Arles, octobre 2009, en longeant les berges du Rhône le vent souffle si fort qu’il nous faut avancer accrochés à la main courante d’un escalier, à la branche basse d’un arbre, à un poteau électrique. Dans les ruelles étroites le vent aide le ciel à devenir azur. Grand admirateur de la culture européenne, Lee Seung-u est venu sur les traces de Van Gogh, dans un long silence méditatif, devant une toile, dans une ruelle ensoleillée, dans le café à la façade immortalisée par le peintre. Devant un chocolat chaud que le froid impose, dans un silence à peine troublé par la musique, nous regardons, par delà le vitrage décoré, les corniches des maisons aux couleurs aplaties par le soleil.
Lee Seung-u est un auteur secret, discret, au point de répugner à parler, au point d’interroger plusieurs fois pour savoir si l’entretien est terminé, presque à s’excuser d’avoir accepté de parler, d’avoir à décrire ce monde intérieur que de texte en texte, il s’évertue à illustrer. L’écriture se suffit à elle-même. Toute tentative d’en dire plus court à un échec probable. Il se prête pourtant de bonne grâce, aimable, amical. Il sait l’exercice délicat, à cause de la matière même de ses romans.
Lee Seung-u : On ne connaît jamais le degré de conscience ou d’inconscience propre à l’acte d’écrire. On me demande souvent si mes récits sont autobiographiques. Et je réponds toujours, au début, non. Puis, au fur et à mesure que j’écris, je réalise que je suis en train d’écrire des évènements vécus dans mon adolescence, par exemple. Je réalise alors, que sans le vouloir, je mets un peu de moi dans ce que j’écris. On ne peut pas négliger la part inconsciente de l’acte d’écrire. Cette part qui fait qu’on a mis de soi, là où on pensait que ce serait seulement de la fiction.
Le travail de la mémoire à l’œuvre, il nous faut repartir dans ses livres, retrouver l’endroit où l’histoire a pris une autre direction, involontairement, imprécise, à l’insu peut-être de celui qui écrit. Au lecteur impliqué de mener l’enquête, de recoller les morceaux épars, supplier le paratexte de faire preuve de clémence et de nous laisser cheminer dans les arcanes de l’œuvre, de mettre en exergue les points durs de l’enfance, de l’adolescence, et de solliciter la langue, là où tout n’était qu’enfouissement, que silence tenu à l’écart de la mémoire.
Lee Seung-u : Un auteur écrit toujours à partir de sa mémoire et de son expérience. Mais bien sûr il est clair que les mémoires brutes ou les expériences brutes ne peuvent pas devenir des romans en tant que tels. Il faut savoir que plus l’auteur parle de sa propre histoire, plus l’auteur parle des expériences douloureuses qu’il aimerait partager avec les autres. Il en a besoin et il utilise pour cela des stratégies différentes. Alors quelles sont ces stratégies ? Par exemple, il crée un narrateur qui est très complexe ou bien il prend un format de critique ou il cite une citation fausse ou bien il mélange histoire et fiction. On ne sait pas dans l’histoire qu’est-ce qui est vrai ou fiction ou bien il fait un processus inverse. En fait, il fait semblant d’écrire une fiction à partir d’une histoire vraie. Je crois qu’il montre aux lecteurs qu’il écrit comme si c’était une histoire vraie mais en réalité c’est une fiction.
Pourquoi tout cela ? Un écrivain a toujours envie de s’exposer. Parce qu’il veut être compris et en même temps parce qu’il a très peur de ne pas être compris ou d’être mal compris en s’exposant. Il y a ces deux envies contradictoires en lui. Pour essayer de résoudre ce conflit, il essaye différentes sortes de stratégies et de méthodes.
J’aimerais citer comme exemple un très grand écrivain coréen malheureusement décédé l’année dernière, Yi Chung-jun. Il explique que sa motivation d’écrire c’était la vengeance, un mot dur qui nécessite un peu de l’expliquer.
Selon lui, la première écriture, l’écriture d’origine pour nous tous, c’est le journal intime. Quand écrit-on un journal intime? Par exemple, lorsqu’un jeune garçon rentre de l’école, qu’il tombe sur d’autres garçons plus âgés et plus forts, qu’il se fait piquer ses billes, ses cartes et ses jouets. Evidemment il ne peut pas supporter cette injustice mais il ne peut rien faire parce que face à lui, il y a des garçons plus forts, alors il ne dit rien et il se fait détrousser. Et dès qu’il rentre à la maison, il écrit dans son journal.
