Enfance en livres Jeunes

Attention à la vague

La littérature coréenne pour la jeunesse en France

Quand on évoque la littérature pour la jeunesse, et qu’on n’est pas spécialiste, on pense invariablement en France aux albums qui depuis la collection du Père Castor, n’ont de cesse d’explorer de nouveaux territoires… pour les  petits.

La littérature coréenne pour la jeunesse, lorsqu’on considère tous ces albums traduits en français,  semble être dans une dynamique similaire: développer chez les jeunes enfants un regard sur le monde ouvert, diversifié, riche de  l’histoire et de la culture nationales, dont la reconnaissance est encore récente, au regard de l’anéantissement programmé sous la domination japonaise. Mais un regard tourné aussi vers de nouvelles expériences, liées à l’émergence d’illustrateurs professionnels, soucieux peut-être d’offrir aux enfants dans le cadre de leur éducation esthétique, de nouveaux espaces spécifiques. Floriane Léa publiait dans Keul Madang l’année dernière un portrait des éditions Chan ok, spécialisées dans la traduction de titres spécifiquement  coréens, aujourd’hui ouvertes aux co-productions.¹

Pourtant, il ne faudrait pas oublier que la prolixité de la littérature coréenne contemporaine trouve également son public parmi les adolescents lecteurs de manhwas certes, mais aussi de romans: la République de Corée compte dix millions d’enfants et d’adolescents, dont le taux de scolarisation est le premier au monde, le taux d’entrée à l’université de 80 % , et le taux d’ illéttrisme de 1%. Qu’en est-il de leurs pratiques de lecture? Que leur est-il proposé? Comment? Qui sont les prescripteurs? Comment sont sollicités, ou comment naissent les auteurs?

Il semble que la prescription scolaire soit l’usage, et qu’elle porte plutôt d’après quelques témoignages recueillis auprès d’étudiants coréens, sur la littérature classique coréenne et étrangère. Mais les auteurs contemporains, officiellement formés à l’université, sont eux aussi présents dans ces listes, et leurs écrits figurent dans les manuels scolaires, Lee Geumyi par exemple. La lecture permet d’accéder à la connaissance, elle-même reconnue comme élément structurel d’une société par la culture confucianiste. L’accès à la lecture est donc depuis le début du XXème siècle, la condition du progrès. A chaque sursaut d’indépendance,  les intellectuels progressistes ont  produit eux-mêmes, ou encouragé la production d’ouvrages pour les plus jeunes. Dans les années 60, sous la dictature, avec l’accroissement de la classe moyenne, l’éducation est également favorisée. Volonté de faire entrer le pays dans la modernité à marche forcée, souci éducatif, préservation de la langue, entretien de la culture, toutes ces motivations ont permis la création de revues, de recueils poétiques ou de contes, de collections vendues par courtage…

Parallèlement, la créativité naissait aussi de l’influence étrangère, et les traductions, bien moins onéreuses à éditer, ont non seulement permis par exemple aux contes occidentaux d’être diffusés en Corée, mais aussi aux manhwas de se multiplier comme une vraie culture populaire. Accessibles dans les anciens cabinets de lecture, ils ont aidé à  la diffusion des idées et des valeurs auprès des jeunes.

Dans les années 90, un réseau de libraires spécialisés a permis la prise de conscience de la nécessité d’une formation spécifique des illustrateurs en particulier. Et si ces libraires ont aujourd’hui disparu, leur travail ne fut pas vain. La qualité de l’édition en Corée, de textes originaux comme de traductions, est reconnue y compris par les spécialistes français, auteurs et éditeurs.²

Aujourd’hui, ce sont les bibliothèques qui ont pris le relais de la diffusion. La section Jeunes de la Bibliothèque de Séoul encourage la lecture adolescente et promeut sa reconnaissance par le biais de concours multiples, de bibliographies sans cesse actualisées de collections renouvelées et mises à disposition: énorme et constant travail de sensibilisation et d’implication des lecteurs qui entretient la culture de l’écrit face à la concurrence du jeu vidéo par exemple.

