Chapitre 1
« Pourquoi riez-vous ? »
Lorsque, ouvrant des yeux ronds, elle m’a posé la question, moi je songeais à tout autre chose. Rouge à lèvres moiré, short moulant, la fille n’avait pas l’air d’apprécier. Sans doute me prenait-elle pour un client réfractaire. Bien entendu, je ne me souciais guère de savoir si elle avait un tant soit peu d’humour. Je me disais seulement que son rouge à lèvres faisait un peu bizarre. Rien de plus.
J’étais au volant de ma voiture, vitres baissées, et elle avait passé la tête par la fenêtre. Les genoux raidis, elle tendait sa croupe en arrière, si bien que je ne pouvais me faire une idée précise de sa physionomie. Le bâillement d’un ample T-shirt m’offrait en revanche une vue plongeante sur le galbe superbe de ses seins. La décence eût exigé que je détourne mon regard, mais, franchement, cela ne me vint pas à l’esprit. J’ai poursuivi notre conversation sans quitter ce spectacle des yeux. Après tout, si elle se tenait ainsi, c’est qu’elle était fière de ses seins, et il aurait été indélicat de la décevoir. Je l’ai interrogée sur sa taille, sur son âge, la priant de se tourner, de faire quelques pas, enfin je lui ai demandé si elle accepterait de se démaquiller. Elle m’a répondu qu’elle mesurait 1,60 m et qu’elle avait vingt-deux ans ; elle ne comprenait pas pourquoi elle devrait se démaquiller. Au lit, confia-t-elle, ça ne poserait pas de problème (cela, sur un ton malicieux, avec un sourire salace). Au lieu de se redresser, elle rétorqua : « Mais, monsieur, c’est une jument que vous êtes venu chercher pour votre étalon ? » Quant à faire quelques pas, elle ignora complètement ma requête. Pour finir, elle me mit sèchement le marché en main : « Alors, c’est oui ou c’est non ? »
Ça m’avait rappelé une scène. Un vague souvenir, par association d’idées. Et j’avais ri. Pas vraiment ri : juste une esquisse de rire, aussitôt effacée.
Où avais-je donc vu ce film ? Sans doute dans l’une de ces salles de la banlieue de Séoul où, à l’époque de ma fugue, il m’arrivait de passer la nuit pour économiser le prix d’une chambre d’hôtel. C’était un long-métrage d’un réalisateur iranien assez connu. Son nom, Abbas Kiarostami, je l’apprendrais bien plus tard. Comme mon objectif n’était pas d’aller voir tel ou tel film en particulier, le sujet m’importait peu. J’avais entendu dire qu’il était bon, mais cela ne signifiait pas forcément qu’il visait un public cultivé. Parmi les spectateurs, les gens comme moi ne manquaient pas. Franchement, je ne comprends pas pourquoi on prétendait que c’était un bon film. En général, aussitôt dans un fauteuil, je m’endors. Mais certains soirs, mille pensées vous assaillent. Cette nuit-là, pour une fois, j’avais donc suivi les images sur l’écran, bien que de façon un peu distraite.
C’était un film sans aventures ni tension dramatique, ni humour, ce qui, à mon sens, définit parfaitement un film ennuyeux. Pourtant, celui-là n’était pour finir pas si nul puisqu’il avait laissé une trace dans mon souvenir. Je ne me serais jamais douté que l’une des scènes, lovée au fond de ma mémoire, resurgirait ainsi, en des circonstances sans rapport avec cette projection.
Le regard du personnage principal (un type à la recherche de quelqu’un qui accepterait de l’enterrer) manifestait la ténacité et l’acharnement. Lorsque la fille m’a demandé sèchement : « Alors, c’est oui ou c’est non ? », j’ai eu l’impression de me trouver dans la même situation que le héros du film. Raison pour laquelle j’ai laissé échapper un petit rire goguenard. Comme lui, j’étais au volant, conduisant avec lenteur (je devais donner l’impression de me balader sans destination particulière), comme lui j’étais en quête de quelqu’un qui consentirait à me rendre un service. Pour le protagoniste du film, cependant, la quête avait duré toute la journée, peut-être même plusieurs jours. C’était différent dans mon cas : j’avais quitté la maison au coucher du soleil, cela faisait à peu près deux heures que j’errais, et environ quarante minutes que je traînais dans cette rue à rouler au pas, vitre baissée de mon côté pour mieux reluquer les filles adossées aux arbres et échanger quelques mots avec l’une ou l’autre.
Pourquoi donc l’homme du film ne m’avait-il pas paru désespéré? Il était tellement calme, tellement consciencieux, il avait l’air simplement d’un employé à son travail, tout dévoué à sa société, et non pas d’un gars résolu à quitter ce monde. Est-ce que, moi, je donnais la même impression? Avais-je l’air de quelqu’un en train de faire consciencieusement un travail qu’on lui aurait confié ?
Mon rire avait été ma réponse, mon ricanement plutôt. Je ne répondais ni par oui ni par non, je n’avais besoin de répondre en aucune façon. Je savais bien que je n’avais pas de raison particulière d’être désespéré, ni content de moi non plus d’ailleurs. Mais cette fille ignorait ce qui se passait dans ma tête et l’éclairer ne me semblait pas nécessaire, ni même utile.
