Bien que le dernier roman de Kim Young-ha emprunte son titre à un tableau de Magritte, le héros Kiyeong se débat une journée durant dans l’obscurité des souvenirs et le dédale des choix à faire.
Formé à l’école des espions de Pyeongyang, depuis 10 ans, Kiyeong n’a jamais été contacté par ses chefs, jusqu’à ce jour, où il reçoit via sa messagerie, un poème japonais de Bash (Matsuo Bash, Anthologie du poème court japonais. Traduit par Corinne Atlan et Zéno Bianu, Gallimard, «Poésies ») :
«Au fond de la jarre / sous la lune d’été / une pieuvre rêve »
qui lui enjoint de rentrer en Corée du nord. Le roman tourne autour de cette journée et de la décision qu’il doit prendre : obéir ou non.
Marié et père d’une adolescente en pleine crise d’adolescence, il partage son temps entre son travail, sa famille et sa maîtresse, tandis que sa femme fait exactement la même chose, avec un jeune amant avide d’expériences sexuelles.
Que va faire Kiyeong ? Pourquoi est-il rappelé maintenant après 10 ans d’oubli ? Comment quitter une vie et un système politique (le sud) pour retourner en Corée du Nord, vers un destin inconnu, dans lequel il ne sait même pas s’il sera maintenu en vie ou assassiné (l’auteur n’évite pas la caricature, mais au fond, peut-être est-il vrai que les espions ne font jamais de vieux os..).
Mais le Nord existe-t-il toujours, lorsque l’on a vécu 10 ans dans l’abondante Corée du sud. Que va t-il se passer s’il refuse de rentrer ? S’il rentre ? Comment choisir entre son pays (sic) d’origine et son pays (sic) d’adoption? Et d’ailleurs, faut-il choisir ? L’homme moderne ne cesse de vouloir affirmer son libre-arbitre par le choix permanent qu’il doit effectuer au milieu d’une offre abondante en produits, en idées, en prêt-à-voir, en prêt-à-penser, conçus dans les laboratoires du social. Mais la seule issue nous dit Kim Young Ha n’est-elle pas au fond et seulement, de survivre :
« Je croyais que les gens aimaient comme moi réfléchir à des choses abstraites. Mais en réalité, tout ce qu’ils veulent, c’est survivre ».
Et l’humain, en nouveau démiurge quasi-occupé à faire valoir son individualité, ne s’aperçoit pas qu’elle est fabriquée en grande partie par ceux qui tirent les ficelles, d’où qu’ils soient. Dans cette Corée du sud hypermoderne, l’auteur joue avec les paradoxes en insistant sur la question du choix. Choisir au milieu de l’abondance ce qu’il y a de moins pire, finalement.
Ce roman conçu comme une parabole sur la nécessité, nous montre un Kiyeong enlisé dans son propre oubli de soi, occupé à se fondre dans la masse pour en faire partie. Pour obéir à l’injonction qui lui a été faite, voici 10 ans, Kiyeong n’a cessé de construire une image d’homme moyen, lisse au point qu’il semble vivre à partir du jour où il lui est demandé de rentrer au pays. Allusion probable au système dominant de pensée (de plus en plus souvent mis à mal de nos jours) en Corée, qui, dans ses moins bons côtés, propose à l’individu de s’effacer au profit de la communauté. Ici, Kiyeong est dans un double effacement, celui imposé par son statut d’agent infiltré et celui proposé par le système de pensée en vigueur. Lorsqu’il lui faut prendre sa décision, rentrer ou non en Corée du nord, c’est la totalité de cet individu effacé qui doit reprendre le contrôle de lui-même. La solitude imposée par le monde moderne nous renvoie à une thématique en cours dans la jeune littérature coréenne. Face aux désordres du monde, les choix à faire ne relèvent pas toujours du libre arbitre mais souvent de la capacité à circuler au milieu du moins pire. Ici, Kiyeong est appelé à quitter une société à laquelle il appartenait, mais dans une sorte de relief en creux. Il doit quitter la chaleur humaine d’une société organisée, hiérarchisée, au profit d’un retour vers l’inconnu. Car cette Corée du nord, il n’est pas certain de la reconnaître, il n’est même pas certain de reconnaître les idées qui ont été les siennes lorsqu’il était jeune et