Pour compléter ce tableau, de nombreuses foires sont organisées chaque année, dans des lieux qui deviennent traditionnels, à Séoul ou à Paju, consacrées uniquement au livre pour la jeunesse, et les parents, soucieux de l’éveil précoce de leur progéniture, en sont les clients fidèles.³

Alors que la Corée devient visible dans le monde entier, les diverses influences étrangères sont aujourd’hui renvoyées comme par effet boomerang par une production coréenne moderne et innovante: les Coréens assimilent et coréanisent l’apport étranger, pour un « retour à l’envoyeur » spectaculaire. C’est la « Hallyu », et elle existera peut-être aussi en littérature de jeunesse. Les éditeurs coréens sont ainsi présents dans les foires étrangères, avec des catalogues et des offres de traductions aussi divers qu’alléchants, qui forcent l’admiration, pour élargir leurs marchés, sans pour l’instant y voir une limite.

De l’importance de la découverte d’autres univers

L’intérêt de l’émergence de la littérature coréenne dans le paysage littéraire français pour les jeunes réside bien dans la nouveauté, l’originalité, qu’elle représente. La découverte de nouveaux horizons pour les enfants, et l’éveil de leur curiosité pour le monde passe par la lecture d’auteurs de différentes cultures, de différentes langues. En France, Nathan et sa collection « Bibliothèque internationale » en  furent les précurseurs dans les années 70.

Pourtant, certains univers passent totalement inaperçus auprès des jeunes lecteurs, qui ne sauront pas dire ni où ni quand se déroule l’action, tout pris qu’ils sont par les personnages et leurs aventures. Sauf lorsque le contexte est vraiment différent, qu’il interpelle: faut-il craindre alors de dérouter le lecteur, de l’ennuyer, de le perdre à jamais? Enfant, adolescent, on peut apprendre à lire autre chose que ce qui va arriver au héros dans un roman. Un enfant n’a pas spécialement envie de voyager, de quitter sa maison, son pays, ses attaches, tout occupé qu’il est à les assimiler pour construire son identité. Et bien, voyager en lisant, c’est l’occasion rêvée d’apprendre, de découvrir, de s’enrichir et d’épater les copains! Que  proposent les éditeurs pour découvrir cette culture si différente?

Les premiers romans traduits pour les jeunes ont été publiés chez Philippe Picquier. Spécialisé dans la littérature asiatique, il a ouvert le chemin, et publié des textes de littérature générale: Voler, du moine Jaeyeon ou encore Saumon, de Ahn Do-hyun, sont des oeuvres de réflexion, des fables, à visée éducative, même si la poésie l’emporte sur le didactisme. Saumon a connu un très grand succès public en Corée. Mais en France, ces textes ont-ils trouvé leur public? Qu’en est-il de leur diffusion auprès des jeunes?

On les rapprochera des ouvrages publiés par une autre maison du sud de la France, Autres Temps, qui publie des textes atypiques par rapport à la production française, mais au message moral incontestable là aussi. Des livres à lire à ses enfants par contre, pour lesquels le média parental est la clé de la réussite, en particulier pour Le bol de riz du maître, de Yi Ch’ôngjun, des  textes dans une langue très classique, qui pourrait dérouter le petit lecteur français, peut-être habitué à un peu plus  de modernité, mais des histoires qui fonctionnent, et dont il ne faudrait pas priver les enfants. Textes sur l’amour filial, sur le respect dû aux aînés, mais aussi sur la protection des plus jeunes, sur la tolérance et la patience des adultes envers les plus jeunes, assez éloignés donc des thématiques auxquelles sont habitués les jeunes lecteurs français. Des histoires qui se déroulent à une époque révolue, ce qui contribue à dérouter le lecteur au sens propre, qui imagine lire des textes d’autrefois. Sont plus accessibles la jolie histoire de  Migaya la dernière princesse chauve-souris, de Lee Gyeong-hye ou les contes animaliers cocasses du recueil La mangouste dure d’oreille, de Baek Seok, justement grâce à un style plus proche de la comptine, avec des répétitions, de sons et de formules, qui peuvent divertir l’apprenti lecteur par exemple.

