui de l’autonomie d’un monde romanesque réduit à l’histoire et à la psychologie : l’écriture mêle sur la scène de la fiction aussi bien la philosophie (en mettant en perspective la mémoire, la mort, l’amour, la folie) que la psychanalyse, aussi bien la poétique que la politique. Surtout, néanmoins, il y a ce style, vibrant, frémissant, agressif sur nos sens et nos sensations : plein de sensorialité, de sensualité et de sensibilité. Qui vous empoigne l’âme, tantôt pour la caresser, tantôt pour la griffer, toujours en la serrant. Avec toujours un petit sourire en coin…
[toggle title_open= »Notes » title_closed= »Notes » hide= »yes » border= »yes » style= »white » excerpt_length= »0″ read_more_text= »Read More » read_less_text= »Read Less » include_excerpt_html= »no »]- Parler de « chapitres » obéit déjà à un souci de clarification propre au critique (et aux traducteurs dans la version française) : en réalité, sans doute pour accentuer les apparences d’un magma fondamental, ce sont seulement des blancs, sans numérotation, qui séparent les divers développements homogènes.
– Preuve, au chapitre 40, que ce n’est pas une femme dans la vie réelle : « […] peut-être est-ce parce que j’étais ivre chaque fois que je l’ai étreinte, mais quand je suis à jeun, c’est idiot, je la ressens plutôt comme une sœur. » Or, une sœur ne fait pas partie des femmes que l’on peut aimer en tant que femmes.
– J’avoue que j’ai fait pression sur ma cotraductrice pour rendre ainsi un « triste » coréen où je ne pouvais m’empêcher de lire une tristesse sans cause : spleen, vague à l’âme… Nous avions déjà utilisé le même adjectif français dans le bref chapitre 21 pour traduire un autre mot coréen qui visait le même sentiment. Je rappelle que pour Freud, la mélancolie provient du deuil impossible d’une perte irréparable dont seul l’inconscient connaît la cause secrète. Et de fait, ne lit-on pas, presque à la fin du tout dernier chapitre du livre, cette réflexion décisive : « Est-ce la tristesse révoltée que l’on éprouve face à un manque originaire en se posant la question : pourquoi faut-il que ce manque originaire soit un manque originaire ? »
– Par exemple des incises comme : « — est-ce l’évocation d’une réalité absente ou une présence purement imaginaire ? — » (chap. 1) ou « — est-ce que ça s’est vraiment passé comme ça ? — » (4) ou « […] là-bas — mais où était là-bas : là ou ici ? » (39) ; des questions comme : « Quand est-ce que ça s’arrêtera de toujours être à un autre endroit et à un autre moment ? » (3) ou « Il me vient à l’esprit une idée extravagante. Peut-être mon vrai visage est-il tout à fait différent de celui que j’ai pris pour le mien ? Est-ce que ce ne serait pas, des fois, une ruse du miroir ? » (26) ; ou encore : « […] cette aberration inconsciente chez toi ? D’où peut-elle venir ? […] de ton oscillation permanente face au souvenir entre l’acceptation et la résistance, quand tu cherchais à restaurer le souvenir à partir de l’imagination basée sur lui, quitte à le transformer par une analogie, puis en essayant de le dissimuler définitivement par une transformation en sens inverse ? » (30) ; ou aussi « Est-ce que je dois vérifier à tout prix cette fausse impression ? Mais à quoi ça m’avancera d’être déçu en constatant que la réalité n’est pas du tout comme ça ? » (47) ; ou des dilemmes insondables comme ceux qui remplissent le chapitre 34 ; ou, pour finir, les déceptions répétées comme : « […] encore esquiver, encore passer à côté ? Esquiver, la rage au cœur ? Sortir la rage au cœur puisqu’on esquive, c’est ça l’itinéraire ? » (41)
– Pourtant, là où il est supposé se trouver, une voie ferrée est proche, un train réel sifflera au chapitre 36.
Où est le sujet?
