Poésies

Faut-il vraiment vivre ainsi ?

Le rêve d’un homme abattu de SIN Kyeongnim

Quand Gallimard publie Le rêve d’un homme abattu en 1995, peu connaissent la littérature coréenne, et moins encore la poésie. Ce recueil se dote donc d’une double vocation : présenter un poète, mais aussi les capacités poétiques d’un pays inconnu. Lourde tâche, mais savamment menée.

Editions Gallimard Traduction Patrick Maurus
Editions Gallimard
Traduction Patrick Maurus

Une panoplie de poèmes déterminée à montrer la diversité de l’œuvre de SIN Kyeongnim nous est présentée. Les mots défilent. Tristesse, monotonie, solitude, misère ; par petites touches les mots et les sens se mélangent et la Corée apparaît, son quotidien, son peuple. Le poète, alors peintre, dresse le portrait de la vie qu’il connaît. Et le lecteur de se rendre compte que les difficultés d’ailleurs ne lui sont pas inconnues. Qui ne s’est jamais senti seul et en perdition, étranger à son propre monde et éloigné de ses proches ? Les questions existentielles se posent et s’imposent à l’esprit de celui qui voudrait comprendre sa vie. « Faut-il vraiment vivre ainsi ? ».

Puis vient le moment où le Coréen prend le pas sur l’homme. Quelques poèmes de ce recueil résonnent comme le cri d’un homme à la recherche de son identité, à la recherche de la Corée, de sa Corée. Celui qui connaît l’histoire de ce petit pays encerclé par des mers et des géants la reconnaît dans ces lignes. Les différentes annotations proposées par Patrick MAURUS éclairent et enseignent aux autres. Entre influences et invasions, entre annexion et occupation ; qu’est-ce vraiment que la Corée ? On pense au poème « Ma Terre », et à son narrateur, qui parle de la guerre, de la séparation, de la prison. Un narrateur qui face à la difficulté choisit de fuir, et qui au final se rend compte ne pas connaître la nature et la signification du pays qui reste le sien.

« Ce qu’on appelle ma terre qu’est-ce que c’est ? […]

Lui sans rien dire

M’a montré les traces de fouet

Sur sa poitrine et sur son dos »

L’écriture permet de recréer des liens avec son pays, avec sa terre natale, même si parfois les narrateurs se sentent lésés, malmenés par la pauvreté et par ceux qui ont plus de chance ou de pouvoir.

Faut-il parler de nationalisme, ou seulement de réalisme face à une situation difficile ? Peut-être tous ces mots sont-ils simplement réunis dans une conception différente de la poésie telle qu’elle est considérée en Occident. Mystérieuse et différente, parfois intrigante mais toujours attirante, tel est l’intérêt de découvrir la poésie coréenne.

SIN Kyeongnim part des constats de sa propre vie pour raconter la façon dont il voit la Corée, et la difficulté rencontrée par le peuple faisant face à une modernisation aussi rapide qu’intense.