Par ailleurs, les chats parmi les animaux sont des héros récurrents dans ces traductions. Chez Picquier, dans L’Ecole des chats de Kim Jin kyeong, la référence à la Corée disparaît. Le jeune lecteur ne voit là qu’un récit d’aventure, dont des chats  sont les héros et la magie l’univers, mais dont le succès est garanti, comme pour le titre anglais sur le même thème La guerre des clans, d’ Erin Hunter. Par contre Féline de Bu Hui-ryeong, donne aussi la parole à un chaton, mais pour un récit réaliste,  révélateur de la société coréenne. Dans un quartier populaire de Séoul, une toute jeune fille est difficilement élevée par sa grand-mère, qui confectionne des kimbap et les vend dans la rue. Minyeong participe aux frais de la maison en recueillant des chatons des rues, qu’elle élève et qu’elle vend. Jusqu’au jour où l’un d’entre eux va décider de ne pas la quitter. Un parallèle se bâtit alors sur les précarités comparées du petit chat et de la jeune fille.

Chez Thierry Magnier, Soizic Le Bail, directrice de collection, a publié en 2008 L’île aux chats, de Kim Chungmi, sans aucun chat dans l’histoire. Roman réaliste lui aussi, mais empreint d’une poésie un peu nostalgique, qui trouve son public dès lors que le prescripteur joue son rôle de médiateur, comme pour tous les romans hors tendance. L’introduction par l’auteur, dans un style un peu documentaire, permet de situer l’action du roman,  et évoque d’autres lectures: des romans mais aussi les albums Le Chant du ruisseau, de Chae Insun, ou Jumong, de Kim Hyang Keum, où le récit est introduit par un prologue: est-ce là un procédé courant dans l’édition coréenne? C’est en tout cas une des originalités de ces oeuvres en France.

Ensuite sont venus les premiers romans de la collection Matins calmes, chez Chan Ok, où Hélène Charbonnier menait une politique volontariste de promotion de la culture coréenne. Là, une constante dès les trois premiers titres : faire connaître l’histoire de la Corée aux jeunes lecteurs de France. Un pari, même si le label Flammarion le soutient: à l’époque des sorciers et autres vampires amoureux, c’est un choix courageux. La présentation de la collection, une couverture totalement en rupture avec l’esthétisme réaliste et bariolé en vogue, qui selon le public lui-même évoque une certaine image de l’Asie, avec des arabesques, des évocations stylisées des montagnes, des personnages naïfs, représente aussi un défi éditorial.

La collection affiche son but sous son intitulé: « Une exploration de la littérature de jeunesse coréenne classique et contemporaine ».

Les trois premiers romans, Les lettres du secret de Bae Yoo-an (sur la création de l’écriture et de l’alphabet coréens, contexte historique et social bien introduits, personnages attachants, portrait du Roi Sejong fidèle à son image en Corée ), Rêves de liberté de Kim So-yeon (sur l’éducation traditionnelle des filles et la période des luttes d’indépendance des années 20) et Murmure à la lune de Kim Hyang-i (évocation extrêmement poétique de la vie à la campagne dont les traditions se perdent, et de la blessure inguérissable de la guerre de Corée, place contemporaine du chamanisme dans la société, personnages très attachants), pourraient figurer dans des collections thématiques, didactiques, qui existent en France, chez Nathan par exemple. Chacun est également présenté par l’auteur dans un court texte introductif. C’est un choix valeureux, à visée informative, mais qui a ses limites: que la collection soit uniquement consacrée à l’histoire de la Corée n’est pas forcément une promesse de longévité.  Apparemment, elle s’ouvre à des textes sur l’époque contemporaine, comme dans Un hippocampe dans mon coeur de Kim Ryoryeong (sur l’adoption en Corée), ce qui devrait élargir le lectorat. Aujourd’hui la collection compte une dizaine de titres, elle accueille aussi des traductions de l’anglais puisque Linda Sue Park, fille d’émigrés coréens aux Etats-Unis a écrit,  comme beaucoup,  sur le pays de ses origines (Fleur de jade, sur l’éducation des filles « de la bonne société » et l’apparition des premiers Européens en Corée).