Ecrire en fonction de soi pour exorciser ses ennemis intérieurs, ses démons à jamais tenus en laisse. La fiction comme détour, comme leurre. Dans L’envers de la vie, l’enquête menée sur la vie d’un écrivain, au prétexte de rédiger un article de commande, se mue en besoin d’opérer la mise à jour de ses propres désirs, de superposer le regard de l’observateur et celui de l’observé. Un moyen de révéler, par jeux de miroir, son destin confronté à l’écriture, son propre désir d’écrire.
Dans l’Œdipe (1931, Gallimard), André Gide fait dire à Etéocle : « Au fond, qu’est-ce que nous cherchons dans les livres ? C’est toujours, plus ou moins, des autorisations. Et même ceux qui se prétendent amoureux de l’ordre, respectueux des choses établies ; ceux que Tirésias appellent « les bien-pensants », ce qu’ils y cherchent, c’est la permission de gêner, d’opprimer, de terroriser leurs voisins. Ce qu’ils y cherchent, c’est des apophtegmes, des théories, qui mettent leur conscience à l’aise, et de leur côté le bon droit. »
Au dehors, le vent balaie les nuages et courbe les passants qui tentent d’avancer dans l’adversité, une main accrochée au col de leur manteau. La lumière est pure, parée d’une auréole de grâce, quasi mystique. Elle met à distance humains et objets et rend propice le moment d’intimité, de confidence, d’instant à privilégier par le silence. Le temps qu’il fait, serait-il de connivence ?
Lee Seung-u : Je me suis demandé plusieurs fois pour quelles raisons certains peintres préfèrent peindre des autoportraits, tandis que d’autres préfèrent des paysages ou des natures mortes. Dans les autoportraits de Van Gogh, les visages ne sont jamais les mêmes, le visage change à chaque fois. Sans doute parce que à l’intérieur du peintre, il y a tout. Il n’a nul besoin de voir ce qui se passe à l’extérieur. Son imagination lui suffit. Il lui suffit de se concentrer sur soi.
Et si ce que l’on trouvait, c’était la même indéfinissable absence, comme dans La vie rêvée des plantes, où les personnages se courent après les uns les autres, avec, vissé au ventre, le sentiment du manque, un manque qui ne pourra jamais être comblé, qui ne trouvera aucune solution dans l’Autre.
Lee Seung-u : Si on ne manque de rien, on ne fait rien, on n ‘écrit pas. L’écrivain est nécessairement celui qui a le sentiment de ce manque. Personnellement, je pense que pour écrire il faut ressentir le manque. C’est le sentiment qu’il manque quelque chose qui pousse à écrire. J’ai longtemps parlé de Yi Chung-jun parce que je trouve qu’écrire un roman, c’est comme écrire son journal intime, il n’y a pas beaucoup de différences. Pour prouver cela, en fait, je vais citer mon cas. Depuis enfant, j’ai toujours écris mon journal intime. Et un jour, je me suis rendu compte que je n’écrivais plus mon journal. J’ai réfléchi depuis quand j’avais arrêté d’écrire et c’était à peu près à partir du moment où j’ai officiellement publié mes œuvres.
Il y a une phrase que j’aime beaucoup : un écrivain est quelqu’un qui écrit son autobiographie à travers plusieurs œuvres. Parce qu’en fait, un écrivain écrit toujours en fonction de lui-même.
