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La page déchirée

YI Sang – L’inscription de la terreur

Yi Sang est selon l’opinion unanime un des plus grands poètes de Corée. Son important travail sur la langue, sa rupture avec les formes classiques, lui ont valu d’être considéré comme l’un des pères des lettres modernes coréennes. En France, où son style novateur et la brièveté de sa vie ont amené à quelques comparaisons avec Rimbaud, il est surtout reconnu pour son récit Les ailes. Deux récentes publications viennent compléter son univers poétique, Ecrits de sang et L’inscription de la terreur qui présente ses derniers écrits.

La contribution de Yi Sang au renouveau de l’expression littéraire de la langue coréenne, ainsi que sa réflexion sur sa voix de poète, sont les éléments à retenir de son écriture singulière qualifiée d’avant-gardiste, d’abstraite, décadente, ou même surréaliste. La réception plus ou moins hasardeuse de ses écrits relève, nous semble-t-il, de la difficulté à définir une œuvre à la croisée des bouleversements historiques de la Corée du début du vingtième siècle et d’une recherche intérieure de l’écrivain.

Les courant modernistes qui fleurissent dans les années 30 et auxquels adhère Yi Sang ont permis, par l’intermédiaire de l’occupant japonais, de réunir les conditions nécessaires au dynamisme et à la vitalité de la langue coréenne, en particulier par la diffusion des œuvres de littérature occidentale. Ce balancement, entre l’ancrage à la tradition des lettres coréennes et la promesse de nouvelles formes poétiques dans un horizon lointain, trouve une exemplarité profonde dans l’œuvre de Yi Sang.

L’écriture est prise de distance ; elle s’éloigne peu à peu du mouvement initial dont elle est issue, c’est à dire une littérature classique, pour procéder par un sûr mouvement d’individuation à une désarticulation singulière de la langue commune, autrement dit de la tradition. Par une déstructuration du texte, Yi Sang réalise une œuvre à rebours du lent cheminement qui a conduit, depuis les traditions orales, les rites ou les divers modes de représentation, à une sacralisation de l’écrit. Il s’agit pour le poète de se débarrasser des règles préétablies pour retrouver, dans une langue nouvelle, ce qui le lie à l’universel.

Mon seul souhait, c’est que mon anatomie des derniers instants puisse effrayer les intellectuels du monde entier. C’est la raison pour laquelle j’explique modestement les raisons de mon économie stylistique

Les premiers récits de l’inscription de la terreur sont proches de l’idée d’ une expression poétique en prose, que des poètes tels que Baudelaire ou Rimbaud ont porté comme la forme la plus aboutie pour décrire la condition et la sensibilité de l’ homme moderne, et qui devait ouvrir la voie à l’écriture en vers libre; une parole entrecoupée de silences, prise par le truchement de la page et des usages typographiques entre le blanc des marges et des espaces et le noir du trait.

Le trait, chez Yi Sang, est celui qui (dé) figure l’espace, celui qui dans sa forme la plus primitive, la plus minimale, s’apparente à un cri ou à une coïncidence sur le papier. Ce n’est qu’à partir du travail géométrique de l’encre que le cri se fait langue, comme un dessin qui prend forme.

ÉTRANGE RÉACTION RÉVERSIBLE

Cercle de rayon arbitraire (la mode du participe passé)

ligne droite reliant un point à l’intérieur du cercle à un point au dehors

suggestibilité dans le temps des deux sortes d’existence (nous y sommes indifférents)

LA LIGNE A-TELLE TUÉ LE CERCLE ?

microscope sous lequel ont été faits des développements de l’artifice comme de la nature

Χ

On voit dans ce court extrait une réflexion sur le travail géométrique en même temps qu’un jeu sur la typographie. Un thème poursuivi dans plusieurs poèmes à travers une utilisation singulière de l’espace paginal :

BOITEUX • BOITEUSE

le long

le court

une croix

Χ

mais la cross était tachée d’huile

chute

inévitable parallélisme

physiquement j’étais mal

(géométrie plane: voilà)

Χ

Quand chez Yi Sang survient le trait, son cogito fondamental se réalise : c’est la conscience de soi.

« Je me rase dans un miroir. Je me fais mal sans le faire exprès. Je me mets en colère. Mais j’ai du mal à trouver le coupable, d’autant que plusieurs moi luttent contre mon moi et que chacun fait de son mieux pour se défendre. »[…]

« Lorsque mes doigts, entre deux reflexes, ont été récupérés un court instant par ma conscience, j’ai palpé l’arête de mon nez, qui m’apparaissait comme un rocher avec une drôle de forme, abandonné au milieu de l’océan du temps […] Lorsque la lame effilée a coupé d’un coup ma conscience, j’ai sorti mon mouchoir tout froissé et je me suis essuyé les yeux… »

La coupure de la lame à cet endroit de la peau est comme la pointe du stylo à cet endroit du papier : l’écriture restitue la voix, la voix du « moi », rappelée par la tranche du rasoir. C’est à ce moment que s’exprime son deuxième cogito, celui de l’écrivain :

mon esprit et mon corps, malgré leur paresse pénitente, me doivent tous ces détails […] Il me faut toutefois défendre mon fameux chapitre…

La relation à soi et la perception qu’a le corps des éléments qui l’entourent, la nature, les objets, aboutissent dans des moments d’expressivité extrême à une distorsion de l’espace et du temps ou à une totale fusion des deux :

 Aujourd’hui est un peu en avance sur demain. Pas la peine d’en parler; il suffit de penser qu’il y a aujourd’hui, aujourd’hui, et ainsi de suite. Vision coupée du cheval d’attelage aux yeux bandés. Il ouvre les yeux. […] Comme si le matin s’était déplacé vers l’après-midi. Ou bien est ce le matin ?

Tous les jours sont identiques. Seule certitude: ils se suivent […] Promptement le coffre tapissé de papier peint coloré disparait de l’horizon de la chambre. 

La réalité est restituée sous une forme qui renonce à la perspective, comme un cube que l’on aurait déplié et collé à plat sur une feuille de papier pour faire apparaître sur un même plan toutes ses faces. Une démarche littéraire qui rappelle les peintres cubistes et bien sûr Guillaume Apollinaire, lui aussi poète des avant-gardes artistiques. Une voix singulière qui recueille les éclats d’une vie pour leur donner une unité. De là, si on a pu la trouver d’un abord difficile, une écriture qui ne tend qu’à dévoiler toutes les facettes de l’existence sur une même page, ne souffre-t-elle pas moins d’hermétisme que de l’incapacité de notre œil à se saisir du réel ?

Il ouvre les yeux. Il voit le réel. Le réel dans ses rêves et ses rêves dans le réel. Comme c’est amusant.

[box]Par Julien PAOLUCCI[/box]

[box border= »full »]L’inscription de la terreur de Yi Sang
Editions Les Petits Matins
Traduit par Ju Hyounjin[/box]

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