Car, je suis un écrivain venu d’un petit pays situé tout au fond de l’Extrême-Orient, qui écris dans une langue, le coréen, dont le nombre de locuteurs ne dépasse guère les cent millions de personnes. Je me suis donc interrogé sur le genre de dialogue littéraire que je pourrais avoir avec des lecteurs français, avec lesquels je ne partage ni la langue, ni le contexte historique, ni le cadre de vie, ni les manières de vivre. Même si mes romans sont traduits en français, combien de lecteurs français les ont-ils lus ? Et si j’ajoute que c’est par le truchement de leurs écrits que les écrivains souhaitent en général communiquer avec leurs lecteurs plutôt que par celui de tout autre médium (qui implique un métadiscours), devoir assumer cette tâche imposée par les organisateurs de cette rencontre me plonge dans un grand embarras.
J’ai l’impression de me trouver, pour ainsi dire, dans une impasse : j’ai la tête vide, je n’ai rien à dire, mais il me faut dire quelque chose. Puisqu’il me faut affronter cette situation, je vais tenter d’y faire face avec courage. Ce courage, je le puise avant tout dans la réaction de quelques amis français qui ont lu mes œuvres, d’abord donc dans leur amitié. Leur réaction m’a apporté la preuve qu’il y a eu une communication entre eux et moi, plus encore une forme de sympathie. La sympathie manifestée par les traducteurs surtout avait quelque chose de très particulier. Je dirais même que la traduction elle-même était une manifestation de leur totale sympathie. Je n’oublierai jamais la longue et profonde amitié que j’ai partagée avec le traducteur français par delà la barrière linguistique. Ce traducteur – Jean Bellemin-Noël ici présent en personne –, critique fin et perspicace, a participé à la traduction aux côtés de la traductrice coréenne, alors qu’il ne connaît pas la langue coréenne : il s’est donné à cette tâche au point d’épouser les méandres de mes phrases. Je peux dire que mes textes sont re-nés en français grâce à nos multiples échanges.
Je pense que l’écrivain peut comparer la traduction au miroir de l’eau. Au cours de la traduction, un flux interminable de sens fait sans cesse des va-et-vient entre le texte original et sa traduction, cela à cause des écarts entre les langues et les cultures. Sur ces fluctuations, l’auteur découvre alors, de façon sporadique, des moirures flottantes et incertaines qui sont un autre visage de soi, un visage superposé…
Je vais maintenant centrer mon propos sur l’écriture, qui est la principale préoccupation, je dirai même la problématique principale, de mes traducteurs. Je viens de dire que la traduction est pour moi un espace où le sens bouge. Les traducteurs ont compris qu’avant même d’en entreprendre la traduction, déjà mes romans sont un lieu d’écriture flottante. Ils représentent un état de manque où les êtres se trouvent exilés, dépossédés de tout sens substantiel, c’est-à-dire un espace où les êtres vivent un « perpétuel séisme », ou « le réel tremble ». J’ai été très heureux de constater que mes traducteurs, en assignant du sens à mes romans, leur ont trouvé leur raison d’être. Mais j’avoue que je n’avais pas prévu cette destinée à mes œuvres. Quand j’écrivais mon premier roman Saisons d’exil, j’écrivais sans savoir pourquoi je le faisais, ni comment je devais écrire, ni ce que je devais écrire. Ai-je donc écrit non pas parce que j’avais à écrire, mais en attendant que quelque chose en moi se mette à écrire ?
Beaucoup plus tard, j’y ai vu plus clair, et je vous en fais part ici : un écrivain, c’est quelqu’un qui erre dans le labyrinthe de l’imaginaire pour figurer un monde inconnu au moyen d’une écriture qui lui est elle aussi inconnue. Écrire sur un monde qu’il connaîtrait bien avec une méthode qu’il maîtriserait bien relèverait plutôt du domaine du savoir que de l’imaginaire. Écrire sur un monde qu’il connaîtrait bien mais avec un procédé qu’il ne connaîtrait pas, ce serait une tentative dictée par la vanité ou une forme de supercherie ; écrire sur un monde inconnu avec un procédé bien maîtrisé serait entrer en contradiction avec soi-même, comme il s’agissait d’expliquer ce qui est absurde avec logique. Beckett disait : « Trouver une forme qui accommode le gâchis, telle est actuellement la tâche de l’artiste. » Gâchis ou univers bien ordonnés, les mondes inconnus attendent de nouvelles formes pour les révéler. Celui qui avance à tâtons dans l’obscurité à leur recherche, ne serait-ce pas justement l’écrivain ?