Chez Philippe Picquier, les choix récents sont très différents: les deux derniers romans pour ados abordent les thèmes de l’enfance maltraitée, abusée, dans une société coréenne contemporaine en pleine mutation, où les valeurs traditionnelles, en particulier les relations familiales, se heurtent au rouleau compresseur de la modernité: chaque auteur évoque à sa façon le paradoxe coréen contemporain et la souffrance individuelle et collective inscrite semble-t-il dans l’être au monde coréen. Endurer, comme  synonyme de vivre. Jusqu’à quelle extrémité? Dans Les petits pains de la pleine lune, l’auteure, Gu Byeong-mo,  choisit le fantastique, la magie, pour ouvrir une échappatoire. Dans Yu-jin et Yu-jin de Lee Geumyi, le traitement réaliste rend le roman plus universel. Dans Féline, de Bu Hui-ryeong, paru précédemment, c’est plutôt le choix de donner la parole au chaton qui facilite l’appréhension de la société coréenne par un jeune lecteur.

Dans les trois cas, comme dans L’Ile aux chats,  on retrouve la même façon d’aborder la fiction que dans le cinéma coréen diffusé en France. Réalisme, drame, ténacité et courage. Si les trois derniers termes ne peuvent que séduire les jeunes lecteurs français,  le choix du réalisme est à évaluer. Il a un public, c’est sûr, mais qui revendique moins sa spécificité depuis l’apparition des vampires amoureux: les adolescentes craquent pour les « Edwards », et délaissent les récits de la vraie vie qui faisaient leurs délices il y a encore cinq ans. L’aura de poésie qui nimbe chaque texte  va-t-il lui aussi participer à l’entreprise de séduction du lectorat? Les lecteurs français sont moins romantiques que leurs pairs coréens.

Par ailleurs, les romans pour les jeunes chez Picquier sont désormais de grand format, avec une couverture colorée et évocatrice pour chaque titre, donc normalement, attractive. Leur prix, lui, l’est nettement moins, et carrément inabordable pour les jeunes. Mais les parents/prescripteurs souhaiteront-ils offrir ces titres-là justement, qui traitent d’agressions sur les enfants? Qu’en est-il en Corée? On sait que l’auteur des Petits pains est une traductrice connue, quelle place a donc son premier roman dans le paysage littéraire coréen pour les jeunes? En France, des auteurs comme Thierry Lenain ont souvent eu maille à partir avec les prescripteurs, malgré l’absolue nécessité de leur œuvre.

La traduction,  clé du coffre au trésor

En France, la reconnaissance de cette production, à la fois très culturellement marquée et universelle puisqu’elle s’adresse aux enfants, est donc passée tout d’abord par la traduction de très nombreux titres pour les plus jeunes, contes et albums. Les auteurs d’albums et les illustrateurs ont en effet été les premiers à franchir les frontières et c’est un mouvement qui prend de l’ampleur, depuis ce qu’en disait  en 2007 Noella Kim, elle-même traductrice d’albums. La traduction pour les jeunes dépasse aujourd’hui les chiffres de l’édition généraliste.⁴

Une petite visite sur le net, parmi les sites d’éditeurs coréens, Changbi par exemple,  permet de prendre la mesure d’une production romanesque importante, issue d’un vivier d’auteurs spécialisés et productifs.  Les quelques traductions françaises sont des titres déjà publiés en Corée, et souvent déjà traduits en anglais parfois depuis longtemps.

La traduction de romans était encore récemment, financièrement plus coûteuse que celle d’albums. La difficulté tient à la multiplicité des facteurs matériels à prendre en compte, ainsi qu’à l’entreprise de traduction elle-même. Aujourd’hui, elle nécessite souvent le travail d’un couple traducteur-adaptateur, qui double du coup le prix de l’opération. « Quand on achète un texte, il faut savoir combien on veut et combien on peut le payer », rappelle Cécile Térouanne, directrice éditoriale chez Hachette jeunesse.⁵

Mais surtout, en ce qui concerne les romans, dont le public est à la fois exigeant, et assez focalisé sur un genre, un style, mis en avant par la mode, parfois un peu  dictatoriale en littérature jeunesse, « il faut parfois attendre plusieurs années pour « placer » un livre chez un éditeur français » et « 65% à 70% des livres proposés (…) qui ne sont jamais achetés sont des romans.  »⁶

Pourtant, on l’a vu, les tentatives se multiplient. Et se différencient.  Nous avons étudié quelques-uns de ses effets sur une population de lecteurs de collège.