futur espion en formation. Kiyeong ne peut plus choisir, car il ne s’appartient plus. Car pour s’appartenir, il ne faut pas avoir consacré dix années de sa vie à s’oublier, à vouloir devenir transparent au point de s’être coupé de soi. Ici, nous pouvons trouver intéressante cette allégorie du monde moderne dans lequel les codes sociaux imposent de choisir à qui ou à quoi il faut appartenir et payer le tribut de cette appartenance, au point que la redevance puise un jour devenir insupportable. Les rites sociaux, les coutumes collectives fabriquées de toutes pièces, les réunions bariolées des entreprises, les manifestations couvertes par la musique d’un seul haut-parleur peuvent à un certain moment nous dire que nous appartenons, et dans cette appartenance, il y a nécessairement un peu de perte de soi. Fernando Pessoa, à l’ombre de la statue sous laquelle nous préparons ce billet, dans une Lisbonne au doux vent chaud, nous dit qu’il faut laisser au silence le soin d’être injuste. C’est dans le silence de sa conscience que Kiyeong doit prendre sa décision.
Kim Young-ha ne tombe pas dans le piège d’un choix qui n’est pas à faire, entre un capitalisme dur mais où un artefact de liberté règne et un pays socialiste où la liberté est une illusion, même s’il évite de présenter la Corée du nord telle que se plaisent à le faire les journaux, soucieux de produire une information standardisée, repérable au confort réflexif qu’elle apporte aux moins exigeants.
Pourtant cet épais roman nous laisse perplexes. Il fait partie des livres que l’on veut sauver à tout prix dans sa propre mémoire, au regard des autres livres de l’auteur que nous avons aimés dans le passé. Nous lisons et relisons, doutons de nous et de notre capacité à discerner l’invisible du roman, mais force est que notre insatisfaction monte avec le nombre des lectures. Ce n’est pas un mauvais roman bien entendu. Construit en autant d’heures de la journée, sous l’influence d’une série américaine (24 heures chrono, que toutefois nous ne connaissons pas.) présente des défauts de construction. Notamment, l’absence d’une trame forte qui relie les chapitres et éviterait au roman l’instabilité que nous avons ressentie, sensation de parties éparses, tenant entre elles par un mince fil. Et pour notre goût, peut-être un développement réflexif plus soutenu que celui qui nous est présenté. Un roman n’est certes pas un essai, mais dans la critique esquissée des deux Corées des quarante dernières années, Kim Young-ha ne délivre finalement qu’une réflexion que nous ne manquons pas de trouver un peu convenue, en ce qu’elle dénonce même. Kim Young-ha avoue avoir eu recours à un personnage d’espion parce qu’il le pense mieux placé pour observer la société coréenne, dont il fait au passage un portrait pas très tendre. Mais il n’est pas certain qu’un personnage tout en retenue et en censure puisse être à même de porter un regard aigu sur la nouvelle puissance de l’Asie.
L’empire des lumières est le 3e roman de Kim Young-ha traduit en français. Le premier paru en 2002 chez Picquier, La mort à demi-mots a eu un beau succès d’estime en France. Le deuxième Fleur noire, toujours chez Picquier (2007), tout comme L’empire des ténèbres. Pour ses trois premiers romans coréens, Kim Young-ha a reçu les plus grands prix littéraires coréens, telle que nous l’indique la documentation. La référence à l’obtention de prix littéraires prestigieux tient toujours une place de choix dans les coupures et dossiers de presse. Cela pourrait, laisser supposer que ce soit une condition dans le choix de traductions des romans coréens, ce qui à terme pourrait poser quelques difficultés de lisibilité dans la production littéraire coréenne en langue française.
KimYoung-ha a aussi publié six recueils d’articles et trois de nouvelles. Nous espérons le voir bientôt en France.
L’Empire des lumières, de Kim Young-ha, Editions Philippe Picquier, 2009, Traduction de Lim Yeong-hee et Françoise Nagel