Ce manque qui fabrique les obsessions, reproduites de livres en livres, déconstruites et reconstruites, reprises en variations à l’instar d’un thème musical présent dans les deux romans et qui vient parfois se substituer aux discours. Dans L’envers de la vie, la musique est écoutée par le personnage principal à distance de la musicienne et de cette distance naît l’impossibilité de prétendre à la vérité. Dans ce temple humide, le piano égrène les notes que le langage ne peut contenir : « Elle laissa le piano un peu plus tôt que de coutume et, tournant la tête, hésita un instant. Si jamais elle venait à moi, si elle venait me parler… je me concentrai pour savoir ce que je lui dirais. Comment lui expliquer cette attirance que j’éprouvais ? C’était bien difficile, bien embarrassant. Et les mots étaient si imparfaits. » Imperfection des mots, viduité du langage, une tuile pour un écrivain ? Où plutôt, une façon de redoubler de vigilance à l’égard de la langue, une façon de prévenir le lecteur qui ne faut pas tout attendre de ce qu’il lit, qu’il est nécessairement celui qui aide l’auteur à lutter contre la hantise des mots qui le fuient. Dans La vie rêvée des plantes, la musique n’est plus à distance mais au milieu de la maison, avant le drame : « La maison vivait en permanence au rythme des chansons de Sunmi ». Lentement, ces chansons destinées au frère du personnage principal vont devenir un motif de jalousie, puis de désir : « Sunmi est très vite entrée dans mes rêves. Elle y chantait pour moi seul, j’étais celui à qui étaient destinées ces chansons. Des chansons douces et exaltantes. »
La musique vient scander l’impossibilité à devenir objet d’amour et marque là encore, la distance qui sépare le désir de sa réalisation. Dans l’espace, le vide est impossible, le fossé n’existe pas, la musique devient un pont entre les individus. Mais si le pont offre la possibilité, il n’engendre pas l’acte. La musique ne rapprochera pas les personnages, il faudra y regarder à deux fois pour remarquer combien elle est indissociable de la distance au narrateur et de la distance à la femme. La musique devient ici une forme de compensation, un mouvement qui, dans son oscillation, tient les personnages en respect, les relient par un fil fragile, si fragile qu’une seule note de musique pourrait bien le briser. La femme, la musique, la distance, une trinité établie au fil des pages, et dans cette trinité-là, le véritable lien est la distance qui unit la femme et la musique au narrateur. Distance de la femme et désir en miroir du danger. Les deux sont surplombés par la musique, étrangement placée en médiatrice.
Quitte à s’épier. A s’observer les uns les autres, à multiplier les rituels d’une approche sans fin. Il en est ainsi des àmes qui ne se rencontreront qu’au prix du renoncement, lorsque l’utilité de cette rencontre aura cessé d’être. C’est au prix d’une ablution de tout le corps, que débarassé de la convoitise et de l’instrumentalisation de l’Autre, que la rencontre aura lieu, en terrain le plus souvent neutre, dans un décor inédit, pour que la virginité des lieux offre sa protection aux àmes meurtries.
Lee Seung-u : Dans mes romans, il y a peu de personnages et ces personnages sont souvent dans la distance à la société parce qu’ils n’osent pas s’approcher de la société. De la même manière que la femme qui joue du piano ne parvient pas à exprimer par les mots, malgré son désir, ce qu’elle ressent, ce qu’elle pense. En règle générale, je ne suis pas intéressé par un événement mais plutôt par le moteur qui lui a donné naissance. Que ce soit le hasard, l’intimité, l’intérieur ou l’extérieur, et parfois même un pouvoir occulte, je m’intéresse au soubassement de la réalité plus qu’à son expression. Quand je lis d’autres romans, il m’arrive de ne pas les finir, parce que je trouve le dénouement gênant à lire ou bien parce que je ne veux pas connaître la conclusion. A quoi bon connaître la conclusion. Seul le pourquoi m’intéresse.
Londres, avril 2010. L’exil dans ce café de Trafalgar Square, tous les entretiens avec Lee Seung-u mènent à l’exil, à l’homme chassé de chez lui, de son territoire, de sa conscience, et au bout, l’errance, une errance passible de rédemption. Dans La vie rêvée des plantes, l’essentiel ne peut se dire que hors les murs qui emprisonnent les protagonistes, membres d’une famille qui tient par des bouts de ficelle. Comme si les locuteurs craignaient de voir leurs propos emprisonnés, comme sertis dans la bague de leurs mensonges. Il faut inventer un lieu mythique et des arbres qui ne pousseront jamais en Corée, des univers au bout de chemins improbables pour que soient dévoilés les lourds secrets familiaux. A peine recouverts d’une étoffe aux senteurs de plantes, les trahisons passées, les amours ancillaires, les rêves accrochés au vestiaire des illusions, les protagonistes se retrouveront là, dans cet improbable chantier où s’opère la reconstruction de leur vie. Les mots, la vie, en tant qu’ils n’ont aucune chance de se fixer, de devenir définitifs, devront encore faire de l’errance leur seule maison. En suspension, la phrase aura toujours du mal à être accommodée au point final qui la clôt
Le lecteur devra puiser dans sa bibliothèque des signaux faibles, ceux qui exigent une totale concentration, une attention à ce qui est en train de frémir, pour avoir bientôt la certitude qu’avec Lee Seung-u, nous sommes face à un grand écrivain.
Les propos ont été recueillis principalement à Aix-en-Provence pendant la Fête du Livre, à Arles, à Londres, et encore à Aix, pendant la réception des Ecrivains Coréens.