Apparemment, le contexte coréen des récits  contemporains ne bouleverse pas les lecteurs. Un hippocampe dans mon cœur plaît d’abord parce qu’il donne la parole à une enfant adoptée, indépendamment du contexte coréen de l’adoption, très différent du contexte français. Par contre, ces mêmes lecteurs sont sensibles aux spécificités lexicales, par exemple dans L’Ile aux chats, mais pas rebutés par les noms propres (contrairement à certains adultes), puisque la lecture de mangas a banalisé les patronymes asiatiques, très différents des occidentaux. La coréité⁷ qui passe ici par la transcription de quelques textes en alphabet coréen, le hangeul,  comme dans Les lettres du secret, rencontre un franc succès: les lecteurs curieux sont avides de connaître et de comprendre ces langues si différentes, et ces longs passages n’alourdissent pas le texte, mais le rendent plus vivant. Ainsi en va-t-il pour les onomatopées dans les manhwas. Non traduites, comme le japonais dans les mangas, elles renforcent le sentiment d’étrangeté, et séduisent les jeunes lecteurs.

Si les lecteurs sont charmés par la découverte du hangeul, ils ne se rendent pas toujours compte de sa présence, comme dans la bande dessinée Sous l’eau, l’obscurité, de Park Yoon sun, où elle contribue pourtant beaucoup à la création d’une atmosphère.  Les lecteurs sont sensibles à l’histoire, à ce qui est raconté, plus qu’aux conditions, au conditionnement de ces récits. A propos de L’île aux chats, l’un d’entre eux remarquait toutes ces spécificités lexicales conservées par la traduction, qui gênaient un peu sa lecture, mais rapprochées des interjections régionales qui dans le midi de la France, émaillent nos diatribes, elles lui ont semblé bien plus évidentes, et par là-même signifiantes. Ce sont des choix de traduction qui donnent sa valeur au texte. Tout ne peut probablement pas être traduit, mais rien ne devrait être affadi, de ce coréen si expressif.

Compte-tenu du petit nombre de titres de romans aujourd’hui disponibles, on ne peut pas ne pas noter que les  traducteurs varient peu, y compris parfois entre éditeurs. C’est vrai pour les romans, comme pour les albums.

Mais comme en ce qui concerne la traduction du français vers le coréen de certains auteurs jeunesse comme Claude Ponti, grand inventeur et bricoleur génial en matière de langue, la traduction du coréen vers le français semble particulièrement délicate. C’est probablement une des raisons pour lesquelles il se trouve peu de traducteurs pour s’y risquer, pas trop d’éditeurs pour la financer. Patrick Maurus dans la préface du roman Pour l’empereur! ,  de Yi Munyol,  insiste sur  la difficulté d’établir des correspondances entre la langue française et la langue coréenne, sur le rôle signifiant de certaines formulations coréennes, des énumérations par exemple,  complètement impensables en français. La formation de certains mots s’appuie parfois aussi sur la répétition de sons, comme l’expliquent les traducteurs de Migaya, la dernière princesse chauve-souris, et ces répétitions sont probablement significatives aussi. C’est beaucoup plus rare, voire accidentel en français. Cette spécificité de la langue coréenne se retrouve-t-elle dans tous les textes,  ou appartient-elle seulement  à certains styles littéraires? Car c’est paradoxalement le classicisme  du texte qui  pourrait empêcher l’appropriation par le lecteur d’aujourd’hui.