En tant qu’écrivain, je vis au cœur de frustrations et de mécontentements immanents et bouillonnants, sans jamais savoir où est le début et la fin ; c’est avec un grand sentiment de désolation que j’écris, efface, recommence sans fin… Comme j’ai pris un peu d’âge, cela m’est encore plus pénible, mais c’est ainsi que je vis. En travaillant, je viens de découvrir un fait personnel très banal : quand je prends des notes ou rédige un premier jet, je recours souvent à des formes interrogatives. Il va de soi qu’on ne peut pas écrire seulement avec des phrases interrogatives, je suis donc obligé d’en effacer au fur et à mesure que j’avance. De plus, je crois que je souhaite secrètement que même mes phrases affirmatives comportent un point d’interrogation. (Ces jours-ci, armé de je ne sais quel culot, je me suis autorisé à réfléchir à une nouvelle qui n’utiliserait que des formes interrogatives.) Ces interrogations effacées, n’expriment-elles pas ce « tremblement du réel » ?
En tout cas, il semble normal que ces interrogations aient un impact sur le mode de narration de mes romans. Si chaque phrase constitue l’unité minimale d’un acte – extériorisé ou intérieur –, les points d’interrogations entravent la liaison entre ces actes. Plus précisément, ils remettent en question le lien de causalité entre les actes. Par conséquent, en venant buter sur eux, l’histoire a tendance à retourner à son point de départ ou bien à se multiplier ou se stratifier en plusieurs possibilités de ramification sous-tendues. En fonction de ces ramifications, le narrateur devient lui aussi multiple ou polyphonique. Si bien qu’on entend parfois plusieurs voix dans une situation donnée, ce qui peut engendrer du chaos. Chaos, peut-être, d’une fête bacchanale où l’ébriété apporte ses fantasmes (ce qu’un poète coréen nomme : « fête de douleur ».) « Le fantastique quotidien » dont parle le traducteur français ne proviendrait-il pas de là ?
Dans mes romans, de manière générale, il n’y a pas une vérité vers laquelle tout convergerait ; l’histoire est fragmentée, elle se disperse comme autant de variations du fantastique quotidien et fragmentaire, ou comme des suites qui se jouent l’une après l’autre. Je suis devenu conscient de ce phénomène en écrivant Interdit de folie, où je donne forme de manière très intense à ce type de construction. À ce moment-là, la question qui m’obsédait était celle de la folie : je me trouvais face à beaucoup de fragments, de pièces de puzzle, éparpillés devant moi, dépourvus de toute possibilité d’association logique. Comment allais-je pouvoir les mettre ensemble ? La solution n’était autre que la poésie. En guise de logique, le poème permet des envolées libres et des rêveries profondes. Le protagoniste de ce roman est donc devenu un poète. Quelle forme, en conséquence, donner à la narration ? Il fallait recourir à une narration poétique imagée. La narration de l’action a cédé la place à une narration qui évolue au gré du mouvement des images ! C’est la raison pour laquelle le début de chaque moment de l’histoire devait être précédé par un poème avec lequel rivalise le poète-narrateur.
Avant de terminer, j’aimerais ajouter que lorsqu’on s’adonne à la poésie, on s’adonne au langage. C’est en espérant que le langage de mon roman ne sera pas un outil pour réaliser quelque chose, mais un organe vivant en tant que tel, que je fais des expérimentations sur les possibilités qu’il m’offre. Je suis persuadé que cette tentative n’est pas en soi originale. (Dans la longue histoire de la littérature, certainement pas.) Pourtant j’aimerais trouver un mode existentiel qui me soit propre pour la réaliser. Quand je lis sous la plume de mon traducteur que mon texte « met en pratique l’intention d’érotiser le langage », je vois qu’il a deviné mon désir. Assurément, ce n’est pas désagréable de se voir ainsi percé à jour.
Je crois en effet que je veux étreindre le lecteur dans un langage charnel. Et même le tenir dans une étreinte fougueuse. Seulement, mon corps-langage, pitoyable et décharné, en est-il capable ?
Je suis désolé de vous ennuyer avec mes soliloques. Merci de m’avoir, malgré tout, accordé votre attention.
AVEC L’AIMABLE AUTORISATION DU KOREA LITERATURE TRANSLATION INSTITUTE