J’ai eu honte, petite sœur

Dans ta chambre humide et froide de vieux vêtements

Des sachets de nouilles instantanées et des casseroles déformées

J’ai eu honte petite sœur

Quand les rues qui profitaient de vos forces

Et la ville qui s’engraissait sur vos sueurs

En revanche se moquaient de vous

Et vous menaçaient en disant que seule la misère est coupable

J’ai eu honte petite sœur

Quand ligotée dans un uniforme de travail fripé et vert

Tu avalais des larmes de colère au lieu d’un rêve

A l’intérieur d’un mur d’usine où les cerisiers étaient en pleine floraison

J’ai eu honte petite sœur

Sur les articulations de tes doigts lourds des taches d’huile

Sur ton visage fané les cicatrices de l’existence

Les difficultés de la vie imprégnées dans tes maigres épaules

J’ai eu honte petite sœur

J’ai eu honte petite sœur

Quand le visage baissé de peur

Enfouis dans les ruelles d’un marché de campagne

Nous gaspillions l’hiver à boire et à jouer

Quand tes sanglots couvraient le village entier

Quand ils remplissaient les champs

Quand ils débordaient la montagne et le ciel

Quand tombée foulée à nouveau debout

Quand j’ai vu dans ta main rugueuse une force

Quand j’ai vu sur ton visage fané la vraie vie

Quand j’ai vu sur tes maigres épaules un rêve

J’ai eu honte petite sœur

Quand j’ai vu dans tes sanglots un lendemain

Quand j’ai vu dans ta chanson une lumière

Faire face à la modernisation de son pays, c’est devoir accepter de nouvelles tâches, un nouveau rythme. Les années 1960 en Corée sont marquées par une industrialisation massive qui touche toutes les couches de la société. Les jeunes de la campagne se rendent en masse à la ville pour y trouver du travail et gagner de l’argent. Même les jeunes filles travaillent à l’usine, ce qui aurait été impensable quelques années auparavant. C’est ce quotidien difficile que décrit SIN Kyeongnim à travers son poème. Un salaire dérisoire pour des conditions de travail difficiles et des conditions de vie précaires. Une chambre peu chauffée malgré sa petite taille – manque d’isolation et manque de moyens ; des nouilles instantanées bon marché que l’on mange chaudes et qui réchauffent le corps et le cœur, mais qui nourrissent peu. (On pense à La Chambre Solitaire) Ces jeunes, partis travailler, doivent faire face à leur réalité et survivre, continuer à se battre pour le rêve qu’ils ont fait un jour, ce rêve qui les a poussés à quitter le domicile familial en quête d’un travail. Mais ce rêve, qui aurait dû être présent jour et nuit semble avoir perdu toute sa flamme ; maintenant les larmes de colère l’ont remplacé. Colère contre une situation désespérée, peut être contre soi-même. Colère contre l’impossibilité de faire autrement que de suivre une routine éreintante.

Un contraste se fait entre le narrateur et la petite sœur, entre celui qui se contente de garder son quotidien peu glorieux et celle qui se dévoue courageuse à une nouvelle tâche difficile. Toutes les campagnes n’ont pas été touchées de la même façon par la modernisation. Triste vie que celle de la petite sœur du poème. Les larmes qui coulent, les rêves qui s’envolent, le rejet de ceux qui ne connaissent pas la misère. Face aux affronts et aux coups bas reste le courage, la force, et l’espoir peut être. Que sont ces mots dans une société en proie à la modernisation, le capitalisme en ligne de mire ? C’est là que ressurgit l’âme coréenne, sa spiritualité, son identité. Alors les sanglots deviennent un lendemain et les chants de détresse une lumière.

Se pose aussi la question du temps qui passe, cette fuite du temps qui depuis longtemps fascine, du temps passé source de regrets, dans un monde en mouvement constant qui a laissé, laisse et laissera derrière lui ceux qui préfèreront rester en retrait du rythme infernal qui est le sien.

Tableau

Vient un moment où je veux entrer

A l’intérieur du tableau d’autrefois.

Vient un moment où je veux marcher

D’un pas pesant un sac sur le dos

Entrer dans une auberge

Ouvrir la porte de la pièce sombre où de jeunes filles brodent

Et actionner le soufflet de la forge.

Qu’est-ce que ça ferait

Si je perdais complètement le chemin de la sortie ?

Qu’est-ce que ça ferait

Si j’étais enfermé dans le tableau d’autrefois ?

Vient le moment où je comprends tout à coup

Que je suis enfermé dans le tableau d’aujourd’hui

Et que j’ai perdu le chemin de la sortie

Et que même si je frappais et me débattais

Je ne trouverais

Ni la porte ni le chemin.

Vient le moment où je veux sortir

Du tableau d’aujourd’hui.

Vient le moment où je veux fuir

Tout à coup en dehors du globe

Portant un sac sur le dos assis dans un train de nuit.

Toile de la Renaissance, tableau du passé ; toile contemporaine, tableau d’aujourd’hui. Puissant royaume de Joseon, tableau du passé ; Corée qui s’occidentalise, tableau d’aujourd’hui. Faire face à la réalité présente n’est parfois pas chose aisée bien au contraire. Avec le temps qui passe, les choses changent. Certains souvenirs s’envolent, d’autres restent ; certaines pratiques se perpétuent, d’autres s’oublient. Parfois on aime un moment, et quand celui-ci quitte le présent pour devenir passé, on le regrette, on voudrait le voir encore. Pourtant, tout a une fin, et si le passé a un jour été présent, il ne le sera plus, et il en va de même pour ses attributs. S’ensuivent des réflexions profondes, des si qui tracent des possibles, tant de possibles, mais qui dans tous les cas ne pourront pas changer la fatalité du temps qui passe. Après, il reste les regrets et la mélancolie. Mais si ceux-ci doivent être les attributs du présent, la fuite prend alors plus d’ampleur. Volonté de retourner en arrière et de retrouver ce qui était avant, de vivre avant, comme avant. Et puisque le présent d’où l’on vient est pire, vient l’envie de rester autrefois, et d’arrêter le temps. Arrêter le temps si le passé et le présent se définissent par une temporalité, ou ne plus bouger et rester au même endroit s’ils se définissent par un espace.