– L’image récurrente des « tornades » (4, 6, 42 et 43 ) est parlante : au-dessus du sol une spirale de vent disperse la poussière et les petits objets, mais la pointe de sa tornade à lui est abouchée avec une autre de sens opposé, formant une sorte de sablier par où s’écoule vers le bas ce qui ne s’est pas envolé. Cette image traduit la fuite de la vie comme celle de la conscience de soi, du sens des mots et des sentiments.
– C’est l’étymologie latine de notre mot, desiderium : le sens aigu de ce qui ne réside pas ici.
– Cela est vrai aux deux niveaux correspondant aux systèmes d’instances décrits par Freud : Conscient / Préconscient / Inconscient pour la première topique, ça / Moi / Surmoi pour la seconde, surtout telle qu’elle a été peu à peu améliorée grâce aux idéaux (Moi Idéal et Idéal du Moi) qui, comme leur nom l’indique, sont des facteurs ou des modèles d’identification.
– Voir en particulier la fin du chapitre 35 et le début du 37, c’est-à-dire le bref passage à Pointe-des-Terres, dans un certain état de perturbation dû au fait qu’il attendait « Mademoiselle Ahn » et que ce fut une autre.
En marge des instances topiques
– Un très célèbre dicton a cours en France, qui se dit en latin car les mots sont faciles à reconnaître : « In vino veritas », autrement dit « dans le vin (est) la vérité », l’alcool fait sortir ce qu’on pense tout au fond.
– Pour reprendre un terme inventé par Jacques Derrida (et que celui-ci justifiait et utilisait avec d’autres acceptions), l’écrit d’un écrivain digne de ce nom est marqué par la « différance » : il vise une signification à lui là où son lecteur mettra, plus tard, une autre signification à lui, sans qu’il soit jamais possible de désigner un sens propre — semblable au sens bien circonscrit et définitif qu’allèguent à la légère la science, le droit, la médecine, la politiqueou mêmela sagesse des nations, en des allégations qui méritent toutes d’être mises en soupçon et « déconstruites », comme fait et dit le même Derrida.
Approche du geste psychanalitique
– J’emprunte le terme dans cette acception au psychanalyste et théoricien de la psychanalyse Jean Laplanche — voir en particulier les cinq volumes des Problématiques (Paris, PUF, 1980-1987) et La Révolution copernicienne inachevée (Paris, Aubier, 1992).
– « […] la poésie, ce sont des mots gorgés de mon sang qui affirment malgré leur pauvre apparence qu’il ne s’agit pas d’un fantôme imaginaire, mais d’une réalité de l’imagination. » lit-on au chap. 26.
Expériences de l’inconscient
– Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972 (Gallimard, 1976).
– L’insistance sur les livres et sur le goût du garçon pour la lecture de romans renforce cette impression.
– Un couteau de qualité, qui nous a été présenté au chap. 7, puis évoqué aux chap. 12 et 13 ; enfin, au début de notre dernier chapitre : « J’ai l’impression que j’ai oublié quelque chose. Je regarde autour de moi. Je ne vois rien. Soudain, mon regard repère mon couteau de poche par terre, ouvert pour rien. Je le ramasse. Une fois que j’ai replié la lame dans sa fente, j’hésite une seconde. Je le mets simplement dans une poche du pantalon. Soudain de nouveau, j’ai une impression bizarre qui me fait fixer le téléphone. [… je souligne] »
– Expression familière en français, qui signifie : devenir autonome, adulte, et s’emploie pour les jeunes qui ont du mal à « sortir des jupes de leur mère ».
– Elle racontera plus loin qu’elle a dû, pour échapper aux pesanteurs familiales, rester à la fin de ses études un certain temps aux USA dans des conditions assez difficiles, v. chap. 41.
Bilan
– Traduit en français sous le mauvais titre, trop ambigu, de La Place — au lieu de « La Place publique », « La Grand’place », « La Place du marché »…
– Je n’ai pas parlé des chapitres consacrés aux révoltes étudiantes de Séoul à la fin des années 70 car trop de choses m’échappent, mais ce que j’ai vécu en mai 1968 à Paris me permet de partager l’émotion qui traverse les chapitres 33 et 39 où est évoqué le suicide par le feu d’un jeune militant étudiant.[/toggle]