Ce perpétuel sentiment d’absence, non seulement d’être absent à l’endroit où je suis effectivement, mais aussi de n’être jamais nulle part, me donne la force de supporter la vie là où je me trouve ; mais qu’une telle situation est misérable !
« L’abîme de deux mondes incommunicables s’ouvre entre l’homme qui a le sentiment de la mort et celui qui ne l’a point ; cependant tous les deux meurent ; mais l’un ignore sa mort, l’autre le sait ; l’un ne meurt qu’un instant, l’autre ne cesse de mourir… »¹ disait Cioran. Certains voient la mort comme un problème, d’autres comme une libération. Certains en ont peur, d’autres la considèrent comme la suite logique de la vie. Quelle qu’elle soit et quoi qu’on en pense, la mort rode, la mort perturbe. Et tous nous nous posons des questions sur elle, bien que jamais aucune réponse n’apparaisse. Face à cette impossibilité de la connaître, Jung Young-moon laisse aller son imagination et met en scène sa propre mort, ou plutôt ses propres morts puisque chaque récit apporte une ouverture nouvelle. Cependant, aucune tragédie, aucune peur, la banalisation de la mort se dessine de façon calme et légère. Les histoires du recueil ne sont pas macabres, mais agréables à lire, et apportent une illustration de la mort par le vivant et du vivant par la mort. L’auteur, vivant, puisqu’il écrit, et le lecteur, vivant, puisqu’il lit, mais le narrateur, mort, puisqu’on l’a tué… Et le narrateur, vivant, parce qu’il peut s’exprimer ? Sous la plume de Jung Young-moon, la mort se métamorphose, et le réel se mêle au fantastique pour célébrer la beauté de la littérature, même en prise avec les faiblesses de l’homme, qu’elles soient physiques ou morales.
Un ouvrage marqué par la mort certes, mais qu’il serait inopportun de qualifier de mortuaire. Au-delà des réflexions sur le passage dans l’au-delà, les récits de Jung Young-moon proposent des réflexions sur la vie humaine, sur l’homme, sa place dans la société, ses rapports aux autres. Chaque narrateur se veut porteur d’une histoire, d’une expérience qu’il partage avec le lecteur. De l’enfance à l’adulte, certaines impressions restent, comme cette impression d’être seul au milieu du monde, à la fois au milieu de tout et au milieu de rien. Un pessimisme apparent qui se traduit par des personnages à qui rien ne réussit, tous plus pathétiques les uns que les autres : le condamné à mort qui ne comprend pas son exécution mais qui ne s’en plaint pas, l’enfant mort assassiné, le fils incapable de communiquer face à son père, l’athlète déchu, le prêtre raté… Leurs vies sont loin d’être idylliques, mais tous ont l’air si véritable qu’ils en deviennent attachants. Peut-être parce que leurs soucis quotidiens ne sont pas tant éloignés des nôtres, peut-être qu’en fait ils pourraient être les nôtres, et que nous pourrions être eux.
Les histoires de Pour ne pas rater ma dernière seconde sont celles de la vie de tous les jours, celles de la banalité à l’état pur, jusqu’à ce que le rêve entre en jeu. Alors les morts reviennent à la vie et les choses se transforment, dans la tête de l’écrivain comme dans la nôtre. Rêve ou réalité, tous les moyens sont bons pour ouvrir les yeux sur un quotidien vide, pourtant jonché de tant de détails et de possibilités.
C’est alors qu’apparaissent les questions existentielles, au détour d’une phrase, d’une expression. Les quotidiens de ces personnages reflètent l’aspect pitoyable de l’existence humaine : la solitude, l’ennui existentiel, le vide, le sentiment de culpabilité, les divagations de la pensée… Chaque individu de chaque histoire recherche une satisfaction introuvable, la compréhension d’un univers qui toujours lui échappe. « Nous existions à la fois comme une réalité et comme sa négation, en tant que trace, en tant que rêve, en tant que souvenir. Cette existence nous condamnait au statut d’êtres virtuels. » 101. L’existence humaine se pose par la négation, et être semble être une condamnation, condamnation qu’il faut, bien sûr, prendre au second degré, puisque le message du texte n’est en aucun cas un appel à la destruction. Fatalité de la vie, c’est la mort, à laquelle on ne peut ou ne veut pas échapper. Cependant, la mort du recueil n’est pas la destruction ou la fin brutale qui terrifie nombre d’occidentaux. Nous avons ici une image plus orientale de la mort, sans doute d’inspiration bouddhique. Bouddhisme qui d’ailleurs se refuse à l’échec, et porte une lueur d’espoir quant au salut de l’être humain. Il y a des hauts et des bas, et peut-être que le lecteur, face aux bas et aux bassesses dépeints dans ces histoires, ne pourra que se sentir lui-même plus haut, même si parfois lui aussi a l’impression d’être dans le creux de la vague, et tirer du présent recueil une leçon d’optimisme.
Soir d’hiver (101)
L’heure du crépuscule, après une chute de neige. Derrière le temple bouddhique, un sentier de montagne qui conduit à un ermitage où vit un bonze. Le son du gong caresse le silence du soir comme pour le bercer ; sa vibration se prolonge avec tant de douceur qu’elle met en émoi les fibres du cœur. Le temps n’est que plénitude. Tout s’accorde avec tout dans une totale indifférence. L’ermite est rassuré et s’abandonne à cet état de méditation. Il peut sentir son âme souriante marcher à ses côtés et il partage le plaisir né de ce sentiment avec tout ce qui se trouve autour de lui.
Pour ne pas rater ma dernière seconde rassemble 45 courts récits, parfois même « microrécits » pour reprendre le terme de Jean Bellemin-Noël. D’un style sobre et concis, simple mais littéraire, Jung Young-moon jongle entre les différents pronoms et les différents temps verbaux pour créer des récits et des narrateurs singuliers. Ces « récits d’outre-noir » usent d’un humour plutôt noir lui aussi pour illustrer certains aspects sombres et incompris de l’existence humaine, et donner une apparence positive à la mort. Ils suivent le cours de la pensée de l’écrivain narrateur, dans un désordre ordonné, où les réflexions philosophiques prennent parfois le pas sur une histoire qui peut-être n’existe même pas. Les faits en soi n’ont pas toujours la plus grande importance ; dans certaines histoires il ne se passe pas grand-chose, mais ce sont ces petits détails à l’allure insignifiante que nous oublions souvent de regarder qui au final ont un intérêt. « Dans un coin du plafond, il y avait quelque chose de suspendu à une toile d’araignée qui a attiré mon regard. Je n’ai pas vu d’araignée, et pourtant une mouche morte était accrochée là. Cela m’a paru une belle illustration de tout ce qu’il y a d’inexprimable dans ce monde. » (46).
En somme, plusieurs niveaux de lecture sont possibles : la lecture détente qui délasse, le rire provoqué par des situations cocasses racontées avec humour ; mais aussi la lecture analytique qui enseigne, tant sur la société implicitement critiquée (Extinction d’une race) que sur l’être humain, et sur la beauté du travail de l’écrivain. « Alors, votre art, qui reconstruit la vie après l’avoir effacée, ressemble à un geste qui rend la liberté aux mots après les avoir retenus un moment sur la pente qui les conduisait au silence. » (86).
∗
- Précis de décomposition, éditions Tel Gallimard, p21.
POUR NE PAS RATER MA DERNIÈRE SECONDE.
Récits d’outre-noir
DE JOUNG YOUNG-MOON
Traduit du coréen par CHOE Ae-young et Jean BELLEMIN-NOËL
Éditions les 400 coups, 192 pages, 17 €.