Quand il s’agit de textes comme Le Bol de riz du Maître, de Yi Ch’ôngjun, auteur très connu et respecté du 20ème siècle,  le côté un peu désuet du style est en accord avec les thèmes, et peut être un charme supplémentaire. Mais dans Rêves de liberté, de Kim Soyeon, le projet du roman d’intéresser le lecteur français de 2011 aux fondements de la modernité coréenne est un vrai et intéressant défi. Or, avec de nombreux sujets (l’éducation des filles, les rapports parents-enfants, les rapports de couple, la lutte contre la colonisation japonaise…), le contexte devient central, le récit didactique, l’importance des enjeux rend le personnage et sa destinée un peu plus improbables, et leur multiplicité risque d’égarer le jeune lecteur. Mais l’ensemble est à la fois dans une langue classique,  un peu – trop – neutre, avec parfois des échanges verbaux un peu libres  par rapport à l’époque aussi, par exemple entre le père et sa fille.  Difficile pourtant de dire si c’est à cause du style de l’auteur, ou de celui des traducteurs. Il semble que parfois, la restitution du contexte prend le pas sur la spécificité de la langue, voire de l’expression littéraire. Mais s’il est important de faire comprendre les différences culturelles, doit-on renoncer à essayer de transmettre aussi l’identité culturelle que véhicule cette langue?

C’est ainsi que dans certains albums souvent lus à haute voix (Jumong, Le lièvre et le roi-dragon), aux illustrations remarquables, époustouflantes parfois, le texte est intéressant, mais il ne décollera pas une fois au fil des pages. Où est-il, le souffle épique des mythes fondateurs de la péninsule? Des textes qui sont à l’origine des légendes ont besoin pour être lus d’un rythme, d’une musicalité qui restituent la poésie qui les a fait naître. L’art du pansori reste en Corée un marqueur d’identité si fort qu’on ne peut imaginer que ses caractéristiques n’apparaissent pas dans la littérature, en particulier les contes et les légendes.

Dans Un jour, je suis mort de Kyunghye Lee, récemment publié à L’Ecole des loisirs,  l’écriture française est très représentative du style Ecole des loisirs, comme d’un certain style littéraire de récits à la première personne dans la production française, alors que la petite  héroïne de Si j’étais Fifi Brindacier de Yoo Eun-sil, édité chez Picquier, s’exprime comme une personne de qualité. Selon l’éditeur, l’allure du texte change. Bien sûr, les textes diffèrent quant au contenu, et certainement par l’écriture originale, mais cependant, entre Un jour, je suis mort ou L’île aux chats, les choix se devinent: la traduction de L’île aux chats fait la part belle par exemple aux expressions littéralement traduites pour restituer le code linguistique des relations interpersonnelles très spécifique, et c’est un bonheur pour les amateurs. Au contraire, la traduction du roman de Lee Kyung hye, Kyunghye Lee à L’Ecole des Loisirs, efface toute trace de coréité, ce qui permet de mettre l’accent sur le sujet, et le récit gagne en universalité.

Qu’on lise Murmure à la lune (où l’on trouve aussi plusieurs formules et expressions qui semblent littéralement traduites), Rêves de liberté, Les lettres du secret (avec des extraits en coréen) ou même Un hippocampe dans mon coeur, dont l’action se déroule à notre époque, le texte est comme lissé par une traduction qui neutralise son originalité. Et c’est vrai aussi pour Fleur de Jade, traduit de l’anglais: la traduction gommerait-elle les différences de style? Y aurait-il dans ce cas une ligne éditoriale du style de traduction?

La traduction des ouvrages d’un même auteur par un même traducteur peut sembler aller de soi, celle de toute une collection pourrait-elle être assimilée à une réécriture? La diversité des écritures originales nous est plus difficile à discerner, et les oeuvres, malgré leurs qualités et leur intérêt certain en ce qui concerne ces quelques titres, ont plus de mal à conquérir leur public.

Or, le respect de l’identité de l’auteur, sa touche, sa spécificité, est incontestable en littérature générale. Il y a bien longtemps qu’elle n’est plus non plus contestée dans l’édition pour la jeunesse, et le style en est là aussi la marque.

Un espace à conquérir?