« À ton avis, qu’est-ce que je cherche ? » lui ai-je demandé sans cesser vraiment de sourire. En me toisant, perplexe, elle a d’abord paru vouloir faire l’effort de deviner, intention vite dissipée pour laisser place à la fureur.
« C’est oui ou c’est non ? » La question assénée pour la troisième fois, elle me mettait en demeure de répondre. Tout son problème était de savoir si je la voulais ou pas. Elle me pressait de choisir un terme de l’alternative, excluant toute autre possibilité de choix. Il se pourrait bien que pour la plupart des gens (hormis les sophistes qui adorent les complications) tout, dans notre monde, se ramène à des alternatives aussi élémentaires. Hamlet lui-même, qui passe pour le modèle de l’homme réfléchi, n’a-t-il pas, en se posant la question de savoir s’il fallait vivre ou mourir, réduit les interrogations fondamentales à un dilemme simpliste ? En va-t-il ainsi dans la vie ? Et comment peut-on être aussi caricatural ?
Je me demandais également si le personnage du Goût de la cerise (titre du film iranien en question) était vraiment décidé à mourir. Que voulait-il au fond, se donner la mort ou continuer de vivre ? Peut-être avait-il tout simplement besoin qu’on réponde à sa place. Allez savoir si, après tout, ce n’était pas dans cette seule intention qu’il cherchait quelqu’un, prétendument pour l’assister dans son suicide. Voilà pourquoi sa quête était si précautionneuse : il ne cherchait pas un vulgaire fossoyeur, mais un homme qui prît sa vie en main. Si ce quidam remplissait la fosse de terre, lui mourrait, dans le cas contraire, il vivrait. Le héros du film échappait au désespoir parce qu’il n’avait que cinquante pour cent de chances de mourir, moins encore peut-être. Le réalisateur voulait sans doute montrer que ceux qui se suicident ne sont nullement prédestinés.
Mais moi, je n’avais pas de raison particulière de prendre des airs désespérés. D’autant que je n’étais pas aux trousses d’un individu qui déciderait de mes jours. Ce que je briguais, c’est une personne avec qui satisfaire un désir charnel. De plus, il ne s’agissait pas même de « mon » désir. Le désespoir, la gravité, ce n’est pas vraiment mon style.
« Monte ! », lui ai-je dit, tout en pointant le menton vers le siège du passager avec le sérieux de celui qui vient de prendre une décision capitale. Elle s’exécuta avec un petit sourire content qui voulait dire : « Je savais bien que ça se terminerait comme ça. » Pareille vulgarité m’était désagréable. Mais c’était probablement sa façon d’exprimer la part de fierté qu’elle avait en elle. Inutile d’en prendre ombrage. Dans son for intérieur, vraisemblablement, cela avait à voir avec sa conscience professionnelle. Petite fierté qui, ma foi, méritait le respect. J’ai remonté la vitre et j’ai roulé sans plus rien dire. Les lumières des magasins, des deux côtés de la rue, filaient comme des comètes.
Dès que les rues animées ont disparu dans notre sillage, elle s’est mise à bavarder. « Les hommes sont ridicules. Pourquoi font-ils tant de manières alors qu’ils savent parfaitement où ils veulent en venir ? » Elle a croisé les jambes. Son short, en remontant plus haut, a découvert une cuisse bien en chair.
Avec ses hauts talons maculés de terre, elle allait cochonner ma bagnole, mais j’avais décidé de fermer les yeux. Elle a continué, d’un air bougon : « Si vous êtes venu là, c’est que vous en aviez envie : alors pourquoi faire des manières ? Pourquoi y aller par quatre chemins ? Les hommes, ils font presque tous comme vous, au moins huit sur dix. Et vous faites comme si c’était nous qui vous embarquions. C’est ridicule ! Vous pensez que vous avez l’air moins bestiaux comme ça ?… Et puis, quelle importance!» Elle s’est arrêtée pour poser les yeux sur moi. Manifestement, elle attendait que j’acquiesce, mais je ne bronchais pas. Elle a repris : « Qu’est-ce que ça peut bien faire, d’avoir l’air bestial ? Les hommes, c’est bien des bêtes, non ? »
« Arrête tes conneries, ai-je grondé à voix basse. Tu ferais mieux d’enlever cette couche de maquillage. » Pourquoi me suis-je montré aussi brutal, je ne sais pas trop. Sans doute parce qu’elle parlait de bête. Le mot me mettait mal à l’aise. Mon agressivité semblait la surprendre. Elle m’a scruté du coin de l’œil un moment, puis, voulant me montrer qu’elle n’était nullement impressionnée, elle m’a demandé sur un ton boudeur : « Pourquoi voulez-vous donc que j’enlève mon maquillage ? » Elle commençait à m’agacer avec sa manie de poser des questions. « Parce que je te le demande ! Enlève-moi d’abord ces boucles d’oreille en toc ! »
Extrait publié avec l’aimable autorisation de l’éditeur ( Zulma, 2008).