La merveille des littératures produites dans diverses sociétés et dans des langues différentes (pour autant que je puisse entrevoir un certain nombre d’entre elles), c’est d’être divisées : les littératures ne naissent et ne renaissent que travaillées de divisions fécondes – entre des genres et des époques, des tons ou des styles, des auteurs, des rapports agités avec les instances de pouvoir ou avec l’ensemble de la société.
Mais la littérature – ou plutôt : les littératures – , c’est aussi la chance, perpétuellement renouvelée, de l’imprévu.
C’est à la faveur de rencontres singulières que j’en suis venu à naviguer entre ces unités problématiques – multiples, divisées, voire conflictuelles – que sont, respectivement, la littérature coréenne et la littérature française (pour ne pas parler de la présence simultanée et agissante d’autres littératures).
Ces rencontres, je les aurai vécues selon une double position. Ma place était celle d’un universitaire, bien sûr. Mais elle aura été aussi celle … je ne dirais pas : d’un poète (comment oser revendiquer une pareille position ?), mais du moins celle de quelqu’un que passionnait une incessante recherche de la poésie ou par la poésie. Cette recherche avait lieu en français bien sûr, mais ce ne fut jamais sans subir les effets de poésies écrites en d’autres langues.
Ma double position, j’ai eu la chance de la vivre pendant plus de trente ans à l’université Paris 8 – où j’avais d’abord suivi des cours d’histoire et de philosophie des sciences, avant d’y devenir moi-même enseignant. Dans le département de Littérature française, ou dans celui de Littérature générale et comparée, il régnait (même si les conflits furent inévitables, voire nécessaires) un mélange d’exigence et de générosité ; un bon nombre des enseignants étaient eux-mêmes écrivains, essayistes, romanciers ou poètes.
Je ne veux pas donner une image idyllique de la vie universitaire, intellectuelle ou littéraire en France. Bien des aspects de la vie collective en France aujourd’hui suscitent en moi, comme en bien d’autres, de l’amertume ou de la rage. Les pouvoirs politiques et économiques actuels semblent acharnés à casser toute vie publique et à compromettre, en particulier, la vie universitaire. La société française actuelle ressemble à un animal aux reins brisés.
Il vaut mieux revenir à l’université Paris 8. Fondée en 1968, héritière des mouvements de mai 1968, elle a toujours accueilli beaucoup plus d’étudiants étrangers que les autres universités. Ce fut une de nos chances. Or, à partir d’une certaine date, que je ne saurais maintenant préciser, nous avons vu arriver un grand nombre d’étudiants coréens.
J’ai évoqué ailleurs l’image qu’après la deuxième guerre mondiale, un enfant comme celui que j’étais – je suis né en 1941 – pouvait avoir de la Corée. Mandelstam, dans les années 1920, parlait de « la lointaine Corée » : pour moi, enfant élevé dans une ville obscure de la province française, la Corée était assurément fort lointaine. Mais soudain, en 1950, ce fut la guerre de Corée. « Temps du monde : la Corée » : voilà le vers qu’écrivit alors le poète italien Sereni. Je n’ai pas oublié les nouvelles ou images qui nous venaient, dans les journaux des années cinquante, de la Corée déchirée et ravagée, quasi anéantie, par un conflit épouvantable, à la fois local et mondial.
Mais soudain, à Paris 8, trente ou quarante ans plus tard, des jeunes Coréens étaient là. Ils affluaient, nombreux, singulièrement actifs. Combien vivants !
Parfois, certains de mes collègues se plaignaient de l’hétérogénéité de leurs étudiants. La présence de nombreux étrangers, entendait-on parfois, rendait plus difficile d’enseigner la littérature française. J’ai alors pensé, tout au contraire, que cet obstacle apparent pouvait devenir une chance. Pourquoi ne pas apprendre à recevoir des apports neufs de ces étudiants nouveaux ?
Je me rappelle encore un cours sur les Mémoire d’outre-tombe de Chateaubriand où un étudiant coréen, au fond de la salle pleine d’étudiants de provenances très diverses, se dressait, cheveux hérissés, excité par nos propos sur l’écriture et le temps historique : il est venu me voir à la fin du cours pour me parler de romans coréens dont à ce moment j’ignorais tout.
J’ai alors ouvert un cours intitulé «Translations » que j’ai reconduit année après année. Des étudiants étrangers pouvaient, avec l’aide d’étudiants français (et, bien sûr, avec ma participation) traduire des textes qu’ils avaient choisis dans leur propre littérature : ainsi les donnaient-ils à lire aux autres, tout en les accompagnant de leurs commentaires et de leurs explications.
Or, à ma surprise, les étudiants coréens furent, dans ce cours, singulièrement présents.
La tentative que fut Translations n’était pas sans risques. Il y eut des échecs, mais aussi des réussites, de vrais bonheurs. Des découvertes absolues, grâce aux initiatives des étudiants. Des poètes magnifiques se révélaient à nous. De Yi Sang à Ki Hyung-do ! De ces auteurs, rien n’était alors traduit en français. Nous tâtonnions, nous griffonnions des esquisses, dans quelque coin d’une salle de cours ou sur des tables de café à Paris.
Les étudiants coréens furent les seuls à amener directement à Paris 8, dans le cours Translations, devant un public extrêmement divers, des écrivains de leur pays. Pour les étudiants entassés dans une salle, Ko Un lut, parla, chanta. Plus tard, avec Hwang Sok-Hyong, nous parlâmes de ses romans traduits en français : La Route de Sampo, Le vieux jardin.