Le je reste un homme, une personne, avec ou sans laquelle la terre continuera de tourner, et le temps de passer. Alors il n’y a aucun problème à vouloir rester dans le passé. Mais, la raison intervient bien vite et le rêve s’efface. Il est impossible de quitter le présent, il n’y a pas de sortie. L’homme est condamné à vivre dans un présent éphémère. Pourtant il aimerait s’enfuir de cet aujourd’hui, partir à la recherche d’un hier, ou alors d’un demain meilleur ; prendre un train de nuit pour se laisser porter au loin, et être ailleurs lorsque viendra l’aube du jour nouveau. Recherche constante de cet ailleurs, celui qui est hors du temps, hors de l’espace, hors du globe donc. Peut-être est-il dans la poésie ?

La poésie de SIN Kyeongnim est teintée de sérieux, et si elle était tableau, on imaginerait un paysage de campagne représenté avec des couleurs pâles, mais pas sombres. Ici point de nihilisme, juste un ciel voilé, qui parfois laisse apparaître un éclat nouveau dans un chant, ou un espoir puisé dans des aventures vécues et écrites.

La première partie du recueil se clôt par une incertitude, mais aussi par une ouverture. Ouverture vers la suite des choses, la suite de la vie.

« Pour celui qui vit comme chassé comme en fuite

La vie est quelquefois tourmentée

Regardant les étoiles enfoncées dans le ciel noir sur la longue crête

Je partirai voyageur qui s’est trompé de route. »

Le col Saejae

La deuxième partie du recueil se compose d’un seul long poème intitulé le col Saejae. Une forme narrative qui rappelle les ‘kasas’ traditionnels de la poésie coréenne mais qui pourrait aussi faire penser au pansori par sa longueur et sa sonorité remarquable. La séparation du texte en différentes parties numérotées peut même le rapprocher du genre théâtral. Un poème qui semble fait pour être déclamé.

Le rideau s’ouvre. Un paysage de campagne, des couleurs, un poème. Une voix impersonnelle interpelle le lecteur et commence à lui conter une histoire. Puis, comme le cœur du « il » à la fin du poème, le chœur s’arrête.

C’est ensuite l’histoire d’un homme, de sa vie. La Corée populaire sous l’occupation japonaise se dévoile peu à peu, à travers un paysage, un rythme de vie, un personnage et son entourage. Les expériences partagées par le narrateur sont autant d’informations à glaner pour le lecteur.

L’image qui nous apparait est pure mais sombre. Toujours des ombres au tableau et des problèmes qui se dessinent : travail difficile, maladie, famine… Le portrait de ce jeune coréen est comme celui du petit peuple travailleur du pays entier. Immédiatement, une opposition se fait : d’un côté il y a le peuple du narrateur, de l’autre il y a les nobles, les ‘yangban’. Pour que la vie des seconds soit belle et agréable, il semblerait qu’il faille profiter de celle des premiers, que l’on devine usée jusqu’à la trame.

« En sauvant les meubles de la concubine de Messire Cheong

Mes deux frères emportés par l’eau boueuse et rouge » 82

L’image donnée est forte : la mort de deux frères du peuple a moins d’importance que des meubles. Pourtant, qu’ont les meubles de plus grand que la vie qui se cache en l’être humain ? Ils appartiennent à la concubine d’une personne haut placée. Cet exemple illustre la société coréenne, la stratification sociale imputable au confucianisme.

Mais, face à l’occupation japonaise, celle-ci n’est pas la pire. Car qu’y a-t-il de pire qu’une génération perdue ? La jeunesse n’est pas dépeinte sous son meilleur jour, car peut être n’est-ce seulement pas la bonne époque pour elle. Les métaphores animales émaillent le texte. Faut-il y voir un retour en arrière de l’être humain, qui ne mérite même plus son statut d’être pensant, et donc supérieur aux animaux ?