De plus en plus, les pays d’Asie deviennent aussi des terrains d’exploration narrative pour les auteurs anglo-saxons et français. On pense à la fresque du Clan des Otori, de Liam Hearn, à la série Yung Samurai de Chris Bradford, musicien devenu écrivain par passion pour les arts martiaux, à un presque vieux roman de Pamela Grant Si c’est une fille, sur les femmes chinoises aux pieds bandés, publié chez Hachette, tout à fait dans la ligne de la collection Matins calmes. La Chine est un peu plus investie par les auteurs français, parfois spécialistes, Lisa Bresner, Florence Thiollier, mais le Japon gagne des adeptes,  parmi les écrivains reconnus, comme Yves Clément, ou  récemment publiés comme Jérôme Noirez (excellent Fleurs de dragon), Julia Billet ( Sayonara samurai), comme l’Inde a ses écrivains, Patrice Favaro par exemple. Heureusement, on découvre aussi les auteurs chinois, japonais, indiens, coréens qui écrivent pour les plus jeunes. Parfois, l’initiation se fait par le biais d’enfants de la deuxième ou troisième génération, Grace Lin (Là où la montagne rejoint la lune), Hiromi Goto (surprenant Entremonde) et pour la Corée, Linda Sue Park par exemple⁸.

Tous n’ont pas le même succès auprès des lecteurs: il faut savoir vendre son affaire. A cet âge, c’est le compagnonnage qui marche, pas le conseil, et encore moins la prescription. Il faut trouver un terrain d’entente, et le seul possible, c’est celui de l’échange: lis ça, et prête-moi ça, ou parle-moi de ça, est-ce que tu connais ça, qu’est-ce que tu as lu, qu’est-ce que tu me conseilles, est-ce que tu voudrais me donner ton avis sur ça… Certains éditeurs de revues l’ont bien compris, qui font la part la plus belle aux conseils de jeunes lecteurs à d’autres jeunes potentiellement lecteurs. Sans parler des blogs de lecteurs. Et les bibliothèques, les écoles ou les collèges sont des espaces où le public est rassemblé, en nombre.

Il est là le terrain d’expérimentation du  roman pour la jeunesse, et son occupation est discutée, disputée, contestée. Car c’est le seul espace où le roman peut s’épanouir. On peut tout y essayer, mais l’erreur est fatale, parfois à toute une collection, parfois à un style, un genre, qui ne trouve pas sa place: trop de production, trop de concurrence, le monde de la littérature pour ados est une jungle où les lecteurs parfois manipulés par la mode, sont aussi des prédateurs jamais rassasiés, mais souvent complètement indifférents. On se demande ce qui est le pire.

Le roman coréen devra trouver sa place, mais comme toujours, ce sera plus difficile que pour un texte américain, ou même anglais. Les sujets d’actualité ou traditionnellement exploités dans la littérature pour ados seront peut-être porteurs, le traitement fantastique sera peut-être une promesse de vente, la ressource animalière la garantie d’un public captif… peut-être.

Comme pour tout ce qui est nouveau, le roman coréen pour les jeunes représente un défi. Or, comme pour le bilinguisme, la découverte d’une culture exige l’immersion. Cela n’a-t-il pas  été la démarche de Philippe Picquier, pour la littérature asiatique en général?   Et puis, peut-on dire que l’édition de littérature générale coréenne soit si installée, courante, représentative de la production originale, en France? Qu’en est-il du lectorat, est-il si curieux que ça de cette culture si…  lointaine?

Tout cela participe d’un même effort, d’un même mouvement: pour que la vague nous submerge, il faudra bien faire pleuvoir. Commencer par arroser les jeunes pousses, c’est une garantie de récolte, « n’est-il pas » ?

Véronique Cavallasca

[box]Notes:
¹Floriane Léa. – La littérature jeunesse coréenne, dans  Keul madang²Korean Literature Association. Séminaire du 16/6/2010. Intervention de Christian Voges³La Corée du Sud, in La Revue des Livres pour Enfants, n°253, juin 2010.⁴« L’édition de la littérature étrangère: qui fait quoi? », in Traduire des livres pour la jeunesse. Enjeux et spécificités, chap. L’édition: acteurs et pratiques, p. 85. – Actes du colloque 31 mai-1er juin 2007. – Ed. Hachette / BNF (CNLJ/La Joie par les livres)

⁵Précédent op. cit. p.75

⁶Catherine Lapautre, ancienne responsable d’IBBY-France, s’occupe aujourd’hui des livres pour les jeunesse, pour l’Agence littéraire Michelle Lapautre, précédent op.cit.p. 97

⁷La coréité, terme utilisé par Patrick Maurus pour désigner le caractère spécifiquement coréen du personnage créé par Yi Munyol, dans Pour l’empereur! .