Yi Ch’ongjun, lui, ne vint pas à l’université ; il fut amené directement dans ma maison, à Orléans, par Kim Hee-Kyoon, et il passa là une soirée, une nuit, une matinée. Je me rappelle qu’à l’aube, il sortir de la cuisine dans le jardin, sous une pluie fine ; il rentra bientôt, mouillé, et rayonnant, et il dit (selon, bien spur) la traduction de Hee-Kyoon : « La vie commence à soixante ans ! ». Je le retrouvai un peu plus tard en Corée, pour un voyage dans les montagnes et vers des temples, un voyage de trois jours qu’il avait soigneusement organisé : trois jours de conversations passionnées sur l’histoire et sur la littérature jusqu’à des heures avancées de la nuit.
J’ai écrit plusieurs fois sur les romans de Yi Ch’ongjun que je lisais dans les traductions de Patrick Maurus ; je crois savoir que Yi Ch’ongjun a eu connaissance d’un de mes articles sur un de ses romans, dans une traduction faite en hâte, alors qu’il était à l’hôpital où il allait mourir. Lors de sa mort, j’étais à Séoul, et je fus présent à ses funérailles. Là, je retrouvai Yi In-Seong, auteur de romans traduits par Jean Bellemin-Noël et Choe Ae-Young. Voilà encore des textes qui me fascinent. Interdit de folie commence par la phrase « Je n’arrive pas à écrire le moindre poème » ; c’est une œuvre qui, me suis-je dit, demande au lecteur de se transformer, de devenir capable d’une attention tout à fait spécifique : j’ai commencé à écrire en détail sur ce roman, mais c’est tout un cheminement qu’il me faut réaliser.
J’aurais dû mentionner d’autres noms. Celui du grand Hwang Ji-U, bien sûr, lu dans les traductions de Kim Bona, et dont la rencontre à Séoul fut décisive (et déboucha sur une collaboration avec le cinéaste Lee Changdong).
Je n’ai pas su écrire suffisamment tout cela. Je mets du temps. Trop de temps ? Je ne sais que me hâter lentement … Ce qu’il y a de fulgurant dans des rencontres ou des lectures comme celles que j’ai pu avoir avec des écrivains coréens demande à être lentement pensé, senti de nouveau et réélaboré en écrivant. Il me faut inventer des formes d’écriture spécifiques pour parler de tout ce que j’ai reçu de la Corée.
Tout ce que je viens d’évoquer est-il trop individuel, trop autobiographique ? C’est le propre des rencontres entre les littératures que de passer toujours par des cheminements singuliers, imprévus, hasardeux parfois – en frôlant d’autres circulations (économiques ou diplomatico-politiques, ou migratoires) entre les sociétés. C’est un de ces trajets accidentés que je veux tenter de réaliser par l’écriture dans le temps dont je peux disposer encore.
Il me faut encore évoquer une rencontre. C’est celle de la poète Kim Hye-soon. J’ai approché de ses poèmes grâce à l’aide de Ju Hyunjin, avec qui je travaille depuis des années. J’ai rencontrée Kim Hye-soon, et nous avons eu des conversations très importantes pour moi. Mais j’avais d’abord lu un certain nombre de ses poèmes traduits en anglais. J’avais découvert cette poésie si libre, insolente parfois, mordante, douloureuse ou rieuse. J’y trouvais aussi une puissance secrète qui court dans plusieurs oeuvres modernes, de Kafka à Schulz, à Canetti ou à Michaux : celle des métamorphoses. De l’œuvre de Michaux, j’ai eu la surprise de découvrir que Kim Hye-soon était proche. Michaux fit, au début des années trente, un voyage en Asie. Sous le coup de ce qu’il découvrit ou cru découvrir, il écrivit Un barbare en Asie. Cet ouvrage, dans sa plus tardive édition, porte quatre dates : 1933,1945,1967,1989. C’est que Michaux était tourmenté par ce livre, qu’il cherchait à le retoucher. Il ne pouvait y renoncer, et il ne pouvait pleinement l’accepter.
Michaux, dans Un barbare en Asie, ne consacre pas de chapitre à la Corée. Cependant, dans « Un barbare au Japon », on découvre un fragment précédé de la mention : « A Séoul (Corée) ». C’est, en fait, une note à portée générale ; elle tente de caractériser ce qui emporte les civilisations dans la modernité, et que Michaux croit sentir spécialement dans la musique. Après de brèves allusions à la musique chinoise à la musique japonaise, on lit : « L’ancienne musique coréenne est tragique et terrible, et pourtant elle était chantée par des filles de joie… » En revanche, affirme Michaux, la « musique actuelle » des Coréens (c’était, je le rappelle, il y a quatre-vingts ans) manifeste une « gaieté » toute nouvelle. Et Michaux croit encore déceler chez les Coréens un « singulier emportement ». Ces caractérisations sont, peut-être, trop typiquement occidentales. Elles me laissent perplexe. Cependant j’y reconnais quelque chose des effets sur moi – sur quelqu’un qui lit et écrit en français – de la littérature coréenne à laquelle j’ai pu avoir accès : cette littérature aura agi sur un Français comme moi (ce qui veut dire, du moins je l’espère, sur beaucoup d’autres) d’une manière unique. Voilà ce dont j’essaierai, dans les mois ou années qui viennent, de rendre compte.
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DU KOREA LITERATURE TRANSLATION INSTITUTE