« Moi qui hurle comme un loup vers les montagnes au loin » 81

« Je pleure comme le grand serpent qui n’a pas pu monter au ciel » 82

L’échec du peuple coréen et de sa jeunesse se traduit ainsi. Le narrateur loup devient un serpent, chute vertigineuse vers les évocations négatives. Voilà l’espoir de la Corée, son avenir. Rappelons que le serpent n’est autre que le dragon déchu de la légende, condamné à errer dans les mondes sous-marins. L’échec est partout.

« Puis transformé en champ de bataille le bistrot choisi pour faire la paix » 83

Impossible de mettre les plans à exécution, impossible de lancer la machine qui fera changer les choses.

C’est alors qu’apparait le nationalisme. Et on comprend aisément qu’il était là dès le départ, sous-jacent et prêt à faire son entrée au moment propice. Le moral du peuple semble bas, ses espoirs semblent faibles, ce qui laisse planer un doute sur l’état du patriotisme.

« Les gens ont chuchoté

On a volé notre pays

(…)

Ce qu’on appelle pays est l’endroit dont nous avons été dépouillés » 83

De quoi se poser des questions sur l’identité d’un peuple qui ne peut définir sa patrie que par la négation. Puis, la réponse se fraie un chemin, implicite. Le pays est ruiné, le peuple est bouleversé, à qui la faute ? Pour l’instant rien n’est dit, mais le lecteur sait que certains fléaux ne peuvent être dus qu’à l’occupation. Il suffit de regarder la façon dont le narrateur décrit son propre pays :

« L’endroit où l’on vole les maisons on chasse des terres

L’endroit où l’on piétine la femme on dépouille le mari » 83

L’optimisme est tombé dans l’abîme. Pas nécessairement, puisque le coréen est en lui-même porteur d’espoir. Est-ce vraiment étonnant quand on pense que depuis la création de leur peuple ils n’ont presque jamais été les seuls maîtres de leurs terres ? Le narrateur voit la misère, il la vit jour après jour, mais ne baisse pas les bras pour autant.

« Si je franchissais le col Mungyeong

Il parait qu’il y a un nouveau monde,

Il parait qu’il y a un nouveau monde

Où vivent réunis des hommes pauvres et opprimés » 85

Peut-être le coréen est-il rêveur.

Le rideau se ferme, c’est la fin de l’acte un. Quand il s’ouvre à nouveau, le temps a passé, le lieu a changé. La suite donnée à l’histoire s’est métamorphosée. On remarque une forme nouvelle : chaque strophe commence par un même vers.

« Là-bas qu’est-ce que ce bruit » 87

Le rythme est lancé, la musicalité imprègne le texte. La lecture s’oralise et le lecteur se voit déjà dans un théâtre, spectateur d’un pansori…

L’histoire se poursuit et les mêmes thèmes sont développés. Toujours le peuple qui s’oppose aux ‘yangban’, toujours cette même sensation d’injustice face à laquelle on ne peut rien faire. Nous avons vu l’espoir, voyons maintenant la force. Le narrateur oppressé qui rêvait d’agir n’est pas seul. La difficulté est la même pour tous. Et le communautarisme coréen se met en œuvre pour dénoncer l’injustice. Le ‘je’ devient ‘nous’ quand le soulèvement populaire prend naissance.

« Les gens m’appellent voleur.

Nous qui avons appris tardivement ce qui était à nous

Pour l’avoir récupéré les gens nous appellent brigands. » 89-90

L’honnêteté est aux prises avec l’incompréhension volontaire des dirigeants, des privilégiés de la société. Face à la peur de perdre leurs avantages, ils font appel à la violence policière. Et contre la violence de la répression il ne reste que la violence de la vengeance.

« D’un coup de poing il propose d’en finir » 90

Parfois on dit qu’elle est aveugle.

Alors le groupe avance et décide de partir à l’aventure, à la conquête de ses libertés volées. Le texte que nous avons sous les yeux, c’est l’histoire du peuple, par le peuple et pour le peuple. Vaillamment ils avancent, « eogiyadiya eogiyadiya », au rythme des chants populaires.

Troisième partie. Une fois de plus, le temps s’écoule et on se déplace. Les pas du groupe de rebelles nous a conduit dans un ailleurs inconnu qui n’a pas l’air vraiment meilleur que le contexte de départ. Le nouveau quotidien qui nous est présenté porte toujours en lui une difficulté constante et un manque évident de moyens. Eux ce sont des hommes. Ils sont un, deux, trois, quatre. Mais ils sont réunis, en commun pour une même cause. Ils sont alors le peuple.