⁸Hearn, Lian. – Le clan des Otori. – Gallimard, première édition 2003.
Bradford, Chris. – Yung samurai. – Baam!, 2011.
Grant, Pamela. – Si c’est une fille. – Hachette, LPJ, 1997.
Noirez, Jérôme. – Fleurs de dragon. – Gulf stream, 2008.
Billet, Julia. – Sayonara Samurai. – Seuil, 2009.
Clément, Yves. – Le sabre sacré. – Seuil, 2009.
Favaro, Patrice. – L’étoile de l’Himalaya, L’Inde de Naïta, Mahout, tous chez Thierry Magnier.
Lin, Grace. – Là où la montagne rejoint la lune. – Bayard, 2011.
Goto, Hiromi. – Entremonde. – Baam!, 2010.[/box]

[box]Bibliographie:
Albums et contesFLAMMARION /CHANOKKIM Hyang-keum. – Jumong. – Ill.Kim Dong-seong. -Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee. – 2009.LIM Yeong-hee. – Le lièvre et le roi-dragon. – Ill. Park Chul-meen. – 2010.RomansFLAMMARION/CHAN OKBAE Yoo-an. – Les lettres du secret. –  Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee,  2010.KIM Hyang-i. – Murmure à la lune.  Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee,  2010.

KIM, Ryoryeong.- Un hippocampe dans mon cœur. Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee,  2011.

PARK, Linda Sue. – Fleur de jade. – Trad. de l’anglais par Myriam Borel,  2011.

KIM So-yeon. – Rêves de liberté. Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee,  2010.

YI, Hyeon. – Café  0405. – 2011.

PICQUIER JEUNESSE

AHN  Do-hyun. – Saumon. – Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee ,  2009.

BU Hui-ryeong. – Féline. – Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee , 2009 .

KIM Jin-kyeong. – L’Ecole des chats. – Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee ,  2007.

YOO Eun-sil. – SI j’étais Fifi Brindacier. Trad. du coréen par Lim Yeong-hee  et Marie Boudewyn, 2010.

GU Byeong-mo. –  Les Petits Pains de la pleine lune. –  Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee , 2011.

GWAK Jae-gu. – Chikou le pionnier de la grande prairie. Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee , 2010.

LEE Geumyi. – Yujin et Yujin. – Trad. Du coréen par  Lim Yeong-hee, Marie Boudewyn, 2011.

PICQUIER

Moine JAEYEON. – Voler. Trad. du coréen par Françoise Nagel et Lim Yeong-hee , 2009.

THIERRY MAGNIER

KIM Chungmi. – L’île aux chats. –  Trad. du coréen par Yang Jung-hee, 2008.

L’ECOLE DES LOISIRS

LEE Kyunghye. – Un jour je suis mort.- Trad. du coréen par Catherine Baudry et Sohee Kim,  2011.

AUTRES TEMPS JEUNESSE

YI Ch’ôngjun. –  Le bol de riz du maître. Trad. du coréen par  Jeong Eun-Jin et Jacques Batilliot, 2007.

LEE Gyeong-hye. –  Migaya la dernière princesse chauve-souris. – Trad. du coréen par Jo Hankyoung et Stéphane Bois,2005 .

BAEK Seok. –  La mangouste dure d’oreille. – Trad. du coréen par Kwon Jihyun et Béatrice Guyon,  2007.

Bandes dessinées ou manhwas

SARBACANE

PARK Yoon sun. – Sous l’eau l’obscurité. – 2011[/box]

Documentaliste dans l' Education Nationale, et très impliquée dans la promotion de la littérature pour la jeunesse, j'ai découvert la production coréenne il y a plusieurs années, et j'ai été emballée! Je m'attache donc dans Keulmadang à en partager les délices avec les lecteurs, sans m'empêcher parfois de chroniquer un roman ou une bande dessinée pour les plus grands.