L’île aux chats de KIM Chungmi
Voici un roman tellement réaliste qu’il apparaît comme un ovni dans la production saturée de surnaturel. Une pierre précieuse plutôt, tant l’écriture qui porte cette histoire est légère et bienveillante, simple et familière comme l’atmosphère du roman lui-même, qui nous révèle pourtant une triste facette de la Corée d’aujourd’hui. Lumineux pour éclairer le combat quotidien d’êtres qui luttent pour survivre dignement et qui par la grâce de ce roman, deviennent inoubliables.
Sur l’ île aux chats, Kwaengiburi, à côté de l’aéroport d’Incheon, il y a bien longtemps qu’il n’y a plus de tigres. De pauvres gens les ont remplacés, qui vivent là, apportés par les vagues de l’histoire, venant du sud, venant du nord, eux-mêmes ne le savent plus. Malmenés par les remous d’une économie égoïste, les hommes vont d’usine en bistrot, oublieux d’eux-mêmes, désireux d’oublier surtout leur misère, celle qu’ils imposent à leur femme, à leurs enfants qui survivent dans les bidonvilles ou les immeubles mal ficelés qui tombent en ruine comme l’île elle-même, rongée par la pollution.
Là, comme des fleurs sur le fumier, des enfants poussent.
Tongju, Sukja et Sukhui, sa soeur jumelle sont amis depuis longtemps et s’entraident. Ils ont dix ou douze ans, et leurs parents qui ne parviennent plus à leur assurer le minimum vital. Un peu d’argent surgit parfois, permettant d’acheter les nouilles indispensables, de payer l’unique repas de cantine, mais souvent seules la débrouille permet aux petits d’assurer le lendemain. Tongju a un frère plus âgé,Tongsu, qui fréquente une bande de jeunes désoeuvrés et marginaux, et qui rapporte quelques wons d’on ne sait où. Avec son copain Myonghwan, il s’évade vers un monde meilleur en sniffant la colle, mais les retours sont difficiles.
Yongho vient de perdre sa mère qui n’a pas voulu épuiser les économies d’une vie à soigner une maladie de toute façon incurable. Au passage, petit indice sur l’absence de prise en charge sociale dans un pays où la collectivité est pourtant le ciment culturel, mais où la quête du progrès est là aussi synonyme d’individualisme, douloureux déchirement culturel.
La mère de Yongho est donc morte en faisant promettre à son fils de quitter Kwaengiburi, pour vaincre la misère.
Myonghui a grandi elle aussi dans l’île après la mort de son père, et mère et grand-mère ont travaillé toute leur vie pour sortir les petits de la pauvreté: le fils est devenu ingénieur, les filles institutrices, Myonghui poursuit même des études de psychologie. Ils ont fui Kwaengiburi , mais Myonghui vient d’y être affectée, dans l’école de son enfance, et elle accepte mal de retrouver la même misère, le même dénuement social et culturel.
Lorsqu’un soir, Yongho raccompagne Tongju et découvre le dénuement des deux frères, les cafards et les vers qui sont leur compagnie régulière, il n’y tient pas et les prend sous son aile. Peu à peu, la bienveillance, et la fermeté de Yongho vont vaincre les résistances , les enfants vont investir la petite maison et en faire un nid douillet où la chaleur de l’amitié et de
l’entraide vont palier les vicissitudes. Et Myonghui oubliera son amertume en aidant Tongsu à accepter d’avoir un avenir…
La traduction de Yang Jung-hee est belle, ponctuée de ya!, aigou, aiouu, qui résonnent avec tendresse dans nos oreilles fraternelles. Les choix lexicaux sont intéressants et probablement de parti-pris : les vieilles femmes entre elles s’interpellent: « Oigou, mère de Yongho…, Mère de Kimshik, épluchez l’ail s’il vous plaît », les petits s’adressent aux aînés: « Grand-frère, … », « Oncle,… », « Professeur,… », les amis parlent de leur camarade: «Notre Myonghwan… »; toutes ces expressions traduites littéralement, loin d’alourdir le texte, lui confèrent une chaleureuse vraisemblance, comme la description minutieuse des lieux de vie, la maison, l’école, le marché, des gestes, des usages, de la vie quotidienne , des plats cuisinés traditionnels, tellement révélateurs, mais aussi mis à mal par l’uniformisation « made in Us » qui s’insinue petit à petit, y compris chez les plus démunis. Des choix qui permettent au lecteur d’imaginer très précisément l’univers des enfants et l’action du roman, sans alourdir le texte, ni caricaturer les images: une aubaine pour les jeunes lecteurs!
Un roman pour découvrir un des visages de la Corée c’est sûr, mais aussi un récit universel sur la valeur de la solidarité dans la lutte contre la pauvreté et la misère, bien partagées dans ce monde, y compris en France. Un roman sans pathos, ni complaisant, ni mélo, mais constructif et plein d’espoir.