« Nous ne sommes ni quatre, ni dix

Nous ne sommes ni vingt, ni cent » 96

Quand la situation dépasse l’intérêt personnel d’un peuple pour devenir la cause de tout un peuple, le nombre n’a plus d’importance. La revendication illustrée par ces lignes est nationale, et lorsqu’il s’agit de liberté, elle pourrait être mondiale. Ce peuple est perdu et à la recherche de son identité, identité qu’on lui a dérobé en même temps que ses terres. La Corée n’est alors pas présentable. On dirait qu’elle a mis sa veste à l’envers. Et le narrateur de lancer des critiques.

« Vous les gens de Choseon vous êtes des brutes

Vous les gens de Choseon vous êtes stupides

Vous les gens de Choseon vous êtes paresseux

Le contremaître qui hurle est aussi un homme de Choseon » 97

Critique éloquente et efficace. Les gens de Choseon représentent le peuple. Nous l’avons vu, celui-ci n’est pas dans sa meilleure forme : rongé par la famine, attaqué par les maladies, désillusionné par la réalité. Brutal, stupide, paresseux, les adjectifs négatifs s’écrivent en nombre. Et ce contremaitre, alors, qui est-il ? Il est homme de Choseon, lui aussi il fait partie du peuple, il est coréen. Et pourtant, il est contremaître, ce que les autres ne sont pas, donc il est différent. Il a un emploi stable, il gagne plus d’argent que les ouvriers qu’il doit surveiller. Doit-on y voir l’exemple d’un homme de Choseon qui a réussi ? Ou peut-être doit-on y voir l’image d’un collaborateur, qui trahit son peuple, ses propres frères en ne s’unissant pas à lui, préférant l’alliance à l’ennemi à travers les entreprises. Si même les gens de Choseon sont prêts à tromper, l’espoir semble maigre. D’ailleurs, il maigrit à vue d’œil.

Depuis les premières lignes le narrateur s’offusque contre un ennemi. Et l’avancée du groupe de ses amis n’est autre qu’une marche contre cet ennemi. On a parlé des ‘yangban’ un peu plus haut, sont-ils les ennemis ? Ils sont aussi coréens pourtant, comme les contremaitres. Nul besoin de suppositions, un nom est donné à l’ennemi : c’est le Japon, les Japs qui ont envahi la Corée.

Cachée sous un statut beau-parleur de ‘protectorat’, puis d’annexion pure et simple, l’occupation japonaise en Corée se fait de manière forte. La première industrialisation de la Corée, ou plutôt son façonnement en base de lancement d’une future attaque de la Chine, se fait au détriment du peuple coréen. Nombreux en sont les témoignages dans la littérature de l’époque. Les conditions de vie imposées sont difficiles, et parfois les accepter n’est pas simple.

« Qu’est-ce que c’est de vivre.

Pourquoi le désordre ne cesse-t-il de croitre dans le pays.

Pourquoi le monde devient-il de plus en plus désert. » 99

Le message est fort de sens. Avec l’occupation, tout est pire. Le désordre augmente, compagnon de la misère. Quand les appuis et les personnes chères disparaissent – maladies ou tyrannie -, le monde se dépeuple. C’est le désert humain et le désert physique. La malnutrition de l’homme n’est que le résultat des mauvaises récoltes sur une terre inapte à la culture car mal entretenue.

Les lamentations du peuple coréen en disent long sur sa situation. C’est un peuple, qui a des racines, mais qui reste un arbre sans tronc. Les coréens sont dépossédés de leur pays.

« La pauvreté est notre seul bien

Le pays c’est leur affaire, il n’est qu’à eux » 101

Le peuple n’a aucun droit et aucune influence sur le pays, et celui-ci est aux mains des autres. Etrangers par la terre ou par l’argent, ils se sont éloignés du pauvre peuple incarné par le narrateur, et puisque le pays est leur, ils sont responsables de tous ses maux. C’est pourquoi la nécessité de faire quelque chose et de lancer un mouvement révolutionnaire est dans tous les esprits. Mais est-ce vraiment possible ? Une fois de plus, le coréen est immobile. Il attend que les choses se passent.

« Même piétinés nous ne savons pas nous mettre en colère

Même déchirés nous ne savons pas nous redresser » 101

Le peuple est faible par nature, c’est ce que nous déclare le narrateur. Mais alors ce groupe de rebelles que nous avons suivi jusqu’ici, a-t-il des chances de succès ? Les scènes d’affrontements qui sont évoquées laissent présager des mauvaises nouvelles. La violence est partout.

