Ah, les choses sans bouche, titre du recueil, repris d’un poème intrigue le lecteur. L’apparition de l’interjection « ah » en tête de phrase éloigne la certitude pourtant logique que seul l’homme a une bouche. L’usage de la bouche n’est peut être pas la seule façon de parler, et pour s’adresser à son lecteur, ce n’est pas sa bouche que LEE Seong-bok utilise.
Son écriture poétique est introspective. Chacun de ses mots a une puissance telle qu’il ne peut être qu’une partie de lui-même. C’est donc son sang que l’on a l’impression de voir s’étaler sur la page en guise d’encre, comme si la catharsis que l’auteur cherche à atteindre passe tant par le vide spirituel que physique.
La poésie de LEE Seong-bok se caractérise par des mots crus qui ne ménagent pas le lecteur. Il s’agit de décrire le corps, la prison de chair et de sang dans laquelle tout homme est enfermé. Choquante au départ, la comparaison des vagues avec « du pus blanc sur le corps ulcéré » passe inaperçue dans un recueil de poèmes pour le moins différents des classiques français, où les mots vont droit au but. Ces poèmes sont l’écriture de l’homme, et il n’y a pas d’autre choix que de se découvrir dans le miroir que l’on nous tend, même si l’image qui nous fait face ne pousse pas au narcissisme.
« Comme on regarde le fond d’un puits couvert d’une mince couche de glace une douleur regarde une autre douleur » (poème 87)
LEE Seong-bok regarde sa douleur, et le lecteur en fait autant. On se plonge dans la dualité de l’homme, partagé entre son corps et sa capacité de penser. Il voit le corps comme un obstacle qu’il faut surmonter, comme une prison dont il faut absolument s’échapper. Il faut supporter son corps toute sa vie et l’écriture semble permettre de s’en délester pour un moment au moins, et de le laisser derrière soi comme un serpent qui perd sa mue.
« Oh, si l’on n’avait pas eu de corps, on n’aurait pas eu froid » (poème 2)
« Oh si l’on n’avait pas eu de corps, on n’aurait pas eu de trou » (poème 3)
Le corps est à l’origine du froid, des blessures, donc du mal. Partis à la recherche du remède à cette difficulté, ce que l’on puise dans les poèmes du recueil n’a rien d’un trésor. Même ce qui est sans corps et qui n’a pas de forme comme la mer souffre.
« Un désir soudain de courir mais on n’a pas de corps » (poème 47)
De même, sa poésie questionne l’existence et porte en elle la question que nous nous sommes tous posé un jour qu’est-ce que c’est vivre ? Certains poèmes insistent sur la difficulté de la vie, la tristesse et la souffrance, ces aspects dont on se plaint si souvent. Mais l’optimisme reste présent aux côtés des maladies incurables. Ce recueil propose une peinture du monde tel qu’il est, sans rien cacher, et le trajet qui mène l’auteur puis le lecteur vers une idée d’espoir est déjà en soi l’espoir.
Cet ouvrage clame l’ignorance de l’homme qui ne fait que croire qu’il sait. Le « je sais que je ne sais rien » de Socrate n’est pas si loin, malgré les décennies qui séparent les deux hommes. Toutefois rien n’est perdu, puisque lorsqu’il ne sait pas, l’homme cherche à comprendre en se posant des questions.
« Est-ce que ce sont les oiseaux marins qui imitent les vaguelettes ou bien les vaguelettes qui imitent les oiseaux marins ? » (poème 76)
De nombreux poèmes sont présentés sous forme de questions, auxquelles il est plus ou moins aisé d’apporter une réponse. Lorsque les interrogations rappellent les kôans bouddhistes posés par les maîtres à leurs élèves dans le seul but de les faire réfléchir, les questions n’ont pas de réponse.
« Où sont les arbrisseaux qui s’agitaient la veille ? Où sont parties leurs secousses dont ils n’ont même pas le souvenir ? » (poème 44)
La dernière question rappelle le koan suivant : Quand j’éteins la lumière, où va-t-elle ?
Après la lecture, la maladie, la souffrance et la mort laissent une image sombre et menaçante.
« Il ne fait pas bon vivre ici et maintenant » (poème 48)
On ne veut pas donner raison à LEE Seong-bok, on se refuse à voir le monde et la nature aussi pervertis que l’homme. Tout au long de la lecture pourtant le lecteur s’est demandé si la mer, les oiseaux, et les fleurs qui reviennent si souvent sont vraiment la représentation concrète de la nature, ou s’ils ne sont qu’une métaphore pour parler de l’homme. Alors on commence à y croire, et au moins le temps d’un livre c’est dans le monde de l’auteur qu’on se retrouve.
Mais alors, est-ce vraiment de la poésie ? Le contraste avec l’image que le lecteur se fait de la poésie est tel que parfois cette question apparaît dans son esprit, parfois il faut une relecture pour effacer ce doute. On connaissait la Charogne de Baudelaire, mais les cordons ombilicaux de LEE Seong-bok peuvent être difficiles à conceptualiser. D’un point de vue stylistique, les nombreuses comparaisons et images, quelles qu’elles soient, tout comme les répétitions, sont encore présentes, même après la traduction. Ce genre de travail est poétique. Et dans le recueil certains vers d’où ressort la beauté des mots et de l’expression satisferont les attentes des lecteurs de poésie classique.
« Comme les grues en vol ne peuvent pas percer la lune ta tristesse est un fruit qu’on ne peut pas cueillir » (poème 63)
« La mer a beau crier elle ne sait pas parler La mer a beau être agitée elle ne sait pas danser » (poème 72)
On ne sait pas vraiment à qui s’adressent les poèmes. Le « tu » revient très souvent au fil des pages. Mais qui est vraiment ce tu ? Est-ce toi, le lecteur ? Est-ce toi, le reflet du poète en train d’écrire ces quelques vers ? Est-ce toi, celui qui n’existe pas, et à qui on s’adresse en dernier recours, quand on veut parler sans interlocuteur ? Le « tu » touche le lecteur car il agit comme une adresse directe. Ce procédé implique le lecteur dans le texte, l’oblige à prendre part aux réflexions de l’auteur, et à faire face à une réalité que parfois il préférerait ne pas voir. Mais, dès le 26ème poème, le « toi » prend un nom : Mara. Quand celle-ci disparaît quelques poèmes plus loin, la réapparition du « tu » sème le trouble, et le lecteur est perdu.
Qui que soient ces « tu », c’est une lecture qui travaille. Le texte est une torture, pour le poète qui l’écrit et le lecteur qui le lit. Bien sûr, la torture en question peut être tant négative que positive, puisque porter une réflexion sur la réalité, aussi décevante soit-elle, reste bénéfique.
Les 125 poèmes du recueil sont numérotés et classés en trois parties : une cloque, ni sentiments ni sanglots, et le paradis de la boue. Dès le départ le ton est donné. Comme il ne s’agit pas d’un seul texte très long, les poèmes peuvent se lire séparément. Mais les titres se rapprochent, certains poèmes se répondent, et une chronologie se forme. Ce n’est plus un recueil mais une histoire qu’on a dans les mains, celle de la vie de LEE Seong-bok, de sa souffrance, de son entourage et du monde dans lequel il vit à travers ses souvenirs qu’il a confié au papier. A travers cette œuvre il retrace une partie de sa vie, une vie à sens unique, puisque c’est « un chemin sur lequel on ne peut pas revenir » (préface). Cependant, la réalité que l’on découvre dépasse celle de l’auteur seul, et sa vie pourrait être en somme celle de n’importe quel autre lecteur.