de Eric BIDET
Illustrations de Nicoby
La pérégrination, voyage à l’itinéraire imprécis, réglé par une humeur flottante, attire dans une convergence insoupçonnée, nos indécisions multiples. Perdu, autant que se perdre, aller d’un point à l’autre toute connaissance remisée, à portée de main, au cas où… Ces Pérégrinations Coréennes nous entrainent dans un monde étranger, loin du ciel, la vraie patrie des croyants. Pour déambuler, il faut croire. Croire qu’au détour de rien, tout se joue. Croire qu’advient à qui ne veut rencontrer personne. Le roi vient quand il veut, nous dit Michon. Mais on ne peut aller et venir, rajoute Nicolas Bouvier, sans jamais rendre compte.
Eric Bidet connaît son sujet. Il a vécu une douzaine d’années en Corée, enseignant à l’université, écrivant quelques ouvrages spécialistes et des articles de déambulations séouliennes, publiés notamment dans les Cahiers de Corée. Ceux qui ont mis leur pas dans les sentes qu’il nous a proposées autrefois, n’auront jamais été déçus. Infatigable curieux, adepte de la lenteur chère à Pierre Sansot (ou bien à Carl Honoré ou à Milan Kundera aussi) l’auteur nous donne à voir une Corée souvent inédite, peu visible dans les guides et les catalogues touristiques, une Corée au plus près du réel, observable par ceux qui fuient le clinquant et la séduction facile.
Ce livre nous entraîne dans une Corée sincère, une Corée profonde dans laquelle la vie populaire n’est pas une catégorie exotique de la bonne conscience. La fréquentation des gens de peu comme disait Sansot (encore lui), des lieux populaires ne donne lieu dans ce livre à aucun récit ému de retour de voyage. Les anecdotes évoquées rencontrent les nôtres, ces couples qui tanguent sous l’effet de l’alcool sont aussi les nôtres, tout comme ce commerçant qui éteint la lumière de son échoppe quand aucun client est là. Ce livre décevra les adeptes du besoin très contemporain d’être saisi par l’émotion, peu importe laquelle, comme gage de l’authentique.
On ne jouit pas d’émotions à bon marché en fréquentant les lieux populaires, les cafés de quartiers, les bains publics, les autocars déglingués. L’auteur choisit un autre parti-pris, conforme à sa vision, être là où le vivant témoigne, là où le visible nous saisit, sans préparation. Ce livre édifie une Corée sur les ruines mêmes des catalogues de voyage. Quitte à écorner l’image lisse d’une Corée parfaite, quand l’auteur ne manque pas de dureté, une dureté salvatrice. Cette Corée nous séduit aussi par les espaces qu’elle crée dans les failles de son système, par les bulles d’oxygène qu’il faut puiser à la marge, même s’il est pour le moins paradoxal de signaler qu’un système se rend supportable lorsqu’il ne parvient pas à exercer la totalité de son emprise sur le corps social.
Nous n’avons pas à faire à un livre laudatif, il ne fait donc pas l’impasse sur ce à quoi tout connaisseur de la Corée se confronte quotidiennement. Rapport étrange où nous nous nourrissons de ce qui nous dérange, de ce qui nous défrise, comme si nous n’arrivions pas à pardonner à la Corée de paraître aussi sous ses plus mauvais jours, ces jours qu’on lui dénie le droit d’avoir. D’où vient cette pulsion de fascination/répulsion chez les amoureux de la Corée, pays idéalisé, rendu impardonnable par tout ce qui déroge à cette représentation ? Ce pays si récemment rendu à la doxa libérale, qui emprunte aujourd’hui sans vergogne la voie de la consommation comme substrat social.
La Corée a cette capacité de provoquer l’investissement symbolique à un degré tel, qu’elle en devient un quasi-objet fétichisé, auquel nous ne pardonnons pas la moindre trahison. C’est aussi en cela que ce livre est magnifique. Une fois encore, qui aime bien châtie bien. Nous voudrions cette Corée parfaite, ayant révisé son histoire et les valeurs qui l’ont portée, que le confucianisme ne conserve que les bons côtés de ses principes, qu’elle ait le degré d’ouverture nécessaire, mais seulement le juste degré. Une Corée aimée, magnifiée, célébrée au point de ne rien lui pardonner, une Corée qui nos transforme à notre insu (le nous n’est pas seulement le nous de majesté) en prosélyte aguerri, la robe de bure ici cachée sous le hanbok. La Corée agit en nous comme l’anamnèse de nos espérances, la lente révélation du pays rêvé, l’arbre à thé et le pinceau du lettré. Et si régulièrement, par trop d’air pris, nous redescendons sur terre, il restera quelques pérégrinations coréennes pour nous mener, cœur battant vers nous-mêmes.
Déclaration narcissique d’amour. Tous les voyageurs et résidents qui connaissent le pays, qui ont choisi ce pays, ceux qui en ont une connaissance autant intellectuelle qu’émotionnelle, éprouvent de façon continu ce rapport étrange à la Corée, ce rapport envoûtant, au-delà de la raison. Mais peut-être déjà, nous prêtons à l’auteur nos propres pensées. On peut aussi mesurer la réussite d’un livre au débat qu’un lecteur croit bon d’engager avec l’auteur, quand ce lecteur pèse et soupèse, compare sa vision à celle de l’auteur.
Un livre qui sonne juste, tout comme le travail de l’illustrateur Nicoby dont on aime l’esprit par lequel il saisit les instantanés, les scènes fugitives, d’un trait épais et léger, ces ombres enveloppantes, aussi menaçantes que protectrices. Nos préférences vont à ces paysages où l’émotion surgit du silence, de l’immobilité, de la puissance d’expression du détail, ou bien dans ces portraits aux regards impavides, au geste mille fois vu et ici rendu d’un trait sûr.
Il faut lire et relire ce livre, aussi vivant qu’une rue de Séoul à la tombée de la nuit.