Le combat est dur mais les rebelles ne lâchent pas prise. Ils sont le peuple coréen, et forts de leurs principes confucéens, ils font face à l’envahisseur.

« Il faut suivre la voie droite et juste » 103

Confucius prônait cette voie juste dans ses écrits et la Corée (Choseon à l’époque) s’en est largement inspirée pour se construire en tant que nation. Il semble donc naturel de voir ici les fondements du peuple coréen resurgir.

« Faites-les sortir !

Faites sortir les gens qui nous piétinent.

Faites sortir les Japs ! » 104

Le message est clair : le Japon est l’ennemi, et il faut s’en débarrasser coûte que coûte. Le temps passe et la révolte continue, s’affaiblit. Certains sont morts, d’autres collaborent. Le tribut à payer est lourd. Oui, peut-être, mais il faut continuer. Le peuple ne doit pas s’arrêter. K’aeng mae k’ae k’aeng k’aeng mae k’ae k’aeng tournoyons un bon coup. Au rythme de la musique qui explose dans notre tête quand nous lisons ces quelques rimes, ils avancent. K’aeng mae k’ae k’aeng k’aeng mae k’ae k’aeng courrons un bon coup.

Quand arrive la dernière partie, plus de questions :

« Ce qu’il faut faire est décidé.
C’est lutter pour survivre.
» 111

Face à toutes les difficultés et à toutes les violences il n’y a aucun repli possible. Le combat lancé est à la vie à la mort. Qu’ont à perdre ceux qui n’ont rien ?

Les rebelles avancent. Ils s’entrainent pour pouvoir faire face. Ce n’est pas un entrainement à la guerre, un entrainement à la mort, mais un entrainement à la vie. L’ultimatum est posé : c’est se battre ou mourir.

« Nous nous entrainons au tir

Sur les pentes sur la crête

Où roseaux chardons chrysanthèmes sauvages

S’embrassent s’enlacent s’enroulent s’épaulent » 111

Ainsi cette description musicale, lyrique et sensuelle, ne choque pas. C’est un morceau de la Corée traditionnelle qui s’insuffle dans le récit. Les combattants sont la vie, les fleurs aussi. Et les combattants souhaiteraient devenir des fleurs, s’embrasser, s’enlacer, et surtout être libres.

Le narrateur s’engage dans la bataille et auprès de son peuple.

« Nous devons lutter

Pour vivre.
Nous devons vaincre

Pour survivre. » 112

Les rebelles se battent avec courage. Tel est l’effet rendu par les répétitions des structures. Ils attaquent, volent, tuent. Chaque jour est un éternel recommencement, avec l’espoir qu’un jour cela change. L’opposition entre les deux factions, le gouvernement et les rebelles, remplit le récit. Et quand celui-ci se termine, c’est le face à face. Faut-il se rendre ou continuer à se battre ? Le narrateur refuse d’abandonner, à l’image d’un peuple tout entier. Il est arrêté et accusé.

« Vous êtes seulement de votre côté

Moi je ne me bats que pour nous

Pour survivre

Je ne meurs que pour nous. » 118

Le ‘je’ et le ‘nous’ se mêlent dans la dernière parole du narrateur, et dans sa mort. L’identification au peuple coréen est parfaite. On peut remarquer, chose cocasse, que l’exécution du narrateur se fait à la mode coréenne. Il s’est battu pour la Corée, pour le peuple coréen, et il finit la tête plantée sur un pieu, comme il était d’usage de le faire à Choseon. Le combattant pour la patrie se retrouve dans la même situation que les traitres. Suivent les pleurs, les lamentations. Injuste ou non, la décision est sans appel. Le livre se clôt sur le cadavre du narrateur, qui laisse planer sa présence même en son absence.

Une fin noire et définitive, qui laisse sans voix. Plus d’illusions, plus beaucoup d’espoir ; il ne reste pas grand-chose au lecteur. Le Col Saejae se clôt sur une note tragique, qui rappelle la tragédie de l’occupation japonaise dont il est question tout au long du texte. Mais la tragédie n’est que dans les faits. Ici, rien à voir avec les tragédies grecques : la mort et les pleurs qui signent la fin de l’histoire n’ont pas de raison d’être, aucun ordre n’est rétabli. Alors au lecteur de continuer l’histoire, et d’imaginer. Ou de lire.

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